Chapitre 9
La journée suivante s’est passée sans nouvelles d’Hippo ni de Ryan. En revanche, Harry m’a noyée sous les informations. Ma petite sœur avait pris rendez-vous pour visiter un penthouse dans le centre de Houston, un ranch dans le comté de Harris et une propriété au bord de la mer, à South Padre Island. Je lui ai suggéré de prendre un temps de réflexion, de penser à son avenir sans Arnoldo, et de ne pas courir d’un bout à l’autre du Texas en quête d’inspiration. Elle m’a rétorqué de mettre du piquant dans ma vie. Je paraphrase.
Je me suis attaquée au fouillis qui encombrait mon bureau et j’ai recommencé à grattouiller le squelette en provenance de Rimouski. Je donne souvent des surnoms aux inconnus que j’examine. D’une certaine manière, ça me les rend plus proches. J’ai baptisé celle-ci «la fille d’Hippo », bien que le policier n’ait avec elle que des rapports extrêmement marginaux.
Plus j’en apprenais sur elle, plus je demeurais perplexe.
Vers onze heures, un crâne nous a été livré de la ville d’Iqaluit. J’ai regardé sur une carte pour voir où ça se trouvait : une minuscule tête d’épingle plantée tout en haut du Québec, à des milliards de kilomètres au nord, dans la baie de Frobisher. J’aurais bien continué à travailler sur la fille d’Hippo, mais je devais respecter ma promesse à LaManche et m’occuper du nouveau venu.
J’ai quitté le labo vers les cinq heures pour aller livrer l’os et la chaussette de la dame du lac des Deux Montagnes à la biologiste de McGill. Au retour, je me suis arrêtée chez Hurley’s m’offrir une pinte de bière version Tempe, c’est-à-dire un Coke Diète avec citron. Pas pour le bonheur d’ingurgiter du Coke, bien sûr, mais pour celui de retrouver mes amis.
En traversant la salle de jeux, j’ai jeté un coup d’œil à la télé accrochée au mur. Au premier plan, un présentateur au visage fermé ; derrière, la photo de Phoebe Quincy. Une écolière, avec d’espiègles yeux verts et des cheveux mi-longs séparés par une raie et retenus sur la nuque.
Au sous-sol, un petit groupe de clients fidèles était réuni devant le comptoir. Il y avait là Gil, Chantal, Black Jim et Bill Hurley en personne ; tous la mine sombre et plongés dans une discussion sur la disparition de la petite Phoebe Quincy.
— Sainte mère de Jésus ! Treize ans à peine, vous vous rendez compte ? !
Chantal a fait signe qu’on lui remplisse son verre. Originaire de Terre-Neuve, elle est capable de mettre KO n’importe quel buveur. Et ne s’en prive pas.
— Espérons qu’elle a seulement pris ses cliques et ses claques, histoire de découvrir le pays, a déclaré Black Jim.
Lui, personne ne sait exactement d’où il vient. Son accent change selon le thème de la conversation. Chaque fois qu’on lui pose la question, il raconte une histoire différente. Ce soir-là, il avait l’accent d’Aussie.
— Ça fait longtemps qu’elle a disparu ? a voulu savoir Bill, en faisant un signe au barman qui s’est empressé de poser un Coke Diète devant moi.
— Trois jours. Alors qu’elle partait pour son cours de danse. Doux Jésus, a répondu Chantal.
Et Bill de me demander si j’étais sur le coup.
— Non.
— Et Ryan ?
— Lui, oui.
— Où il est, d’ailleurs, celui-là ? Tu as enfin réussi à te débarrasser de cette limace ?
J’ai bu une gorgée de Coke.
— Ça ne laisse rien présager de bon, n’est-ce pas ? est intervenu Gil.
Lui, il ressemble à un Fonz sur le retour, version française.
— Elle va peut-être réapparaître, ai-je dit.
— Un pédophile ? a demandé Black Jim.
