Je me souviens : Coup de paupière complice

C’est la première fois que je rentre dans un roulant. Il y a des beaux fauteuils. Je n’en avais jamais vu de si beaux. Drill semble aussi émerveillé que moi, mais il fait comme s’il en avait l’habitude. Il s’efforce de ne jamais paraî­tre étonné. Au ghetto, nous avons parfois l’occasion de parler avec des enfants qui viennent d’arriver. Ce ne sont pas des enfants de Dehors très riches car, en général, avant d’arriver au ghetto, ils deviennent lentement de plus en plus pauvres. Ils nous renseignent sur la vie à l’extérieur. Drill a une façon habile de les interroger, sans qu’ils s’en rendent compte, et là aussi il ne paraît jamais étonné. C’est sa fierté ! L’est comme ça. C’est mon copain, mon copain grand frère. Il me donne une koki et s’en colle une sur la langue. Ensuite, il regarde partout autour de lui, avec un air faussement blasé, mais tout en gardant bien son couteau sur les côtes du Dehors. Ils sont tous les deux à l’avant. Drill est à gauche. Moi, je suis derrière. Il y a un petit creux, juste à côté d’une vidéo–plaque, sur une tablette, sous le pare–brise. Le type met un doigt dedans et dit simplement :

— Chez moi.

La vidéo–plaque s’allume, le roulant démarre, et commence à rouler. Il y a plein de traits et de carrés sur la vidéo–plaque. L’image se déplace, mais il y a un point rouge qui reste au milieu. Je regarde à l’extérieur. Ça me fait un drôle d’effet de voir que ça avance tout seul. Je réalise au bout d’un moment que c’est le dessin de la ville qui est sur la vidéo–plaque et le point rouge, c’est nous. Drill continue à insulter et à menacer le Dehors. Il a la haine dans son cœur. Ça lui enchante l’âme de faire peur à son prisonnier. Moi, je m’en fous, je n’ai pas la haine. J’admire les fauteuils. Je les caresse de plaisir. C’est doux. On roule à peine depuis dix minutes peut–être, mais on dirait qu’on est arrivés. Notre véhicule s’arrête sur le bord de la rue.

— < Nous sommes arrivés, dit le roulant. La société Marsa–Transport vous souhaite une bonne soirée. Votre compte sera débité de quatre ranks quarante–deux.

Il y a un couple de Dehors qui marche sur le trottoir, mais ils ne peuvent pas nous voir. Les vitres du roulant ne sont transparentes que dans un seul sens.

— Tu habites où ? grosse truie fécale, demande Drill, en baissant malgré tout instinctivement la tête.

— Au cinquième étage, répond le type en montrant une fenêtre du doigt.

— Fais bien marcher ta petite cervelle pour qu’on arrive chez toi sans problème. Il faut que tu nous fasses monter sans qu’on nous repère. T’as bien cerveauté ? Si un voisin nous voit, je te termine et on se catapulte. Tu connais mieux ton immeuble que moi alors défécale–toi pour que ça se passe bien. Rappelle–toi bien que je meurs d’envie de te faire un beau trou dans le cuir.

— Il y a un ascenseur dans le hall d’entrée, répond l’inconnu. Je l’appellerai en souhaitant qu’il arrive vite, ensuite, afin de passer inaperçu, je ne saurais trop vous conseiller d’en faire usage le plus rapidement possible. Une fois à l’intérieur, vous ne risquerez rien car je ne partage mon palier avec aucun voisin. L’appartement d’en face demeure inoccupé depuis des lustres. Si vous voulez augmenter dans des proportions notables vos chances de succès, accordez–moi la permission de vous apporter mon aide, en allant appeler l’ascenseur tout seul. Je vous ferai signe dès qu’il sera à notre disposition. Nonobstant notre insolite situation, je ne vous veux pas de mal, vous savez. Vous pouvez me faire confiance, je suis disposé à collaborer.

