10
 
DERNIÈRES CHANCES

Il est toujours plus agréable de voler vers l’ouest que vers l’est, l’organisme humain s’adapte plus facilement à une journée plus longue qu’à une journée trop courte. En outre, le bon vin et la bonne chère améliorent les choses. Air Force One disposait d’une grande salle de réunion dans laquelle on offrait à présent un dîner aux membres les plus importants de l’administration et à quelques journalistes triés sur le volet. La cuisine était exquise, comme toujours. Air Force One est sans doute le seul avion au monde où l’on ne vous sert pas de plateaux de télévision. Les stewards font le marché tous les jours, et les plats sont préparés à six cents noeuds et dix mille mètres d’altitude. Plus d’un cuisinier a quitté le service pour devenir chef dans un grand restaurant. Avoir été le cuisinier du président des États-Unis d’Amérique n’est pas négligeable dans un CV.

Le vin venait de New York, un chablis rouge particulièrement retaillé que le président appréciait beaucoup, quand il ne buvait pas de bière. Le 747 transformé en avait trois pleines caisses en soute. Deux sergents en uniforme blanc surveillaient le niveau dans les verres au fur et à mesure que les plats passaient. L’ambiance était détendue, les conversations informelles et générales — il valait mieux faire attention si on voulait être réinvité.

— Alors, monsieur le président, demanda un journaliste du New York Times, croyez-vous que cet accord pourra entrer rapidement en vigueur ?

— Mais c’est déjà fait, au moment même où nous parlons. Des émissaires de l’armée suisse sont sur place pour examiner les mesures à prendre. Le secrétaire d’État Bunker rencontre le gouvernement israélien pour faciliter l’arrivée des forces américaines dans la région. Nous espérons que tout sera en place d’ici deux semaines.

— Et tous ces gens qui vont devoir évacuer leurs maisons ? continua le représentant du Chicago Tribune.

— Il est certain qu’ils vont se trouver dans une situation pénible, mais de nouvelles habitations vont être construites rapidement avec notre aide. Les Israéliens nous ont demandés et obtiendront des crédits au moyen desquels ils vont acheter des maisons préfabriquées en Amérique. Nous allons en outre les aider à installer une usine de fabrication et ils en feront par eux-mêmes. Il y aura plusieurs milliers de personnes à reloger, cela risque d’être douloureux, mais nous essaierons de les aider.

— N’oubliez pas un autre aspect des choses, ajouta Liz Elliot, la qualité de la vie ne consiste pas seulement à avoir un toit. La paix a son prix, elle a aussi ses bienfaits. Ces gens vont enfin savoir ce que c’est que la sécurité.

— Excusez-moi, monsieur le président fit le journaliste du Tribune en levant son verre, je ne veux pas que l’on y voie une critique, nous pensons tous que ce traité est un don du ciel. — Tout le monde approuva du chef autour de la table. — Mais ses modalités d’exécution sont importantes, et nos lecteurs veulent en savoir davantage.

— Le transfert de population sera la partie la plus difficile, répondit calmement Fowler. Nous devons savoir gré au gouvernement israélien d’avoir donné son accord, et nous ferons notre possible pour rendre l’application de ce traité aussi paisible que possible.

— Et quelles sont les unités que nous allons envoyer pour défendre Israël ? demanda un autre journaliste.

— Je suis content que vous me posiez cette question, répondit Fowler.

Le journaliste précédent avait passé sous silence l’obstacle potentiellement le plus important à la mise en oeuvre du traité — la Knesset allait-elle entériner les accords ?

— Comme vous l’avez certainement entendu dire, nous sommes en train de reconstituer une nouvelle unité de l’armée, le 10e régiment de Cavalerie. Il est en cours de formation à Fort Stewart, en Georgie ; sur mes directives, des bâtiments de la flotte complémentaires ont été réquisitionnés et le transporteront en Israël le plus rapidement possible. Le 10e de Cavalerie est une unité célèbre au passé glorieux. C’était l’une de ces unités noires que les westerns ont pratiquement passées sous silence. Par un heureux hasard — le hasard n’avait rien à voir à l’affaire —, son commandant sera un Américain d’origine noire, le colonel Marion Diggs, brillant soldat, issu de West Point. Voilà pour les forces terrestres. La composante aérienne sera constituée d’une escadre complète de chasseurs-bombardiers F-16, d’un détachement d’AWACS, et du personnel de soutien habituel. Enfin, les Israéliens nous prêtent le port d’Haïfa, et nous aurons pratiquement en permanence un groupe de porte-avions et une division de marines en Méditerranée orientale.

— Mais le coût…

— C’est Dennis Bunker qui a eu cette idée du 10e de Cavalerie et, franchement, je regrette de ne pas l’avoir eue avant lui. Quant au reste, eh bien, nous essaierons de trouver une solution ou une autre pour augmenter le budget de la Défense.

— Est-ce absolument nécessaire, monsieur le président ? Je veux dire, avec tous ces problèmes budgétaires, surtout en matière de Défense, devons-nous vraiment… ?

— Bien sûr que nous le devons.

Le conseiller à la Sécurité nationale avait brusquement interrompu le journaliste. Pauvre imbécile, disait son visage.

— Israël prend très au sérieux tout ce qui concerne sa sécurité, et notre engagement de préserver cette sécurité est une condition sine qua non d’exécution du traité.

— Eh ben, Marty…, murmura un autre journaliste.

— Nous ferons des économies dans d’autres domaines pour compenser ces dépenses, ajouta le président. Je sais bien que nous allons retomber dans l’une de ces éternelles querelles sur le financement des dépenses publiques, mais je pense que nous venons de démontrer que celles-ci sont justifiées. Si nous devons augmenter légèrement les impôts pour préserver la paix mondiale, je suis sûr que le peuple américain le comprendra et soutiendra ce programme, conclut Fowler comme si tout cela allait de soi.