— Je n’en sais rien.
— Ses pauvres parents ! Par quoi ils doivent passer ! a ajouté Gil.
— S’ils l’attrapent, ce salaud, je me porte volontaire pour lui couper la queue, a émis Chantal.
Je gardais les yeux fixés sur mon verre, regrettant presque d’avoir repoussé le moment de rentrer chez moi… J’avais simplement voulu me débarrasser de cette pesante chape de tristesse et de mort qui m’oppressait, ressortir de ce pub pimpante et le cœur léger. Hélas, ce n’était pas là que je trouverais le soulagement.
Cette petite Phoebe Quincy, que lui était-il arrivé, en effet ? Traînait-elle quelque part dans la ville, décidée à jouer les fugueuses, histoire de rigoler un peu ? Était-elle retenue prisonnière dans l’ombre, impuissante et terrifiée ? Était-elle seulement vivante ? Comment ses parents pouvaient-ils endurer les interminables heures d’incertitude ?
Et la fille du lac des Deux Montagnes, avait-elle été assassinée ? Parviendrait-on à l’identifier ?
Et l’autre fille dans mon labo, celle d’Hippo ? À quand remontait sa mort ?
Et si c’était le squelette d’Évangéline Landry ? Où était Évangéline ?
— Pardon, Bill, qu’est-ce que tu disais ?
Brusquement, j’ai réalisé qu’il s’adressait à moi.
— Je te demandais où était Ryan.
Apparemment, la nouvelle de notre séparation n’avait pas atteint les rivages de ce pub. Séparation ou rupture, peu importe.
— Je sais pas.
— Tu te sens bien ? Tu as l’air crevé.
— J’ai eu pas mal de boulot, ces deux derniers jours.
— L’enfer, fuck, a ajouté Chantal.
Je suis restée encore un peu à écouter la conversation. Puis j’ai vidé mon Coke et suis rentrée chez moi.
La matinée de vendredi n’a apporté aucun nouveau cas à l’anthropologue que je suis. J’étais dans mon labo, en train de rédiger un rapport sur le crâne d’Iqaluit, quand Ryan est apparu sur le seuil.
— Pas mal, la coiffure.
Par automatisme, ma main s’est levée pour repousser une mèche derrière l’oreille. Mais la remarque de Ryan concernait le crâne posé sur ma table d’examen : décoloré par le soleil et surmonté d’une couronne de mousse verte.
— Il est resté pas mal de temps en plein air au milieu de la toundra.
En temps ordinaire, Ryan aurait voulu savoir ce que j’entendais par «pas mal de temps ». Ce jour-là, il s’est abstenu de m’interroger. J’ai attendu qu’il veuille bien m’exposer le motif de sa visite.
— J’ai reçu un coup de fil d’Hippo Gallant, ce matin. De Bordeaux, où un gars du nom de Joseph Beaumont tire entre cinq et dix ans.
Bordeaux est la plus grande prison du Québec.
— Hier soir, aux nouvelles de six heures, sur CFCF, ils ont parlé de Phoebe Quincy. Ils ont aussi montré des photos de Kelly Sicard et d’Anne Girardin.
— Seulement de ces deux-là ?
Ryan a levé les mains en un geste signifiant son ignorance.
— Beaumont a vu l’émission, et a prié le directeur de lui accorder un petit entretien. Il a prétendu savoir où Kelly Sicard était enterrée.
— On peut le croire ?
— Il peut chercher seulement à améliorer son sort, mais on doit tenir compte de ce qu’il dit.
— Et il dit quoi ?
— Donnant-donnant.
— Rien d’autre ?
— Il est en pleine négociation. Je voulais juste te prévenir. Si le tuyau est bon, les techniciens en scènes de crime se rendront sur les lieux sans attendre. De façon à éviter la meute de journalistes.
— Je serai prête.
Lorsque Ryan a téléphoné pour m’annoncer le départ, j’étais en train de vérifier mon équipement.
