Chapitre 30
J’ai surfé sur la Toile jusque tard dans la nuit, virevoltant d’un sujet à l’autre en une succession de liens qui me révélaient chacun un nouveau pan de l’histoire de la léproserie de Tracadie. Du lazaret, comme ils disent là-bas. J’ai lu les récits de personnes directement concernées. J’ai appris des quantités de choses sur les causes, la classification, le diagnostic et le traitement de la lèpre. Je me suis plongée dans les rapports de santé publique.
Voici donc ce que j’ai découvert à propos de Tracadie.
En 1849, après cinq années d’une mortalité persistante, le bureau de santé publique du Nouveau-Brunswick a reconnu l’inhumanité du regroupement forcé des malades sur l’île de Sheldrake. Un site a été choisi pour héberger un lazaret, un coin tranquille du nom de Tracadie. De maigres fonds ont été alloués à sa construction.
Il s’agissait d’un immeuble de deux étages. En haut, les chambres ; en bas, les pièces communes, salon et salle à manger. Les commodités étaient à l’extérieur.
Petit et réduit à son strict minimum, ce nouvel abri dut paraître luxueux aux dix-sept malades qui avaient survécu à leur exil sur l’île. Certes, ils étaient toujours en prison, mais ils avaient désormais des liens avec le monde extérieur. Leurs familles pouvaient leur rendre visite. Et au fil des ans, des médecins avaient fait preuve d’un authentique dévouement : Charles-Marie LaBillois, James Nicholson, A.C. Smith, E.P. LaChapelle, Aldoria Robichaud. Des prêtres aussi, Ferdinand-Edmond Gauvreau ou Joseph-Auguste Babineau.
Cependant, malgré l’amélioration des conditions de vie, la mortalité demeurait élevée. Pris de compassion, un ordre religieux basé à Montréal proposa de s’occuper des malades. Arrivées à Tracadie en 1868, les Hospitalières de Saint-Joseph ne devaient plus en repartir.
Des femmes courageuses au visage sévère encadré d’une coiffe blanche amidonnée et d’un long voile noir. Seule dans l’obscurité, j’ai prononcé leurs noms à voix haute : Marie Julie Marguerite Crére, Eulalia Quesnel, Delphine Brault, Amanda Viger, Clémence Bonin, Philomène Fournier. Aurais-je été capable d’une telle générosité ? Aurais-je eu la force de caractère nécessaire pour accomplir un aussi grand sacrifice ?
J’ai étudié de près des photos de patients scannées dans les archives du Musée historique de Tracadie : deux jeunes filles, la tête rasée, cachant leurs mains sous leurs aisselles ; un homme avec une barbe en broussaille et un nez concave ; une vieille grand-mère aux pieds bandés. Photos prises en 1886, 1900 et 1924. La mode changeait, les visages aussi. Pas le désespoir.
Les témoignages des contemporains étaient encore plus bouleversants. Voici comment l’un des prêtres du lazaret décrivait l’aspect d’un patient au dernier stade de la maladie, en 1861 :
«Ses traits ne sont plus que de profonds sillons, ses lèvres deux ulcères qui ne guérissent pas. Celle du haut énormément gonflée se relève vers la base d’un nez qui n’existe plus ; celle du bas pend au-dessus d’un menton brillant. »
La douleur vécue par ces gens dépassait l’entendement. Méprisés par les étrangers, fuis par leur famille et leurs proches, exilés dans un tombeau, morts parmi les vivants.
Rester assise devant mon ordinateur était au-dessus de mes forces. De temps à autre, il fallait que je me lève, que je fasse quelques pas dans ma chambre, que j’aille mettre de l’eau à bouillir pour un thé, que je m’accorde une pause.
Pendant tout ce temps, une même question m’assaillait sans répit : où était Harry ? Pourquoi ne téléphonait-elle pas ? L’impossibilité dans laquelle j’étais de la contacter m’exaspérait et m’anéantissait à la fois.
Le lazaret avait été reconstruit trois fois, son orientation légèrement modifiée, ses bâtiments agrandis et améliorés.
On y tenta différents soins : un traitement appelé Fowle’s Humor Cure-, l’huile de chaulmoogra ; l’huile de chaulmoogra additionnée de quinine ou de sirop de cerises sauvages. Traitement administré tantôt sous forme de piqûres, tantôt sous forme de cachets. Rien n’y faisait.
