Le cube

Quand le cube arriva au centre du socle de la scène de projection, en passant par une petite trappe qui se referma aussitôt dans un claquement amorti, l’angémo était allongé sur son matelas, en train de méditer en examinant ses mains postérieures avec une grande concentration. Le son retint son attention et il tendit son regard dans la direction de sa provenance. Il vit tout de suite le cube, et en fut surpris. C’était normalement son heure de repos, c’est pourquoi il ne s’attendait pas à voir surgir quelque chose sur la scène à ce moment–là. Par réflexe, la petite créature se leva et dit :

— Cube.

Mais, contrairement à ce qui se passait d’habitude, l’objet ne fut pas remplacé. Il resta là.

— Cube, répéta l’angémo dans l’espoir d’éviter l’électrisation punitive.

Le cube ne tint compte ni de sa frayeur, ni de la justesse de son identification. Il demeura. Habitué à l’exercice, le petit être possédait une horloge mentale lui signalant qu’il lui restait à peine plus d’une seconde pour échapper à l’inévitable secousse électrique.

— Cube, paniqua sa petite voix.

Contre toute logique, l’objet subsista. Il était pourtant certain de ne pas se tromper. C’était bien ce qu’il fallait dire quand une image semblable apparaissait. Il articula le mot deux fois encore en haussant la voix sans obtenir le résultat souhaité. L’appréhension noua ses muscles. Une grimace de terreur froissa son visage de bébé singe tandis qu’un gémissement anticipé franchit ses lèvres. Mais, contrairement à ce qu’il redoutait, il ne ressentit rien. Sa dérisoire notion du monde en fut fortement bousculée. Le temps imparti pour identifier un objet était à présent écoulé. Il aurait dû recevoir une secousse électrique. Les secondes qui suivirent lui confirmèrent que quelque chose de totalement inhabituel se produisait. Le cube semblait se gausser de l’ordre naturel des choses. Il subsistait avec une incroyable arrogance.

Dans son bureau, Daniol Murat observait toujours C12/5 en maudissant ceux qui avaient eu la mauvaise idée de faire apparaître les objets pédagogiques sur la scène de projection tridimensionnelle. C’était une stupide erreur de psychologie qu’il leur avait signalée, mais ils n’avaient nullement tenu compte de sa remarque. Ils vont réagir comme s’il s’agissait d’une image qu’il faut nommer, leur avait–il dit. Passé un temps d’adaptation, ils feront la différence, avaient–ils répondu, sans se soucier ni des souffrances infligées aux angémos, ni du retard que cela risquait d’occasionner dans leur apprentissage.