— Tu me donnes combien de temps ?
— Le camion est déjà en route.
— Je descends dans cinq minutes.
Ryan a quitté la ville par le nord-ouest. D’abord, autoroute 15, puis virage à l’est et re-virage au nord vers Saint-Louis-de-Terrebonne. En ce milieu de journée, la circulation était fluide. Tout en conduisant, il m’a mise au courant de la situation.
— Beaumont a obtenu qu’on lui restitue son droit au courrier. Il en est privé depuis trois mois pour avoir reçu un Catch 22 avec du LSD mélangé à la colle qui tient les pages.
— Y a pas à dire, ils sont malins, quand même ! Qu’est-ce qu’il raconte, ce Beaumont ?
— Qu’un certain Harky Grissom, avec qui il a partagé une cellule il y a de cela six ans, lui a parlé d’une enfant qu’il s’était farcie en 1997. Une fille ramassée à un arrêt d’autobus au milieu de la nuit, qu’il avait ramenée chez lui et violée avant de lui faire exploser le crâne avec une clé à douille.
— Il a très bien pu lire un article sur la disparition de cette fille, ou entendre des ragots.
— Grissom lui a dit que la fille était une mordue des courses NASCAR et qu’il l’avait attirée en lui promettant de la présenter à Mario Gosselin.
Je suis restée un moment à regarder le reflet de la ligne médiane dans les lunettes noires de Ryan.
— Kelly Sicard avait effectivement une passion pour les courses de stock-cars. Information qui n’a jamais été divulguée.
Ryan a tourné la tête vers moi. Les traits jaunes ont glissé sur le côté. Je lui ai demandé :
— Il est où, ce Grissom, aujourd’hui ?
— Il a été relâché en 1999 pour bonne conduite. Et tué dans un accident de voiture la même année.
— Il n’y a donc rien à attendre de lui.
— À moins de s’adresser à un médium. Mais de toute façon, il n’aurait pas été d’un grand secours. On ne peut compter que sur les souvenirs de Beaumont.
Ryan a pris à droite. Du bois des deux côtés de la route. Quelques instants plus tard, je découvrais le décor habituel : le camion du LSJML garé sur le bas-côté, de même que la fourgonnette des services du coroner, une voiture de la SQ, une Chevrolet Impala banalisée et une camionnette. Pas de caméras ni de microphones à l’horizon, pas un seul crayon prêt à noircir des pages. Manifestement, nous avions pris de vitesse les journalistes. Pour le moment.
Hippo discutait avec deux agents en uniforme. Deux techniciens de la morgue fumaient à côté de leur véhicule. Un type en civil remplissait un bol à l’intention d’un colley.
Ryan est descendu de voiture. Je l’ai imité. À peine le nez dehors, j’ai eu l’impression de plonger dans du caramel mou. The Gazette promettait pour la journée de la pluie et une température avoisinant les 30°. Juin au Québec. Trouvez l’erreur.
Ryan a achevé ses explications tout en avançant vers Hippo.
— À en croire Beaumont, Grissom parlait d’une grange au milieu du bois, à l’écart de la route 335, pas très loin d’une écurie, a dit Ryan en désignant le paysage.
J’ai regardé dans la direction qu’indiquait sa main.
— La route est derrière nous. Le Parc équestre de Blainville, un peu plus loin au-delà des arbres. Saint-Lin est au nord et Blainville au sud.
— Et c’est à Blainville qu’Anne Girardin a disparu, ai-je fait remarquer, d’une voix oppressée.
— Exact, a répondu Ryan, les yeux fixés droit devant lui.
Nous avons rejoint le groupe. Échange de poignées de main et de saluts. Que ce soit à cause de la chaleur poisseuse ou de la perspective de découvrir un corps, humour et rigolade étaient restés au vestiaire.
Hippo avait le visage luisant et des ronds de sueur sous les aisselles.
