C12/2
Vassian Cox se mettait rarement en colère mais il avait beaucoup de mal à se calmer quand cela lui arrivait. Il lui avait fallu plus d’une heure pour retrouver son contrôle après avoir appris qu’Alan Blador autorisait Daniol Murat à utiliser un angémo pour expérimenter ses méthodes d’éducation. Quand sa tempête intérieure se fut apaisée, l’éducateur chef avait sollicité la même faveur, courtoisement mais avec insistance, en sifflant même quelques allusions.
— Je fais toujours de mon mieux pour augmenter notre rendement, avait–il fait remarquer. Je suis persuadé que mes méthodes sont bonnes dans ce sens. Meilleures que celles de… du psy en tout cas… et c’est bien ce que j’ai l’intention d’expliquer à mademoiselle Sandrila Robatiny. Je ne sais pas comment elle réagirait en apprenant que son plus fidèle serviteur est victime de… d’un fâcheux favoritisme.
Alan Blador avait cédé et Vassian Cox avait choisi d’effectuer ses expériences sur C12/2.
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La leçon de vocabulaire de C12/2 durait plus longtemps que d’habitude. La faim hurlait dans son ventre et son esprit était fatigué. Les vingt–cinq mots nouveaux qu’il avait dû retenir s’entassaient pêle–mêle dans son cerveau épuisé et les décharges électriques punitives, suivant le rythme de ses erreurs, étaient de plus en plus nombreuses. Quand sa matière grise surchauffée s’enraya, quand il ne put prononcer un mot de plus, quand son corps de bébé chimpanzé ne se raidit plus sous l’éclair invisible mais tomba mollement sur le sol, la sonnerie de la tétée, tant attendue, traversa à grand–peine sa conscience embrumée.
Vassian Cox, devant la scène de son bureau, observa la créature avec un hochement de tête exprimant son dépit. C12/2 avait déjà sauté un repas lors de la précédente leçon. Il ne pouvait pas se permettre de sous–alimenter plus longtemps le sujet de son expérimentation. Le rendement d’apprentissage risquerait de diminuer. Il était toutefois content de ses premiers résultats. Ne lui avaient–ils pas permis de noter que l’on pouvait presque doubler la durée et l’intensité des leçons !
Il était certain de pouvoir faire bien mieux que cet imbécile de psy. En suivant cette cadence, au bout d’une quinzaine de jours seulement, son C12 sera déjà un analphabète comparé au mien, pensa–t–il, en imaginant le moment de la comparaison publique avec délectation. Il envoya un coup de pied sur le socle de sa scène.
— Allez ! va manger fainéant.
La sonnerie résonnait à présent plus clairement dans la conscience de C12/2, mais elle n’avait toujours aucune signification. L’angémo s’éveillait lentement. Les mots s’entrechoquaient encore dans sa tête douloureuse, comme de gros cailloux enfermés dans une boîte violemment secouée. Quand il réalisa enfin, fortement aidé en cela par la faim qui lui rongeait les boyaux, que sa mère l’appelait pour téter, il se traîna vers elle. Ses dix petits doigts crispés dans la fourrure, il aspira le liquide bienfaisant, avec une avidité dont il n’avait encore jamais fait preuve. Au moment où il fut sur le point de s’étouffer, car personne ne sait ingérer en respirant, ses poumons et son estomac se confrontèrent, chacun revendiquant à juste titre l’urgence de ses besoins. Les bruits des succions se mêlèrent à ceux d’une respiration entrecoupée de quintes de toux et de petits gémissements. Sa faim se calma. Son empressement fut moins vif. Ses mains se détendirent. Son esprit était déjà plus clair et ses muscles plus vigoureux. Il enfonça sa tempe dans la toison et pleura, exactement comme l’eut fait un bébé humain, avec un timbre de voix identique.
C’était la première fois que Vassian Cox entendait un Classe 12 pleurer ainsi. Il en fut surpris. Un moment d’émotion atteignit même son cœur, habituellement sourd. Bien que sincère, sa peine fut cependant de courte durée. Il se sermonna en faisant appel à Dieu pour qu’il lui donne du courage. Ce n’était vraiment pas le moment de s’adonner à des niaiseries sentimentales. Il n’avait pas l’intention d’être cruel, mais il fallait bien être sévère pour exercer correctement ce travail. Tout de même un peu ébranlé, il se résolut à octroyer un moment de repos à son élève. Il faut que je fasse attention, pensa–t–il, il ne faudrait pas qu’il attrape une de ces maladies de psy, l’autre crétin en serait trop ravi. Je le vois d’ici distribuer des « je l’avais bien dit » à qui en voudra. Pour que ce temps ne soit pas complètement perdu, il décida d’offrir un objet pédagogique à l’angémo. De toute façon, lui aussi avait prévu d’aborder rapidement cet autre aspect de l’éducation. La perspective que le 5 pût devenir meilleur que le 2 dans quelque matière que ce fût, était intolérable.