Puis, en 1943, le Dr Aldoria Robichaud se rendit à Carville, en Louisiane, où se trouvait une léproserie de quatre cents lits. Là-bas, les médecins expérimentaient les sulfamides. De retour à Tracadie, Robichaud introduisit le Diasone. Je me suis imaginé la joie, l’espoir des malades. Pour la première fois, un traitement existait enfin. D’autres découvertes pharmaceutiques devaient avoir lieu durant les années d’après-guerre. Le dapsone. La rifampicine. La clofasimine. Des thérapies alliant différents médicaments.
En tout, trois cent vingt-sept âmes furent traitées contre la lèpre au Nouveau-Brunswick. Des Canadiens, mais également des malades originaires de Scandinavie, de Chine, de Russie, de Jamaïque et d’ailleurs.
Outre les quinze cadavres abandonnés sur l’île de Sheldrake, cent quatre-vingt-quinze personnes furent enterrées à Tracadie : quatre-vingt-quatorze dans le cimetière du lazaret, quarante-deux dans celui de l’église et cinquante-neuf dans le cimetière aux lépreux, installé à côté du dernier lazaret.
La fille d’Hippo venait de l’île de Sheldrake. J’ai parcouru la liste des décédés dans l’espoir d’y apprendre son nom. Certains d’entre eux étaient bien jeunes. Mary Savoy, dix-sept ans ; Marie Comeau, dix-neuf ; Olivier Shearson, dix-huit ; Christopher Drysdale, quatorze ; Romain Dorion, quinze. Les ossements qui se trouvaient dans mon labo étaient ceux d’une jeune fille de seize ans. Serait-elle morte à l’écart des autres, bannie ?
Mon regard a dévié de l’ordinateur à mon cellulaire. Pourquoi ne sonnait-il pas ? Appelle, Harry ! Trouve un téléphone et compose mon numéro. Tu dois bien te douter que je suis inquiète. Tu ne peux pas manquer d’égards à ce point.
L’appareil s’entêtait à ne pas sonner. Pourquoi ?
Je me suis levée de mon bureau et me suis étirée. Le réveil indiquait deux heures douze. Il était temps de retourner me coucher. Je me suis rassise devant l’écran, horrifiée et fascinée par ce que je découvrais.
Au nombre des derniers patients se trouvaient deux femmes âgées, l’une prénommée Archange, l’autre Mme Perehudoff, et un vieux Chinois surnommé Hum. Tous trois avaient vécu une grande partie de leur vie dans ces lieux. Parvenus à un âge vénérable, ils avaient perdu tout contact avec leur famille.
Guéris grâce au traitement au Diasone, Hum et Mme Perehudoff refusèrent de quitter la léproserie. Ils y moururent la même année, en 1964. Par une ironie du sort, Archange n’attrapa jamais la maladie, bien que ses parents et sept membres de sa famille l’aient contractée. Entrée au lazaret à l’adolescence, elle devait en être la toute dernière résidente. N’ayant plus à s’occuper que d’une seule personne, de surcroît bien portante, les braves religieuses estimèrent le temps venu de fermer l’hôpital. Mais Archange posait un problème.
En effet, aucun hospice en ville ne voulait l’admettre sous prétexte qu’elle avait passé sa vie entière parmi les lépreux. Après de longues recherches, une place fut enfin trouvée pour elle loin de Tracadie. Et le lazaret put clore ses portes, cent seize ans après les avoir ouvertes.
C’était en 1965.
Je suis restée à fixer cette date, consciente qu’un murmure subliminal m’était adressé. Comme la fois précédente, je me suis efforcée de déchiffrer le message. Malgré tous mes efforts, mon cerveau épuisé refusait d’incorporer la moindre information nouvelle.
Un poids a atterri sur mes genoux. J’ai sursauté. Le chat a frotté sa tête contre mon cou en ronronnant.
— Où est Harry, Birdie ?
Il a ronronné de plus belle.
— Tu as bien raison.
Attrapant mon félin sous le bras, je me suis glissée dans mon lit.
Harry était assise sur un banc en bois sculpté dans le jardin d’Obéline, devant le pavillon. Le totem jetait des ombres zoomorphiques sur son visage. Elle avait avec elle son album et insistait pour que je le regarde.