Tous les journalistes prirent bonne note de cette déclaration : le président était sur le point de proposer une nouvelle augmentation des impôts. On y avait déjà eu droit après les première et seconde guerres mondiales, ce seraient là les premiers dividendes de la paix, se dit l’une des journalistes avec un sourire un peu cynique. Il faudrait encore obtenir l’accord du Congrès. Mais son sourire avait une autre raison. Elle avait remarqué le regard particulier que jetait le président à son conseiller pour les affaires de Sécurité nationale. Elle rêva un instant : elle avait essayé à deux reprises de joindre Elizabeth Elliot chez elle, avant le voyage à Rome, et elle était tombée à chaque fois sur un répondeur. Elle aurait très bien pu creuser davantage, elle aurait pu faire le guet devant sa maison de Kalorama Road. Mais… Mais tout ça ne la regardait pas, après tout. Le président était veuf, et sa vie privée n’avait pas d’importance tant qu’il restait discret et qu’elle n’influait pas sur sa fonction officielle. La journaliste se demanda si elle était la seule à avoir remarqué quelque chose. Après tout, si le président et sa conseillère étaient aussi proches, ce n’était peut-être pas si mal. Il n’y avait qu’à voir comment ils avaient négocié le traité du Vatican…

* * *

Le général Abraham Ben Jacob lisait le texte du traité dans le secret de son bureau. Il n’était pas homme à avoir des états d’âme quand il lui fallait se former une opinion personnelle. Il savait que cela tenait à une certaine forme de paranoïa. Pendant toute sa vie adulte — dans son cas, elle avait commencé quand il avait seize ans, 1 âge auquel il avait porté pour la première fois les armes au service de son pays —, le monde avait été excessivement simple à comprendre. Il y avait les Israéliens, et les autres. La plupart des autres étaient des ennemis, ou au moins des ennemis potentiels. Quelques-uns, très peu, étaient des associés ou peut-être des amis, mais c’était Israël qui choisissait ses amis. Avi avait mené cinq opérations aux États-Unis, « contre » les Américains. « Contre » n’était pas le terme exact, naturellement. Il n’avait jamais cherché à nuire aux États-Unis, mais les Américains, bien sûr, n’aimaient pas que leurs secrets atterrissent n’importe où. Cela laissait le général Ben Jacob de glace : sa mission était de protéger l’État d’Israël, pas de faire plaisir aux uns ou aux autres, et les Américains comprenaient parfaitement ce point de vue. De temps en temps, ils échangeaient des informations avec le Mossad, le plus souvent de façon informelle. Plus rarement encore, le Mossad fournissait des renseignements aux Américains. Leurs relations étaient très correctes, en fait, ce n’était pas très différent de ce qui se passe entre deux sociétés concurrentes sur le même segment de marché ; il leur arrivait de coopérer, mais ils ne se faisaient jamais totalement confiance.

Dorénavant, leurs relations risquaient de changer, elles allaient même sûrement changer. Les États-Unis étaient en train de mettre leurs troupes au service de la défense israélienne. Cela rendait les Américains partiellement responsables de la défense d’Israël, et, réciproquement, Israël responsable de la sécurité des Américains (une chose que n’avaient pas remarquée les médias américains). L’échange d’informations était une chose qui allait se généraliser, et Avi n’aimait pas ça. Certains renseignements avaient été obtenus au prix de tant d’efforts et parfois de tant de sang par les officiers placés sous ses ordres… Il était probable que les Américains n’allaient pas tarder à envoyer un haut responsable des services de renseignement pour traiter ce genre de problème, et ils allaient envoyer Ryan, bien sûr. Avi se mit à prendre des notes, il lui fallait le maximum d’informations sur Ryan de façon à pouvoir négocier le mieux possible avec les Américains.

Ryan… était-ce vrai, ce bruit qui courait, selon lequel il était à l’origine de tout ça ? La question restait entière, songea Ben Jacob. Le gouvernement américain l’avait nié, mais Ryan ne faisait pas partie des protégés du président Fowler ou de cette Elizabeth Elliot. Ils avaient sur elle un maximum d’informations. Du temps où elle était encore professeur de sciences politiques à Bennington, des représentants de l’OLP assistaient à ses cours sur le Moyen-Orient — au nom de l’équité et d’un sain équilibre ! Ç’aurait pu être pire. Ce n’était pas Vanessa Redgrave, qui dansait avec un AK-47 brandi au-dessus de la tête, se dit Avi, mais son « objectivité » allait jusqu’à écouter les représentants d’un peuple qui avait attaqué des enfants israéliens à Ma’alot et des athlètes israéliens à Munich. Comme la plupart des membres du gouvernement américain, elle avait oublié ce que c’était que des principes. Ryan, lui, était différent…

Le traité était son oeuvre, c’était sûr, Fowler et Elliot n’auraient jamais eu une idée comme celle-là. Il ne leur serait jamais venu à l’esprit d’utiliser la religion comme une clé pour résoudre le problème.

Le traité. Il y repensa, reprit ses notes. Comment son propre gouvernement avait-il pu se laisser manoeuvrer à ce point ?

« Mais comment aurait-il pu en être autrement ? » se demandait Avi. De toute façon, le traité du Vatican était chose acquise. Probablement acquise, du moins. La population israélienne avait commencé à bouger, et les prochains jours promettaient d’être passionnants. La raison en était très simple : Israël devait évacuer la rive ouest du Jourdain. Des unités de l’armée restaient sur place, pour la plupart des unités américaines encore stationnées en Allemagne et au Japon, mais la rive ouest allait devenir un État palestinien, un État démilitarisé aux frontières garanties par l’ONU. Tout ça n’était qu’un chiffon de papier, se dit Ben Jacob. La seule vraie garantie d’Israël, c’était les États-Unis. L’Arabie Saoudite et ses frères du Golfe allaient payer le prix de la réhabilitation économique des Palestiniens, l’accès à Jérusalem était également garanti — c’est là qu’allaient stationner l’essentiel des troupes israéliennes, avec des camps bien défendus et le droit de patrouiller à leur guise. Jérusalem proprement dite devenait un dominion du Vatican. Un maire élu — il se demandait si l’actuel maire israélien allait conserver son poste… pourquoi pas, après tout, il était très compétent — devait prendre en charge l’administration civile, mais les affaires religieuses seraient désormais du ressort du Vatican, par le biais d’une troïka de trois ecclésiastiques. La police serait assurée par un régiment mécanisé suisse. Avi aurait dû s’en douter, l’armée israélienne avait été conçue sur le modèle suisse et ce régiment était supposé s’entraîner avec le régiment américain. Le 10e de Cavalerie était la crème des troupes d’élite. Sur le papier, c’était parfait.

Les choses sont toujours parfaites, sur le papier.

Dans les rues d’Israël, cependant, les manifestations avaient déjà commencé, mobilisant des milliers de personnes. Deux commissaires et un soldat avaient déjà été blessés — par des Israéliens. Les Arabes se tenaient soigneusement à l’écart. Une commission ad hoc, conduite par les Saoudiens, était chargée de déterminer quel morceau de terrain appartenait à qui — une situation qu’Israël avait soigneusement contribué à créer quand il avait mis la main sur des terres sans se soucier de savoir ce qui appartenait ou pas aux Arabes. Mais, grâce à Dieu, ce n’était pas le problème d’Avi. Il se prénommait Abraham, pas Salomon.

