Tu es Sandrila Robatiny, hurla-t-elle

En sortant du tube de l’escalier mécanique, au dernier étage, Sandrila Robatiny était toujours plongée dans les remous de ses pensées tumultueuses. Sans voir et sans entendre la foule caquetant dans laquelle elle se trouvait, elle fit quelques pas vers la droite, s’appuya sur la rampe annulaire de cinq cents mètres de diamètre et laissa son regard flâner dans la vacuité conique. Les cent tubes transparents, qui gainaient les marches mobiles et à travers lesquels on voyait d’interminables brochettes de gens, s’ouvraient comme les baleines d’une ombrelle renversée à demi ouverte.

Elle décida d’attendre là, pas loin de la sortie du tube qu’elle venait d’emprunter, pour que C la retrouve facilement sur les indications du directeur. En face d’elle, à peu près à la même hauteur, l’énorme sigle d’Amis Angémos tournait lentement. Deux cents mètres dessous, sur le sol le plus bas, un tube sur deux laissait couler un mince filet de minuscules particules sur deux pattes aux couleurs hétéroclites. Elles arrivaient là en formant, tout autour de l’étage, un cercle qui simultanément se désagrégeait, car elles s’étendaient aussitôt dans toutes les directions, et se restructurait, grâce à celles que les cinquante tubes ne cessaient de déposer. À l’opposé, un tube sur deux aspirait certaines de ces poussières qui de toute évidence venaient se placer devant leur bouche pour se faire gober. On pouvait ensuite les suivre des yeux tandis qu’elles montaient comme un liquide à l’intérieur d’une paille.

L’Éternelle regardait tout ça sans le voir. Elle réalisa que, quelque part en elle, dans ces mystérieuses structures de l’esprit par lesquelles on s’éprouve soi–même, un changement radical s’était produit ; un fardeau pesait sur la conscience qu’elle avait d’elle–même. Où était passée l’énergie en furie qui l’animait d’ordinaire ? Cette espèce de fournaise vitale qui rugissait dans sa poitrine et lui donnait l’impression de pouvoir renverser des armées de titans en distribuant des chiquenaudes. Cette assurance d’orgueilleux cuirassé grâce à laquelle elle avait érigé cet empire avec, pour unique carburant, sa détermination à fuir la misère de sa jeunesse. En ajoutant du lest à son introspection, elle descendit plus bas dans son ressenti. Sa plongée lui révéla une confuse sensation de honte dont l’origine n’était pas claire. Mais, sous son examen attentif, le sentiment se révéla. C’était ahurissant de sa part ! Tout à fait nouveau ! Cependant elle n’en fut pas vraiment étonnée. À vrai dire, ce n’était pas une découverte. Un peu comme ces informations qui sont quelque part en tête, mais que l’on n’a pas encore réellement considérées : elle avait honte vis–à–vis de Bartol. Elle avait honte de se sentir vieille et de lui voler sa jeunesse. Elle avait l’impression de l’escroquer en lui offrant une marchandise avariée, ignoblement maquillée sous une épaisse couche de technologie. 220 ans, se dit–elle. Je suis née 170 ans trop tôt.

Le sigle d’Amis Angémos qui tournait lentement et majestueusement devint subitement flou. Tout devint subitement flou ! « AA » dans le G ovoïde, les gens, les tubes, les angémos… Elle serra les mâchoires et tous ses traits se durcirent, quand la première larme roula sur sa joue droite. La première depuis… ? Si longtemps !

Arrête ! tu es Sandrila Robatiny, hurla–t–elle silencieusement.

Quelques clignements vigoureux rendirent au monde son habituel aspect. Elle se retourna au moment où C arrivait. Le transporteur, un simple parallélépipède rectangle gris sur quatre roues, se rapprochait en manœuvrant pour éviter les gens qui déambulaient. Il s’arrêta juste devant elle et s’ouvrit pour l’inviter à entrer. Sandrila Robatiny pénétra à l’intérieur du véhicule et s’assit à côté de Sandrila Robatiny C. Celle–ci l’accueillit d’un sourire très chaleureux avant de l’enlacer tendrement mais son visage d’or aux reflets éclatants portait une trace d’inquiétude et de soucis.

— Tu es bien belle, toute d’or faite, déclara l’Éternelle, un peu surprise par ce biogrimage, mais surtout intriguée par ce qu’elle venait de lire dans le regard de son alter ego.

Tout en parlant, elle étudia plus intensément l’expression étrangement inquisitrice de la figure en mythique métal mais elle ne fit aucune allusion à ce sujet et ne posa aucune question.

— Merci maman.