Puterie ! alors là, géant ! le type nous a choqué l’esprit. Drill et moi, on se regarde pour voir si un de nous a cerveauté ce qu’il a dit. Rien zéro ! Zéro de rien ! J’ouvre des grands yeux et je fais la moue en levant les épaules. Drill n’a rien compris non plus, ça se voit.

— Hé ! Dis–moi ! Salerie de visquerie ! Tu me prends pour un cerveau moribond ? Tu comptes m’égarer. C’est quoi ce parlage là ? on cerveaute rien à tes bouffonnages, nous. C’est quoi ton super schéma ? Parle normalement sinon… tu vas pas tarder à prendre fin, J’te l’dis !

Le Dehors fronce légèrement les sourcils. On dirait qu’il se gratte le cerveau. Puis, il nous regarde tour à tour avec un visage sans expression. On se demande ce qu’il pense. Drill lui ajoute une petite couche de menace sur le moral.

— J’te conseille de pas me boulimiser les testicules ! J’te l’dis !

— Laissez–moi appeler l’ascenseur, simplifie l’homme. Je vous ferai signe de venir quand il sera là.

Drill se dessine une tête du genre : « Si tu comptes me prendre pour un trépané, c’est raté ! » pour dire :

— C’est tout ce que tu as trouvé pour nous mixer le cerveau. T’as pas défoncé ton crâne pour réfléchir. On y va ensemble. Maintenant ! Allez ! bouge. Il n’y a plus personne dans la rue. On y va. Allez ! Allez !

On se catapulte du roulant et on se jette vers la porte d’entrée. Drill tient son prisonnier par un bras. Il n’y a que le trottoir à traverser, trois enjambées. C’est bon, on est dans l’immeuble. Drill pousse le Dehors jusqu’à l’ascenseur. Il lui prend l’index et appuie avec sur la plaque qui lit les bouts de doigts. La cabine arrive. Drill pousse vigoureusement l’homme à l’intérieur. Il le tasse au fond d’un coup d’épaule et remet le couteau sur son ventre. C’est un ascenseur ancien avec des boutons numérotés. Je reconnais le cinq. Alors, je suis plutôt content de moi quand j’appuie dessus. Je note que Drill est impressionné.

— T’es sûr que c’est le cinq ? il dit.

L’ascenseur monte. Je lui dis que je suis sûr. Fier de moi, il me fait un clin d’œil. Ça me sucre le cœur. J’aime qu’il soit fier de moi. Ça lui fait plaisir d’impressionner le Dehors.

— T’as vu salerie de Dehors ! On n’est pas aussi décerveautés que tu penses. On sait lire.

Il me sourit jusqu’aux oreilles en faisant un signe de tête vers l’homme pour me le désigner d’un coup de menton. En encadrant ses mots entre deux nouveaux clins d’œil, il exulte :

— Ah ah ah ! On lui a choqué l’esprit au maxi. Il en revient pas le fécal !

Pendant qu’il souligne sa plaisanterie avec un très large sourire, je lui rends un coup de paupière complice. Je suis sûr qu’il exagère un peu l’effet produit par nos connaissances, mais bon ! ce n’est pas grave, il a une bonne tête mon copain rouquin, avec ses trois dents cassées et ses sourires qui enchantent l’âme. Il est coiffé comme un ouragan trempé dans l’huile, avec sa touffe grasse ébouriffée et pleine de sueur, mais, de ce côté–là, je dois lui ressembler. Sûr !…

L’ascenseur s’arrête, on est au cinquième. La porte s’ouvre. On sort. Drill pousse le mec devant lui. Tout se passe très vite.

— C’est quelle porte ? il demande. Hein ! C’est quelle porte ? Visquerie ! Réponds !

Le Dehors gémit en nous la montrant de l’index. Drill le pousse. Le type touche le truc qui lit le doigt. Le battant s’ouvre. On se jette tous les trois chez lui. C’est la première fois que j’entre dans la baraque d’un Dehors. Et même, à dire vrai, c’est la première fois que j’entre dans un appartement.