« Est-ce que ça va marcher ? » se demanda-t-il.

* * *

« Ça ne peut décidément pas marcher », se disait Qati. Quand il avait su que le traité était signé, cela avait déclenché dix heures de vomissements ininterrompus, et maintenant qu’il en connaissait les termes, il se sentait aux portes de la mort.

La paix ? Et Israël allait continuer à exister ? Alors, ces centaines et ces milliers de combattants de la liberté sacrifiés sous les canons et les bombes israéliens ? Pour quoi étaient-ils morts ? C’était pour en arriver là que Qati avait fait le sacrifice de sa vie ? Il aurait pu aussi bien mourir. Il s’était privé de tout, il aurait pu avoir une vie normale, une femme et des fils, un foyer et un métier agréables, il aurait pu devenir médecin ou ingénieur ou commerçant. Il était assez intelligent pour réussir partout, mais non, il avait choisi la voie la plus difficile. Son but était de bâtir une nation, de lui donner la dignité à laquelle elle avait droit. Son but était de diriger son peuple et de vaincre les envahisseurs.

Il fallait s’en souvenir.

Il avait toujours craint ce qui arrivait. N’importe qui était capable de reconnaître l’injustice, mais y remédier lui aurait permis de rester comme l’homme qui avait changé le cours de l’histoire, même dans une faible mesure, même pour un tout petit peuple…

Pourtant, ce n’était pas si évident, se disait Qati. Pour accomplir cette tâche, il fallait défier de grandes nations, les Américains et les Européens qui avaient infligé tous ces dommages à sa patrie, et ceux qui y réussissaient étaient assurés de laisser un nom. S’il gagnait, il aurait sa place parmi les grands hommes, car ce sont les hauts faits qui font les grands hommes, et les grands hommes dont l’histoire se souvient.

Ce n’était pas possible, se disait le commandant. Son estomac était pourtant là, qui lui rappelait qu’il venait de lire le contraire en des mots nets et précis. Le peuple palestinien, son peuple, si noble et courageux, comment imaginer qu’il puisse se laisser séduire par cette infamie ?

Qati se leva pour aller vomir dans sa salle de bains une fois de plus. Quand tout fut terminé, il but un verre d’eau pour effacer le goût désagréable qui lui remplissait la bouche. Mais ce n’était pas suffisant pour effacer un autre goût amer.

* * *

De l’autre côté de la rue, dans une autre maison contrôlée par l’organisation, Günter Bock écoutait la radio allemande d’outre-mer, la Deutsche Welle. Malgré son idéologie et en dépit de l’endroit où il se trouvait, Bock ne pouvait s’empêcher de réagir en Allemand. Un Allemand socialiste-révolutionnaire, bien sûr, mais un Allemand tout de même. Il avait fait beau chez lui, son vrai chez lui, disait la radio, le ciel était bleu, une belle journée pour aller se promener le long du Rhin la main dans la main avec Petra et…

Ce qu’il entendit ensuite lui brisa le coeur. « Petra Hassler-Bock, condamnée pour meurtre, a été retrouvée pendue dans sa cellule cet après-midi.

Épouse du terroriste en fuite Gunter Bock, Petra Hassler-Bock avait été condamnée à la prison à perpétuité pour le meurtre de Wilhelm Manstein après son arrestation à Berlin. Elle était âgée de trente-huit ans.

« La nouvelle sélection du club de football de Dresde a surpris la plupart des observateurs. Menée par l’avant international Willi Scheer… »

Bock avait les yeux hagards. Sa chambre était sombre, mais il ne parvenait même pas à voir le cadran éclairé de son poste radio. Il essaya de regarder les étoiles par la fenêtre grande ouverte.

Petra, morte ?

Il savait bien que c’était vrai, à un point tel qu’il n’essayait même pas de se convaincre que c’était impossible. Ce n’était que trop possible… en fait, c’était inévitable. Suicide, en apparence ! Naturellement, tous les membres de la bande Baader-Meinhof s’étaient « apparemment » suicidés. On avait même prétendu que l’un d’entre eux s’était tiré… trois balles dans la tête ! « Voilà un type qui s’est accroché à son flingue jusqu’à la mort », ç’avait été la blague de l’époque dans la police ouest-allemande.

Bock savait bien qu’ils avaient assassiné sa femme. Sa ravissante Petra était morte, sa meilleure amie, sa fidèle camarade, son amante. Morte. Il n’aurait pas dû être atteint à ce point, il le savait bien. C’était inévitable. Ils étaient obligés de la tuer, elle constituait un maillon avec le passé, et un maillon dans une chaîne potentiellement dangereuse pour le futur capitaliste de l’Allemagne. En la tuant, ils assuraient un peu plus la stabilité politique de la nouvelle Allemagne. Das vierte Reich.

— Petra, murmura-t-il.

Elle était bien plus qu’un personnage politique, bien plus qu’une révolutionnaire. Il se souvenait de chacun de ses traits, de chaque courbe de son jeune corps. Il se souvenait d’elle quand elle attendait leurs jumelles, de son sourire quand elle avait mis au monde Erika et Ursel. Elles aussi lui avaient été enlevées, on les lui avait arrachées, c’était comme si elles étaient mortes elles aussi.

Il ne pouvait rester seul dans ces circonstances. Bock s’habilla et traversa la rue. Qati, il s’en rendit compte avec plaisir, était réveillé, l’air blême.

— Qu’est-ce qui ne va pas, cher ami ? lui demanda le commandant.

— Petra est morte.

Qati eut l’air sincèrement désolé.

— Que s’est-il passé ?

— Ils l’ont retrouvée morte dans sa cellule — pendue.

Bock commençait à former des images dans sa tête, une fois le premier choc passé. Sa Petra, retrouvée étranglée, son ravissant petit cou… Mais cette image était trop insupportable. Il avait assisté à des pendaisons. Petra et lui avaient exécuté des ennemis de classe, ils avaient vu les visages devenir pâles, puis cramoisis, et… Cette vision était intolérable, il n’arrivait pas à s’imaginer Petra comme ça. Qati avait l’air effondré.

— Puisse Allah avoir pitié de notre camarade.

Bock resta silencieux. Ni Petra ni lui ne croyaient en Dieu, mais Qati avait exprimé bien des choses avec cette prière, même si elle lui paraissait vaine. C’était en tout cas l’expression de sa sympathie et de sa bonne volonté, la manifestation de son amitié. C’est de cela qu’avait besoin Bock pour l’instant, et il s’en contenta sans penser plus avant.