L’Éternelle allait instinctivement la reprendre encore, lui dire : « Tu n’es pas ma fille » mais une impalpable brume chargée d’amertume et de mystère voila encore la rutilance du joli visage de son clone. Quelque chose, une sorte d’instinct, la poussa à produire un effort considérable pour s’obliger à répondre :

— De rien, ma fille.

La statue d’or massif accusa un frisson de satisfaction troublée bien visible.

— > Retour en haut dans l’appartement privé, commanda–t–elle, en s’efforçant de n’en rien montrer.

— < Voulez–vous aller dans la pyramide ? interrogea la machine.

— > Dans la pyramide, confirma la jeune et dorée Sandrila Robatiny.

— < Dans la pyramide, répéta le transporteur en démarrant.

Les deux femmes restèrent muettes un moment tandis que le transporteur zigzaguait adroitement et en souplesse afin d’éviter les obstacles, la plupart du temps humains, qui entravaient sa route. Gris totalement opaque vu de l’extérieur, il était transparent dans sa partie supérieure à l’intérieur. Elles passèrent devant la zone des oiseaux de selle. Ces animaux figuraient parmi les angémos les plus chers. Il ne fallait pas hésiter à donner une petite fortune pour en acquérir un et ensuite dépenser encore énormément pour suivre les cours dispensés par Amis Angémos afin d’être en mesure de savoir se faire obéir d’eux. Les monter était une chose, leur imposer de voler comme on le souhaitait en était une autre. Derrière des barreaux, un vendeur, reconnaissable à son costume caméléon ruisselant de vagues colorées, invitait un client peu rassuré à caresser le cou d’un de ces énormes rapaces. De l’autre côté de la cage, des gens riaient de l’attitude effarouchée de l’homme.

L’Éternelle sentit que C l’observait avec une insistance pesante. Elle réalisa qu’elle était la cause de ce qu’exprimaient les yeux dorés. Ce que révélait sans doute son propre visage expliquait ce qu’elle lisait dans celui de sa « fille ». Il n’était pas très difficile de comprendre que son comportement devait paraî­tre encore plus étrange. Peut–être même restait–il sur les rebords de ses paupières inférieures des filets de larmes qui la trahissaient. Pouvait–on voir de l’extérieur l’immense tristesse qui l’oppressait ? C ressentait–elle le poids à l’intérieur de sa poitrine qui lui écrasait le cœur ? Leur était–il permis de se cacher quoi que ce fût ? Elle se retourna brusquement et lança ses yeux au centre des prunelles solaires. C accepta la confrontation avec l’aplomb et la fierté d’une Sandrila Robatiny. Aucune des deux ne cilla. La chevelure abondante et vaporeuse qui nimbait la face du clone de ses fils d’or contrastait avec la noirceur brutale de celle de l’Éternelle. La lumière et la nuit se sondèrent et chacune sut que l’autre cachait quelque chose. Quelque chose d’important. Quelque chose de primordial. Chacune sut aussi que cette chose capitale ne saurait rester longtemps cachée. L’ambiance sentait le dénouement. Le dénouement proche. Imminent même. Elles n’eurent pas besoin d’échanger le moindre mot pour se le dire, toutes deux le comprirent.

— Ce Polikant ! soupira la nuit étoilée. Il est décidément bizarre… pour ne pas dire carrément stupide !

— C’est un crétin en puissance et un triple couard ! affirma la lumière, acceptant une de ces conversations factices qui n’ont d’autre but que de gagner un peu de temps, ou de maintenir le contact pendant que l’on s’étudie l’un l’autre.

— Il avait l’air terrorisé tout à l’heure…

C eût un sourire au vitriol :

— Il faut dire que je m’amuse à le traumatiser chaque fois que j’en ai l’occasion. Je ne le supporte pas. Je ne supporte pas ce genre de larve infâme.

— Plutôt pusillanime le bonhomme, en effet ! Que fais–tu quand tu joues à le traumatiser ?

— La dernière fois je lui ai dit qu’il n’avait pas de jus dans les testicules.

Une main à plat sur la bouche et la tête légèrement baissée, la lumière prit l’air d’une enfant prise en faute devant les sourcils froncés de son aîné.

— Tu pourrais surveiller ton langage ! N’oublie pas que tu étais censée être moi !

Le reproche se termina par un sourire, un haussement d’épaules et un mouvement de tête fataliste. Un mur s’ouvrit devant elles. Le transporteur se glissa dans l’ouverture. L’ascenseur l’emporta dans l’épaisseur du plafond et le libéra. Il reprit là son déplacement horizontal vers la base de la pyramide centrale. C ne demanda même pas ce que contenait le sac de l’Éternelle ; les deux femmes n’échangèrent plus un mot jusqu’à destination.