La page était noire, je ne voyais rien.
Elle prononçait des paroles qui me demeuraient incompréhensibles. Je voulais tourner la page, mon bras était pris de violents sursauts. J’essayais à nouveau. Chaque fois, les mêmes spasmes m’interdisaient tout mouvement.
Agacée, je regardais ma main. Je portais des gants aux doigts coupés. Rien ne sortait des trous.
Je tentais alors de remuer mes doigts absents. Aussitôt, mon bras s’envolait.
Le ciel s’assombrissait, un cri perçant retentissait. Je levais les yeux vers le totem. L’aigle sculpté avait le bec ouvert et il criait à nouveau.
Mes paupières se sont écartées. Birdie me cognait le coude de sa tête. Le téléphone sonnait.
J’ai attrapé maladroitement l’écouteur et l’ai placé près de mon oreille.
— … lô…
Ryan ne m’a pas sorti l’une de ses plaisanteries habituelles sur la princesse au bois dormant.
— Ils ont craqué le code.
— Quoi ? ai-je demandé d’une voix encore pâteuse.
— La clé USB de Cormier. On l’a craquée. Tu es libre pour venir voir des images ?
— Bien sûr, mais…
— Tu veux que je vienne te chercher ?
— Non, je peux conduire.
Coup d’œil à la montre. 8 h 13.
— Il est grand temps de te rendre utile, princesse.
Le Ryan d’autrefois.
— Je suis restée debout jusqu’aux petites heures.
Coup d’œil au chat qui m’a rendu un regard… Désapprobateur ?
— Je vois.
— J’ai surfé sur le Net jusqu’à trois heures et demie du matin.
— Tu as découvert des choses intéressantes ?
— Oui.
— Je suis étonné que tu aies eu la force de garder l’œil ouvert après une telle dépense d’énergie.
— Cuire des nouilles ?
Il a laissé passer quelques secondes, puis :
— Tu es fâchée, pour hier soir ?
Un ton sérieux.
— Qu’est-ce qui s’est passé, hier soir ?
— Rendez-vous au quartier général. Tout de suite.
Tonalité.
Trois quarts d’heure plus tard, je pénétrais dans une salle de conférences du quatrième étage de Wilfrid-Derome. L’espace contigu était meublé d’une vieille table style bureau gouvernemental et de six chaises tout aussi vétustés également de style bureau gouvernemental. À cela, ajoutez un tableau noir suspendu au mur et une pauvre fenêtre masquée par des stores à lames verticales.
La table supportait une boîte en carton, un téléphone, un serpent en caoutchouc, un ordinateur portable et un écran 17 pouces. Solange Lesieur était en train de connecter l’un à l’autre ces deux derniers éléments.
Ryan est arrivé au moment où nous spéculions toutes les deux sur l’origine de ce serpent. Hippo suivait, deux pas derrière, portant des cafés.
En m’apercevant, il a froncé les sourcils.
— Brennan est bonne pour reconnaître les visages, a expliqué Ryan.
— Meilleure que pour suivre les conseils ?
Lesieur a pris la parole avant qu’une réplique intelligente ne me vienne à l’esprit.
— Pas de café pour moi.
— J’en ai un pour vous, a dit Hippo.
— Je suis déjà une pile électrique, a-t-elle répliqué en secouant la tête.
— Qu’est-ce que Harpo fait ici ? s’est exclamé Hippo.
Repoussant le reptile, il a déposé son plateau sur la table.
Échange de coups d’œil entre Lesieur et moi. Drôle de nom pour un serpent.
Tout le monde s’est assis. Lesieur a démarré l’ordinateur, le reste de la compagnie en a profité pour rajouter lait ou sucre dans le liquide opaque qui remplissait les verres en polystyrène. Hippo y est allé de deux de chacun.
— Tout le monde est prêt ?
Acquiescement général.
Lesieur a inséré la clé USB de Cormier. L’ordi a réagi par une série de ding dong.
— Cormier faisait attention à la sécurité, mais c’était quand même un amateur, a-t-elle déclaré tout en tapant sur des touches du clavier. Vous voulez connaître son système ?
— Oui, mais vite, a fait Ryan en portant une main à son cœur. Ce liquide-là est mortel.