— C’est un jour sombre pour notre cause, Ismaël.

— Pire encore que tu ne l’imagines, avec ce maudit traité…

— Je sais, fit Bock, je sais bien.

— Qu’en penses-tu ?

Une des choses sur lesquelles Qati pouvait compter, c’était sur la franchise de Bock. Gunter était toujours d’une objectivité parfaite.

L’Allemand prit une cigarette sur le bureau du commandant et l’alluma. Il était incapable de rester assis et arpentait la pièce. Il lui fallait remuer pour prouver qu’il était toujours vivant, et il devait faire un effort pour obliger son cerveau à penser de manière objective.

— Ce que nous observons n’est que la partie émergée d’un plan beaucoup plus ambitieux. Lorsque les Russes ont trahi le socialisme mondial, ils ont mis en branle une série d’événements destinés à consolider leur contrôle sur la plus grande partie du monde. Je pensais qu’il ne s’agissait sans doute pas pour les Russes d’une stratégie mûrement réfléchie, dans le but d’obtenir une aide économique — tu dois comprendre que les Russes sont un peuple particulièrement attardé, Ismaël. Ils n’ont même pas été capables de faire marcher le communisme. Et le communisme a été inventé par un Allemand, ajouta-t-il avec un petit sourire (en passant sous silence le fait que Marx était en outre juif).

Il se tut quelques instants, puis reprit d’une voix froide et détachée. Il était heureux qu’on lui fournisse l’occasion d’oublier même brièvement son émotion, et il discourait comme un vieux révolutionnaire.

— Mais j’avais tort. Ce n’était pas affaire de tactique, c’était bel et bien de la trahison. Les progressistes soviétiques se sont fait avoir, encore plus qu’en RDA. Leur rapprochement avec les États-Unis est parfaitement sincère, ils essaient d’échanger leur pureté idéologique contre une prospérité, provisoire bien sûr, mais ils n’ont pas du tout l’intention de revenir un jour au socialisme.

« Les États-Unis, de leur côté, font payer leur aide au prix fort. Ils ont contraint les Soviets à lâcher l’Irak, à diminuer le soutien qu’ils t’apportaient, à toi et à tes frères arabes, et finalement, à adopter leur plan destiné à assurer définitivement la sécurité d’Israël. Il est évident que le « lobby pro-juif américain avait monté ce coup de longue date. Ce qui change tout, c’est la participation des Soviétiques. Nous ne devons plus faire face seulement aux États-Unis, mais à une conspiration beaucoup plus vaste. Nous n’avons plus d’amis, Ismaël, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

— Crois-tu que nous avons perdu ?

— Non. — Les yeux de Bock eurent un éclair. — Mais même si nous arrêtions tout immédiatement, ils auraient déjà un avantage colossal. Si nous continuons, ils utiliseront le rapport des forces à leur profit et nous pourchasseront sans merci. Tes relations avec les Russes sont aussi mauvaises que d’habitude, et elles vont encore empirer. Maintenant, les Russes vont collaborer avec les Américains et les Sionistes.

— Qui aurait pu croire qu’un jour, les Américains et les Russes…

— Personne. Personne, sinon ceux qui ont monté cette affaire, les brillants cerveaux américains et leurs chiens, Narmonov et ses laquais. Ils ont joué d’une façon remarquable, mon ami. Nous aurions dû les voir venir, mais nous n’avons rien vu du tout, ni toi ici, ni moi en Europe. C’est nous qui nous sommes trompés.

Qati songeait qu’il avait précisément besoin de s’entendre dire la vérité sans fard, mais son estomac n’était pas de cet avis.

— Que proposes-tu pour remédier à la situation ? demanda le commandant.

— Nous sommes confrontés à une alliance entre deux amis assez insolites et leurs affidés. Il faut trouver le moyen de détruire cette alliance. Historiquement, quand une coalition se défait, les alliés de la veille se retrouvent encore plus méfiants l’un envers l’autre qu’ils ne l’étaient avant. Comment obtenir ce résultat ? — Bock haussa les épaules. — Je ne sais pas, ça prendra du temps… Mais les graines de la mésentente existent, beaucoup de gens pensent comme moi, beaucoup d’Allemands pensent comme moi.

— Tu viens de dire qu’il fallait commencer par enfoncer un coin entre l’Amérique et la Russie ? lui dit Qati, aussi intéressé que d’habitude par les constructions intellectuelles de son ami.

— Ce serait bien si on arrivait à commencer par là, mais cela me paraît difficile.

— Peut-être pas tant que tu te l’imagines, pensa Qati, sans se rendre compte qu’il réfléchissait tout haut.

— Pardon ?

— Rien. On en rediscutera plus tard, je suis fatigué.

— Excuse-moi de t’avoir dérangé, Ismaël.

— Nous vengerons Petra, mon ami. Ils paieront pour leurs crimes ! lui promit Qati.

— Merci.

Bock se retira, et, cinq minutes plus tard, il était de retour chez lui. La radio était toujours allumée et diffusait de la musique traditionnelle. Tout lui revint d’un coup, le choc de la première émotion. Il n’arrivait pourtant pas à pleurer, fou de rage qu’il était. La mort de Petra était une tragédie personnelle, mais c’était en outre tout son univers qui avait été trahi par la même occasion. La mort de sa femme n’était qu’un symptôme d’un mal plus profond et plus virulent. C’est le monde entier qui allait payer la mort de Petra, si c’était en son pouvoir. Et tout cela au nom de la justice révolutionnaire, bien entendu.

* * *

Qati avait du mal à s’endormir. Étrangement, c’est parce qu’il se sentait coupable. Lui aussi, il conservait des souvenirs de Petra, de son corps souple — elle n’avait pas encore épousé Gunter à l’époque —, et il songeait à sa mort, à ce corps découvert pendu au bout d’une corde allemande… Comment était-elle morte ? Aux informations, on avait parlé d’un suicide ? Qati le croyait volontiers. Ils étaient trop fragiles, tous ces Européens, intelligents, mais fragiles. Ils se laissaient emporter par la passion de la lutte, mais n’avaient pas de résistance. Leur supériorité résidait dans leur largeur de vues, résultat d’un environnement cosmopolite et d’une bonne instruction. Alors que Qati et les siens ne parvenaient pas à voir plus loin que leurs problèmes immédiats, leurs camarades européens avaient une vue plus globale des choses. Cet accès de lucidité le surprit. Qati et son peuple avaient toujours regardé les Européens comme des camarades, pas comme des égaux, comme des dilettantes de la révolution. C’était une erreur. Leur tâche révolutionnaire avait toujours été plus difficile, car ils manquaient du vivier de mécontents dans lequel Qati et ses confrères recrutaient leurs troupes. S’ils avaient connu moins de succès, cela tenait à des circonstances objectives, pas à une intelligence inférieure ou à leur manque de détermination.