— La grange est une dizaine de mètres plus loin, dans le bois. Prête à s’écrouler au premier coup de vent.
— On en est où ? a demandé Ryan.
— Le chien a déjà reniflé le terrain, a répondu Hippo.
— Mia.
L’animal a dressé les oreilles en entendant la voix de son maître.
Hippo a levé les yeux au ciel. Le maître-chien a insisté :
— Elle a un nom : Mia.
Lui-même s’appelait Sylvain, à en croire l’inscription brodée sur sa chemise.
Hippo est célèbre pour dénigrer la «technologie hot-shit », comme il dit. Comprendre : les ordinateurs, les scanners d’iris et les téléphones à boutons. Apparemment, les chiens renifleurs de cadavres étaient à mettre dans le même panier.
— Mia n’a pas semblé particulièrement impressionnée, a-t-il dit d’un air pincé en sortant de sa poche un petit flacon d’antiacides.
Il en a fait sauter la capsule d’une pichenette et s’est balancé une poignée de cachets dans la bouche.
— C’est à cause du crottin de cheval. Il y en a partout ! a réagi Sylvain, vexé. Ça la perturbe.
— Et le GPR ? ai-je lancé pour mettre fin au débat, parlant des radars dont on se sert pour explorer les terrains.
Hippo a fait oui de la tête. Il s’est enfoncé dans les bois. Nous lui avons emboîté le pas, Ryan et moi.
L’air sentait la mousse et le terreau. Pas un souffle de vent ne remuait l’épais feuillage. J’étais en nage et à bout de souffle.
En moins de trente secondes nous avons atteint la grange. Elle se dressait dans une clairière à peine plus vaste qu’elle, inclinée comme un bateau qui tangue sur une mer en colère. Les planches grises étaient délabrées et le toit à moitié effondré.
L’ancienne porte à double battant était réduite à l’état de tas de bois pourri. Dans l’entrebâillement, on apercevait des rais de soleil où dansait la poussière.
Nous avons marqué un arrêt sur le seuil : Hippo, Ryan et moi. Une odeur de vieux et de renfermé se dégageait des lieux. Végétation pourrissante. Poussière. Et un parfum douceâtre, organique.
De mes deux index repliés en crochets, j’ai soulevé mon col pour le secouer. Ma ceinture et mon soutien-gorge étaient trempés de sueur.
Avec leurs masques et leurs salopettes blanches, les techniciens en scènes de crime ressemblaient à des astronautes. Je les ai reconnus à leur silhouette et à leur façon de se mouvoir. Celui avec des longues jambes, c’était Renaud Pasteur. L’autre, la grosse benne à ordures, c’était David Chenevier.
Hippo les a interpellés. Ils se sont contentés de lui faire un signe de la main sans interrompre leur travail.
Chenevier, aux commandes d’un appareil monté sur trois roues, marchait d’un bout à l’autre de la grange en suivant des parallèles, les yeux fixés sur un petit écran à cristaux liquides installé sur le guidon. Une boîte rectangulaire rouge accrochée à l’axe principal du gréement traînait au ras du sol.
Pasteur s’occupait de dégager la voie devant Chenevier. Pierres, cannettes de boisson gazeuse et, aussi, une longue barre en métal rouillée. De temps à autre, il se relevait pour immortaliser les lieux, tantôt en photo, tantôt en vidéo.
En le voyant se pencher pour la dixième fois et ramasser quelque chose pour l’examiner et finalement le jeter au loin, je me suis dit qu’il avait tiré la plus courte paille.
Quarante minutes plus tard, alors qu’il ratissait le dernier coin de la grange, Chenevier s’est arrêté et a appelé son coéquipier.
Pasteur s’est approché. Ils ont discuté entre eux un moment en regardant l’écran du moniteur. Le frisson qui m’a saisie a réduit à néant ma sensation de chaleur. J’ai senti Ryan se tendre à côté de moi.
Chenevier a fini par se retourner :
— Il y a quelque chose, ici.