— La prochaine fois, t’iras te chercher ton maudit café tout seul, a rétorqué Hippo, piqué.
Ryan se martelait la poitrine.
J’ai pris son geste pour ce qu’il était : de l’humour noir. Tout le monde était à cran. Nerveux d’avance par ce que nous allions voir.
— Les meilleurs mots de passe sont alphanumériques, a repris Lesieur.
— Ça commence bien ! a lancé Hippo sur le ton de la dérision. C’est le jargon qui va nous tuer, pas le café !
— Alphanumérique veut dire : composé à la fois de nombres et de lettres. Plus vous vous en remettez au hasard pour choisir la combinaison et plus vous y incorporez de caractères, plus vous avez de chances d’obtenir un haut niveau de sécurité.
— Surtout, ne pas prendre le nom de son toutou favori, ai-je dit.
Lesieur a poursuivi comme si personne n’était intervenu.
— Cormier a utilisé un truc vieux comme le monde qui consiste à choisir une chanson ou un poème, à prendre la première lettre de chacun des mots du premier vers et à faire précéder et suivre cette séquence de lettres des chiffres correspondant à la date de création du mot de passe, le jour devant, le mois derrière.
L’écran Windows s’est ouvert et Lesieur a tapé d’autres touches.
— Ça génère une chaîne cryptée pas mal du tout, sauf qu’elle est connue de tous les bidouilleurs.
— Ça donne un modèle composé de deux nombres, plusieurs lettres et deux autres nombres ? ai-je lancé à tout hasard.
— Exactement.
Ryan avait raison, le café était imbuvable. J’avais beau manquer de sommeil, je l’ai laissé de côté.
— Partant du principe que le mot de passe a été créé cette année, j’ai vérifié les chansons à la mode et j’ai formé des séquences de lettres à partir du premier vers des quinze premières chansons du palmarès pour les cinquante-deux semaines de cette année. À ces lettres, j’ai ajouté les paires de jours et de mois, en agençant le tout selon toutes les combinaisons possibles. Quatre cent soixante-quatorze avant de toucher le gros lot.
— Seulement ? a ironisé Hippo d’un ton qui disait à qui pouvait en douter encore dans quel mépris il tenait la technologie.
— C’est parce que j’ai dû essayer les chansons françaises et anglaises.
— Laissez-moi deviner. C’est Walter Ostanek qui faisait bander Cormier.
Trois regards vides ont accueilli ses paroles.
— Le roi de la polka.
Nos regards ne se sont pas allumés.
— Le Frank Yankovic canadien ?
— T’es branché polka ? s’est intéressé Ryan.
— Ben quoi ? Walter Ostanek est très bon.
Personne n’en a disconvenu.
— Tu devrais le connaître, d’ailleurs, il est de ton coin : Duparquet, au Québec.
— Cormier a choisi Richard Séguin, est intervenue Lesieur.
Hippo a haussé les épaules.
— Bof, pas mal non plus.
— Pour la semaine du 29 octobre, Séguin a été à la treizième place du palmarès pour Montréal avec Lettres ouvertes. Cormier a utilisé le premier vers d’une chanson de cet album.
— Je suis très impressionnée, ai-je dit avec sincérité.
— Un code alphanumérique de quatorze caractères tient à l’écart le pirate moyen, a précisé Lesieur. Mais moi, je ne suis pas un pirate moyen.
Elle a appuyé sur la touche Retour. L’écran est devenu noir. En haut, à droite, un logo représentant une vieille bobine de film. En dessous, une liste d’une douzaine de choix. Sans titre, mais avec la durée. La plupart faisaient entre cinq et dix minutes.
— Ce disque dur contient des dossiers vidéo, les uns courts, les autres pouvant aller jusqu’à une heure. Je n’en ai ouvert aucun, me disant que vous aimeriez être les premiers à les visionner. J’ai pensé aussi que vous préféreriez commencer par les plus courts.
— Allez-y.
Il n’y avait plus trace d’humour dans le ton de Ryan.
— Attention, tout le monde. Nous entrons en territoire vierge.
Elle a double-cliqué sur le premier dossier de la liste.
Durée : six minutes. Qualité nulle. Mais à l’image, des choses que je n’aurais jamais cru possible de voir un jour.