Bock aurait fait un remarquable officier d’opérations, avec sa vue claire des choses.

« Et maintenant ? » se demanda Qati. C’était une question pertinente, mais elle méritait réflexion. Il ne fallait pas se presser d’y répondre, il allait l’enfouir au fond de lui-même pendant quelques jours… au moins une semaine, se promit le commandant, en essayant de trouver le sommeil.

* * *

« J’ai l’immense privilège et le grand honneur de vous annoncer le président des États-Unis. »

Les membres du Congrès se levèrent comme un seul homme de leurs bancs bondés. Alignés au premier rang, tous les membres du gouvernement, ainsi que les chefs d’état-major et les juges de la Cour suprême, se levèrent également. Il y avait encore d’autres spectateurs dans les tribunes, dont les ambassadeurs d’Israël et d’Arabie Saoudite, assis côte à côte, ce qui était du jamais-vu. Les caméras des télévisions montraient la grande salle où s’étaient faites de grandes comme d’infâmes choses. Les applaudissements se répercutaient d’un bout à l’autre, au point que les assistants en avaient mal aux mains.

Le président Fowler posa ses notes devant lui sur le pupitre. Il se retourna pour serrer la main du speaker de la Chambre, puis celle du président du Sénat en exercice et enfin celle de son propre vice-président, Roger Durlin. Dans l’euphorie du moment, personne ne songea à faire de commentaire déplaisant sur le fait qu’il eût salué Durlin en dernier. Puis il se retourna vers la salle avec un grand sourire, et les ovations reprirent de plus belle. Fowler sortit tout son répertoire : salut d’une seule main, puis des deux mains, à hauteur des épaules, au-dessus de la tête. L’unanimité était sincère, au-delà des frontières partisanes, et cela aussi était assez exceptionnel. Fowler le remarqua, ses ennemis les plus convaincus au Congrès et au Sénat étaient aussi enthousiastes que les autres, et il savait qu’ils étaient sincères. Le Congrès était encore capable de faire preuve de patriotisme, à la surprise générale. Il fit enfin un grand geste pour demander le silence, et les applaudissements se calmèrent.

« Mes chers compatriotes, je suis venu ici vous rendre compte des derniers événements qui se sont produits en Europe et au Proche-Orient, je suis devant vous avec les textes de deux traités que je dépose sur le bureau du Sénat des États-Unis. J’espère que vous leur accorderez rapidement votre soutien enthousiaste — Applaudissements. — Grâce à ces traités, les États-Unis, agissant en étroite collaboration avec de nombreux pays — de vieux amis pour certains, d’autres plus récents, mais dont le soutien est d’une grande valeur —, ont réussi à faire revenir la paix dans une région qui a beaucoup contribué à apporter la paix au monde, mais qui l’avait très peu expérimentée elle-même.

« Il nous faut scruter l’histoire, suivre les développements de l’esprit humain. Tous les progrès de l’humanité, toutes ces lumières qui nous ont tirés de la barbarie, tous ces grands hommes et femmes qui ont prié et rêvé, espéré ce moment, ont travaillé à cet aboutissement — ce moment, cette occasion exceptionnelle, ce sommet, c’est la dernière page des conflits humains qui se ferme. Nous ne sommes pas à un point de départ, mais à un point d’arrivée. Nous… »

Il dut s’interrompre sous le grondement des applaudissements. Il était un peu agacé, car il n’avait pas prévu qu’on le couperait au cours de cette tirade. Mais il fit un large sourire, et réclama le silence en étendant les bras.

« J’ai l’honneur de vous informer que les États-Unis ont fait un grand pas sur la voie de la justice et de la paix. — Applaudissements. — Il devait en être ainsi… »

— Un peu ronflant, non ? demanda Cathy à Ryan.

— Un peu, oui grommela Jack dans son fauteuil en attrapant son verre. On n’y peut rien, chérie. Il y a des règles pour ce genre de manifestation, c’est comme à l’opéra. Il faut se plier au mode d’emploi. Cela dit, c’est un événement exceptionnel.

— Quand pars-tu ? lui demanda Cathy.

— Bientôt, répondit Jack.

« Bien sûr, il y aura un prix à payer, mais l’histoire exige que ceux qui la façonnent se montrent responsables, continuait Fowler à la télé. Il est de notre devoir de garantir la paix, nous allons envoyer des hommes et des femmes pour protéger l’État d’Israël. Nous avons promis solennellement de protéger ce pays faible et courageux contre tous ses ennemis. »

— Quels ennemis ? demanda Cathy.

— La Syrie n’est pas ravie de ce traité et l’Iran non plus. Au moins tant que ça continue au Liban, encore qu’il n’y ait plus vraiment de Liban. Ce n’est plus qu’un endroit sur la carte, où des gens meurent. Il y a aussi la Libye et tous les mouvements terroristes. Voilà pas mal d’ennemis qui se sentent visés.

Ryan finit son verre et retourna à la cuisine pour le remplir. « Quel dommage de boire un vin comme ça dans des conditions pareilles ! » pensait-il. Pour ce que ça lui importait, il aurait pu boire n’importe quoi…

« Tout cela aura un coût important », disait Fowler quand Jack revint.

— Les impôts vont augmenter, fit Cathy sans ambages.

— Et alors, tu t’attendais à quoi ? Un milliard par-ci, un milliard par-là…

— Tu crois que ça va changer les choses ? lui demanda-t-elle.

— Oui, ça devrait. On verra bien si tous les responsables religieux croient vraiment ce qu’ils disent, ou si ce sont des jean-foutre. On est en train de les ligoter à leurs propres pétards, chérie… Appelle ça des « principes », si tu veux, ajouta Jack au bout d’un moment. Ou bien les choses se passeront conformément à ce qu’ils croient, ou bien ce sont des charlatans.

— Et… ?

— Je ne crois pas qu’il s’agisse de charlatans, je crois qu’ils seront obligés de respecter ce qu’ils ont toujours affirmé. C’est leur devoir.

— Bientôt, tu vas te retrouver au chômage, non ?

Jack perçut la nuance d’espoir qui passait dans sa voix.

— Ça, je n’en sais rien.