Le petit être fixait le cube sans bouger, fasciné par la stabilité de sa présence. Au bout d’une minute de paralysie contemplative, la curiosité l’incita à s’approcher de l’insolite chose. Le socle blanc mat de la scène, parallélépipède rectangle d’un mètre de côté et de vingt centimètres de haut, lui arrivait au milieu du ventre. Ainsi qu’il l’avait déjà fait lors des premières apparitions d’images, il tendit un index timide vers l’anomalie. Et… là ! Grande stupéfaction ! Il sentit une légère pression au bout de son doigt qu’il retira précipitamment. L’étonnement souleva bien haut ses sourcils et écarta fortement ses paupières. Décidément, l’étrange vision n’avait que du mépris pour les lois fondamentales de la nature : n’était–il donc pas vrai, qu’avant sa venue, une chose posée sur la scène n’avait aucune consistance matérielle, durant sa présence éphémère, et que les doigts pouvaient les traverser sans rencontrer la moindre résistance ? Comment pouvait–elle présenter cette propriété de solidité, normalement réservée aux objets qui se trouvent hors de la scène ? La surprise lui faisant perdre toute notion de prudence, il monta sur ce support pour observer la chose de plus près. Étendu sur le ventre, il approcha son visage du cube et le scruta avec curiosité. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes qu’il réalisa soudain la portée de son geste, l’incroyable audace de son acte insensé. Quelle sidérante impudence ! Il sauta prestement sur le sol et considéra le socle d’un air inquiet comme s’il eût été une sorte de dieu sévère et coléreux momentanément clément pour une raison mystérieuse. Habituellement, un simple contact du bout des doigts avec la surface de la scène entraînait un châtiment électrique immédiat. Comment avait–il pu échapper à cette punition en pesant de tout son poids sur ce lieu interdit ? Perplexe, il toucha le plateau de la scène d’un geste rapide et constata qu’effectivement aucune secousse ne punissait la hardiesse de son index. Il renouvela l’expérience plusieurs fois pour en obtenir une solide confirmation, puis il remonta sur la scène. Encore un mystère qui coïncidait avec l’apparition du cube. À moins, se dit–il, que je sois moi–même le responsable de ces changements. Peut–être que je suis à présent capable de toucher les apparitions de la scène, et peut–être aussi que cette désagréable propriété du socle est à présent sans effet sur moi. Bien qu’il ne crût pas trop à cette hypothèse, elle fit naître en lui quelque chose de nouveau. C’était discret, à peine discernable, difficile à identifier mais manifestement agréable. Les premiers balbutiements d’un sentiment qui plus tard, porté à maturité par l’expérience sociale, ou par quelque autre mystérieux processus d’épanouissement, serait désigné sans hésiter par le mot « fierté ». Il eut un furtif sourire d’aise. Certes ! cette explication ne pouvait être créditée d’une forte probabilité, mais elle n’était pas non plus à exclure, du moins, c’est ainsi qu’il raisonna. Mais… un autre raisonnement titilla son jeune et vif cerveau. En effet, toutes ces altérations du comportement naturel des choses pouvaient être attribuées à la présence de ce cube. Le fait qu’on puisse le toucher indiquait déjà que ce n’était pas une apparition comme les autres. Il saisit l’objet maladroitement et commença à le tourner gauchement dans ses mains inexpérimentées. Une nouvelle forme s’offrait aux investigations de ses sens. L’expérience était excitante, très excitante même, mais la sonnerie qui indiquait le moment de la tétée stoppa ses grisantes découvertes et ses réflexions profondes. Il lâcha le cube pour se précipiter vers la tétine de sa mère artificielle. En s’agrippant à la fourrure, il entendit un bruit dans son dos. Se retournant vivement, il constata que le cube ne se trouvait plus là où il l’avait lâché, il avait rejoint le sol. Malgré son empressement goulu, il nota que cette chose possédait une autre caractéristique singulière : elle avait, tout comme lui, la faculté de pouvoir bouger seule. Bien qu’il eût aussi faim que d’habitude, pour la première fois, le bébé transgénique but calmement, presque distraitement, car sa curiosité à l’égard du nouvel élément qui pénétrait son univers était plus forte que la prière de son estomac. Pour la première fois donc, il but plus par nécessité que par plaisir et, durant toute la tétée, son regard resta rivé sur cette nouvelle source d’intérêt qui stimulait si vivement son jeune et vorace cerveau. Cette apparition a quelque chose de commun avec moi, pensait–il, elle sait bouger seule. Dès que la tétine cessa de lui dispenser du lait, il gratifia sa mère d’une tendre caresse en frottant sa joue contre sa fourrure. Ensuite, sans plus attendre, il quitta la guenon, reprit le cube en main et le lâcha. Le voir tomber sur le sol, lui procura un vif plaisir. De plus en plus enthousiaste, il recommença cette manœuvre plusieurs fois, avec une excitation toujours grandissante. L’expérience était renouvelable. Tout semblait confirmer que ce mouvement vers le bas était bien une caractéristique propre à ce cube. C’était une sorte de cube, sinon magique, très spécial. Quelle énorme différence avec toutes les autres apparitions de la scène, y compris les cubes, qui avaient une existence passagère et une consistance nulle !

Tout était fixé au sol à l’intérieur de sa cellule. Jusqu’à ce jour, l’angémo n’avait eu qu’une seule expérience de la chute des corps. Il savait que, s’il sautait en l’air, son corps était aussitôt soumis à un mouvement vers le bas. Tandis qu’il lançait son jouet dans toutes les directions, son intellection syllogistique subconsciente intégrait ces similitudes et stockait des prémisses en attente de conclusions.