Quand le président eut terminé, ce fut l’heure des commentaires. Le rabbin Salomon Mendelev présenta le point de vue des opposants. C’était un vieux New-Yorkais, l’un des plus chauds, si ce n’est des plus virulent, partisan d’Israël. Et pourtant, il n’y avait jamais mis les pieds. Jack ne savait pas pourquoi et se dit qu’il faudrait qu’il pense à étudier ça le lendemain. Mendelev était le chef d’un petit groupe, mais un groupe très influent, de la coterie pro-israélienne. Il avait été à peu près le seul à approuver — au moins, à se montrer compréhensif au moment de la tuerie sur le Mont du Temple. Le rabbin portait la barbe sous sa yarmulke noire, et son costume était tout froissé.

« L’État d’Israël a été trahi, répondit-il après qu’on lui eut posé une première question. — Il parlait d’une voix étonnamment calme. — En obligeant Israël à rendre ce qui lui appartient de plein droit, les États-Unis ont trahi le droit historique du peuple juif d’habiter la terre de ses ancêtres. De même, ils compromettent gravement la sécurité de ce pays. Il faudra chasser les Israéliens à la pointe des baïonnettes, exactement comme il y a cinquante ans, conclut-il d’un air sinistre.

— Attendez, s’il vous plaît, supplia un autre commentateur.

— Seigneur Dieu, ce que ces gens peuvent être passionnés, fit Jack.

« J’ai perdu les membres de ma famille durant l’Holocauste, dit Mendelev, d’une voix toujours aussi calme. Le rôle de l’État d’Israël, c’est d’offrir aux Juifs un lieu où ils soient en sécurité.

— Mais le président va envoyer des troupes américaines…

— Nous avons bien envoyé des troupes américaines au Viêtnam, rétorqua le rabbin Mendelev. Et nous avons fait des promesses, et il y a eu un traité, là aussi. La seule sécurité pour Israël consiste à se défendre avec ses propres soldats à l’abri de frontières défendables. Les États-Unis ont contraint ce pays à accepter un accord, Fowler a interrompu les livraisons d’armes pour « faire passer un message ». Eh bien, nous avons parfaitement compris le message : cédez, ou bien vous n’aurez plus rien. Je suis en mesure de le prouver, je suis prêt à en témoigner devant la commission des affaires étrangères du Sénat.

— Ouh là là, dit tranquillement Jack.

« Scott Adler, le sous-secrétaire d’État, nous a remis en mains propres le message, tandis que Jack Ryan, directeur adjoint de la CIA, allait voir l’Arabie Saoudite. Ryan a promis au roi d’Arabie que les États-Unis amèneraient Israël à merci. C’était déjà assez désagréable, mais dans le cas d’Adler, un Juif, avoir fait ce qu’il a fait… » Et Mendelev hocha tristement la tête.

— Ce mec a de bonnes sources.

— C’est vrai, ce qu’il raconte ? demanda Cathy.

— Pas tout à fait, ce que nous faisions là-bas devait rester secret. Personne n’était censé savoir que j’étais allé à l’étranger.

— Moi, je le savais…

— Mais tu ne savais pas où. Peu importe, il fait beaucoup de bruit, mais ça ne change rien.

* * *

Les manifestations commencèrent le lendemain. Ils avaient tout misé là-dessus, c’était le cri du désespoir. Les manifestants étaient menés par deux juifs russes qui venaient d’être autorisés à quitter un pays qui montrait si peu d’affection pour eux. À leur arrivée dans leur vraie patrie, ils avaient été autorisés à s’installer sur la rive ouest, dans ce morceau de Palestine qui avait été repris par la force à l’armée jordanienne pendant la guerre des Six Jours. Leurs immeubles préfabriqués, minuscules pour des Américains, mais extrêmement luxueux pour des Russes, étaient bâtis parmi des centaines d’autres au milieu des cailloux. Sentiment nouveau pour eux, ils avaient un foyer, et les gens sont capables de se battre pour défendre leur foyer. Le fils d’Anatoly — il s’était rebaptisé lui-même Nathan — était officier de carrière dans l’armée israélienne, et la fille de David également. Lorsqu’ils étaient arrivés en Israël, peu de temps avant, ils avaient cru trouver le salut — et maintenant, on leur intimait l’ordre de quitter leur maison ? Une fois de plus ? Ils avaient enduré trop de choses, c’était la goutte qui faisait déborder le vase.

Tout le bloc d’immeubles était peuplé d’immigrants soviétiques, si bien qu’il avait été facile à Anatoly et David de créer un collectif et de s’organiser. Ils avaient réussi à trouver un rabbin orthodoxe — un profil qui n’existait pas dans leur petite communauté — afin d’assurer l’aspect religieux des choses, et s’étaient mis en marche vers la Knesset derrière une mer de drapeaux et la Torah. Le pays a beau être petit, cela prit tout de même un certain temps, et la marche ne pouvait manquer d’attirer les médias. Quand les manifestants, épuisés et en sueur, arrivèrent à destination, le monde entier était au courant.

La Knesset israélienne n’est pas le parlement le plus calme qui soit. Les partis qui y siègent vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, laissant fort peu de place aux modérés. Le ton y monte souvent, on y échange des coups de poing et divers objets volent en séance, le tout devant la photo en noir et blanc de Theodor Herzl, un Autrichien dont la vision du sionisme développée au milieu du XIXe siècle a servi de base à ceux qui espéraient trouver un foyer pour leur peuple méprisé et maltraité. La passion des parlementaires atteint un tel degré qu’un observateur extérieur a du mal à comprendre comment il est possible que, dans un pays où chacun est réserviste, où chacun (et chacune) a une arme dans son placard, on n’ait encore pas vu de membres de la Knesset blessés au cours d’un débat houleux. On n’ose pas imaginer ce que penserait Theodor Herzl de ce qui se passe dans cette enceinte. Le problème d’Israël est que les discussions y sont trop passionnées et le gouvernement complètement obsédé par les affaires politiques et religieuses. Pratiquement chaque sous-secte religieuse a son propre territoire, et donc sa propre représentation parlementaire, et cela a empêché pendant une génération Israël d’avoir un gouvernement stable et une politique cohérente.

Les manifestants, rejoints par beaucoup d’autres gens, arrivèrent une heure avant le commencement du débat sur la question des traités. Il était très possible — il était même probable — que le gouvernement tombe sur cette affaire, et ces citoyens tout neufs avaient envoyé des émissaires voir tous les députés de la Knesset qu’ils avaient réussi à joindre. Ceux des députés qui étaient d’accord avec les manifestants restèrent à l’extérieur et se livrèrent à des harangues extrêmement violentes pour dénoncer les traités.

* * *

— Je n’aime pas beaucoup ça, dit Liz Elliot, qui regardait la télé dans son bureau.

Les remous politiques en Israël étaient beaucoup plus violents qu’elle ne l’avait prévu, et elle demanda à Ryan de venir lui exposer son point de vue sur la situation.

— Eh bien, répondit le DDCI, s’il y a une chose à laquelle nous ne pouvons rien, c’est celle-là.

— Merci de votre aide, Ryan.

Elliot avait devant elle quelques statistiques. L’un des instituts les plus cotés en Israël avait réalisé un sondage sur un échantillon de cinq mille personnes et avait obtenu les résultats suivants : 38 % pour le traité, 41 % contre et 21 % de sans-opinion. Ces chiffres recoupaient à peu près la répartition des forces à la Knesset, où l’extrême droite était mieux représentée que l’extrême gauche et où le centre était fragmenté en groupuscules qui se rangeaient d’un côté ou de l’autre en fonction du bénéfice politique escompté.

— Ça fait des semaines que Scott Adler a attiré notre attention sur ce point. Nous savions très bien que le gouvernement israélien allait se faire secouer. Bon dieu, ça fait vingt ans que ça dure.

— Mais si le premier ministre ne peut même pas faire son discours…

— Alors, on passe au Plan B. Vous vouliez faire pression sur le gouvernement, c’est bien ça ? Vous avez ce que vous vouliez.

Il y avait là un point qui n’avait pas été étudié avec suffisamment de soin, pensait Ryan, mais il fallait admettre que ça n’aurait pas changé grand-chose. Depuis une génération, le gouvernement israélien était un modèle d’anarchie. Le traité avait été conçu en partant de l’hypothèse que, placée devant le fait accompli, la Knesset serait dans l’obligation de le ratifier. On n’avait pas demandé à Ryan son avis là-dessus, mais il convenait que c’était raisonnable.

— L’ambassade pense que tout se jouera en fonction de l’attitude adoptée par le petit parti que contrôle notre ami Mendelev, ajouta Elliot, qui essayait de garder son calme.

— Possible, convint Jack.

— Mais c’est absurde ! explosa Elliot. Ce petit vieux dégoûtant n’a jamais mis les pieds là-bas !

— C’est pour un motif religieux, j’ai vérifié. Il ne veut pas aller en Israël avant le retour du Messie.

— Putain, c’est pas vrai ! s’écria le conseiller à la Sécurité nationale.

— Et pourtant si.

Ryan éclata de rire et prit le parti de se montrer odieux.

— Écoutez, Liz, cet homme a ses convictions, on a le droit d’en penser ce qu’on veut, mais la Constitution exige que nous les tolérions et les respections. C’est comme ça dans notre pays, souvenez-vous-en.

Elliot tendit le poing vers sa télé. — Mais ce cinglé est en train de tout foutre en l’air ! On ne peut vraiment rien faire ?

— Faire quoi ? demanda tranquillement Jack.

On la sentait hors d’elle.

— Je ne sais pas, moi. Quelque chose…

Elliot réussit à adoucir un peu le ton de sa voix et à laisser une ouverture à son interlocuteur.

Ryan se pencha en avant et attendit un peu qu’elle soit redevenue plus attentive.

— Il y a un précédent historique à ce que vous recherchez, Liz : « Est-ce que quelqu’un va me débarrasser de ce prêtre casse-pieds ? » Maintenant, si vous avez une idée en tête, autant la dire clairement et en face, non ? Êtes-vous en train de me suggérer que nous pourrions nous mêler du fonctionnement du parlement dans un pays démocratique et ami, ou que nous pourrions faire quelque chose d’illégal sur le territoire des États-Unis ? — Il se tut un instant, ses yeux se plissèrent. — Nous ne ferons rien de tout ça, Liz, nous les laisserons se faire eux-mêmes leur opinion. Si vous me dites, ou si vous songez seulement, que je pourrais me mêler du fonctionnement des institutions israéliennes, le président aura ma démission, le temps de prendre ma voiture et de venir la lui remettre. Si vous voulez que nous nous occupions de ce vieux à New York, souvenez-vous que de telles idées tombent sous le coup de la loi. Et mon devoir, pas seulement en tant que fonctionnaire, mais aussi en tant que simple citoyen, est de faire part de mes soupçons au tribunal compétent.

Ryan avait maintenant le regard venimeux.

— Vous m’emmerdez ! Je n’ai jamais dit…

— Vous venez de tomber dans le piège le plus dangereux qui soit quand on est au service du gouvernement, madame. Vous vous mettez à croire que vos idées pour rendre le monde meilleur passent avant les principes au nom desquels nous sommes censés agir. Je ne peux pas vous empêcher de penser ainsi, mais je peux vous dire que mon Agence ne trempera pas là-dedans, aussi longtemps que j’y serai.

La tirade était un peu solennelle, mais Ryan se disait qu’elle avait besoin d’une leçon.

— Je n’ai jamais dit ça !

« Connasse. »

— Très bien, vous n’avez rien dit de semblable, j’ai dû faire erreur et je vous présente mes excuses. Laissez donc les Israéliens décider de ratifier ou non ce traité, ils ont un gouvernement démocratique et le droit de décider tout seuls. Nous, nous avons celui d’essayer de les mener dans la bonne direction, de leur dire que la poursuite de notre aide est liée à leur accord, mais nous n’avons pas le droit de nous mêler directement de leurs affaires. Il y a une limite à ne pas franchir, même pour le gouvernement américain.

Le conseiller pour la Sécurité nationale réussit à sourire.

— Merci de vos conseils sur la façon convenable de diriger un pays, monsieur Ryan. Ce sera tout.

— C’est moi qui vous remercie. De toute façon, je vous suggère de laisser les choses se dérouler toutes seules, et je crois que ce traité sera ratifié, quoi qu’il se passe en ce moment.

— Et pourquoi ?

Elliot réussit à garder un ton neutre.

— Ces traités sont objectivement favorables à Israël, les gens s’en rendront compte dès qu’ils auront eu le temps de digérer ce qu’on leur annonce, et ils le diront à leurs élus. Israël est une démocratie, et les démocraties font en général de bons choix. Encore l’histoire, vous savez. La démocratie s’est répandue dans le monde parce qu’elle fonctionne bien. Si nous paniquons et prenons des mesures irréfléchies, tout ce que nous réussirons à faire, c’est à envenimer les choses. Si nous laissons les événements se dérouler normalement, c’est sans doute la bonne solution qui sera au bout.

— Vous en êtes sûr ?

— Rien n’est jamais sûr dans la vie, il n’y a que des probabilités, expliqua Jack. — « Comment se fait-il que tout le monde ne comprenne pas ça ? » se demanda-t-il. — Mais l’intervention directe a une probabilité d’échec plus élevée que la non-intervention. Il arrive souvent que la meilleure chose consiste à ne rien faire. Là, c’est le cas, laissez donc leur système fonctionner normalement, et je crois que ça marchera. Voilà ce que j’en pense.

— Merci de votre analyse, fit-elle en coupant court.

— Mais c’est un plaisir, comme d’habitude.

Elliot attendit d’entendre la porte se refermer avant de se retourner. « Petit salopard, je te briserai pour ça », se promit-elle.

Ryan monta en voiture et prit West Executive Drive. Et il commença par se dire qu’il était vraiment allé trop loin.

« Mais non, tu as eu raison. Elle commençait à partir là-dedans, il fallait arrêter ça immédiatement. »

C’était la pire idée qui puisse venir à quelqu’un au gouvernement, il avait déjà vu ça. Ce qui arrivait aux gens à Washington était quelque chose de terrible. Ils débarquaient pleins d’idéal, et ces beaux sentiments se dissolvaient dans l’atmosphère chaude et humide. D’aucuns appelaient ça « se faire bouffer par le système », mais Ryan estimait qu’il s’agissait simplement d’une forme de pollution. C’était l’atmosphère de Washington qui vous rongeait l’âme.

« Et tu crois que tu es immunisé, Jack ? »

Ryan réfléchit là-dessus, sans prêter attention aux regards que lui jetait Clark dans le rétroviseur tandis qu’ils descendaient vers le fleuve. Il n’avait jamais donné dans le panneau, pas une seule fois… était-ce bien vrai ? Il aurait pu faire autrement un certain nombre de choses, il y en avait qui auraient mieux marché s’il s’y était pris différemment.

« En fait, tu n’es pas différent, tu crois l’être.

« Mais tant que j’ai le courage de me poser la question, je suis à l’abri.

« Ça, j’en suis sûr. »

* * *

— Alors ?

— Alors, j’ai plusieurs solutions, répondit Ghosn. Mais je ne pourrai pas travailler seul, il me faut de l’aide.

— Et la sécurité ?

— C’est un point important. Il faut que j’examine soigneusement tous les points. Je saurai alors exactement ce dont j’ai besoin, mais je sais déjà qu’il me faudra de l’aide pour certaines opérations, de toute façon.

— Par exemple ? demanda le commandant.

— Les explosifs.

— Mais tu es expert dans ce domaine, objecta Qati.

— Commandant, ce travail exige une précision que nous n’avons jamais eu à mettre en oeuvre. Par exemple, on ne peut pas se contenter d’utiliser du plastic ordinaire, pour cette raison très simple que ça se déforme. Il me faut des blocs d’explosif durs comme de la pierre, usinés au centième de millimètre, et leur forme doit être calculée mathématiquement. Je suis capable d’assimiler la théorie, mais j’en ai pour des mois. Au lieu de cela, je pourrais consacrer mon temps à arranger différemment les matières nucléaires et…

— Oui ?

— Et je crois que je pourrais améliorer cette bombe, commandant.

— L’améliorer ? Mais comment ?

— Si j’ai bien compris ce que j’ai lu sur le sujet, ce type d’arme peut être modifié pour devenir non pas une bombe, mais une allumette.

— Une allumette pour allumer quoi ? demanda Qati.

— Une bombe thermonucléaire à fusion, une bombe à hydrogène, Ismaël. La puissance serait multipliée par un facteur dix, peut-être cent, et nous pourrions détruire Israël, ou du moins une grande partie.

Le commandant se tut le temps de respirer plusieurs fois, essayant de digérer ce qu’il venait d’entendre. Il se remit à parler d’une voix très calme.

— Puisque tu as besoin d’aide, quel serait le meilleur endroit ?

— Günter doit avoir des contacts intéressants en Allemagne, si on peut lui faire confiance.

— J’y ai déjà réfléchi, et je crois qu’on peut.

Qati expliqua ce qui était arrivé.

— On est sûrs que toute cette histoire est bien vraie ? demanda Ghosn. Je ne crois pas plus que vous aux coïncidences, commandant.

— Il y avait une photo dans ce journal allemand, elle semblait authentique.

Un journal populaire allemand avait réussi à se procurer une photo en noir et blanc de la pendaison. Ce qui avait fait le succès de cette photo, c’est que Petra était nue jusqu’à la taille. Pareille fin pour une terroriste était quelque chose de trop juteux pour qu’on en prive les mâles allemands, dont l’un avait d’ailleurs été châtré par cette femme.

— Le seul problème, c’est qu’il faudra limiter au minimum le nombre de gens qui seront au courant…

— Mais nous avons besoin d’assistance, je comprends bien. — Qati sourit. — Tu as raison, il est temps de discuter de tout cela avec notre ami. Et tu proposes de faire exploser la bombe en Israël ?

— Oui, où ça d’autre ? Ce n’est pas mon boulot de décider ce genre de chose, mais j’ai supposé…

— Je n’y ai pas encore réfléchi. Chaque chose en son temps, Ibrahim. Quand pars-tu en Israël ?

— La semaine prochaine, je pense.

— Attends de voir ce que donne ce traité. — Qati réfléchissait. — Commence par déterminer ce dont tu as besoin, il faut se hâter lentement dans une affaire de ce genre. On essaiera de trouver ça dans un endroit aussi sûr que possible.

* * *

Cela parut durer une éternité, mais, en politique, « éternité » signifie aussi bien cinq minutes que cinq ans. Dans ce cas-là, tout se passa en moins de trois jours. Cinquante mille nouveaux manifestants arrivèrent devant la Knesset. Menés par des vétérans de toutes les guerres d'Israël, ceux-là soutenaient la signature du traité. Il y eut beaucoup de cris et on échangea quelques coups de poing, mais, pour une fois, ces manifestations ne dégénérèrent pas et la police parvint à séparer les deux clans qui se contentèrent de s'injurier.

Le cabinet se réunit une nouvelle fois à huis clos, à la fois attentif et indifférent à ce qui se passait sous ses fenêtres. Le ministre de la Défense garda son calme pendant toute la réunion, ce qui était assez inattendu. Quand ce fut son tour de parler, il convint que les armements supplémentaires promis par les Américains étaient loin d'être négligeables: quarante-huit chasseurs-bombardiers F-16, et, pour la première fois, des véhicules blindés Bradley M-2/3, des missiles Hellfire antichars, et l'accès au nouveau canon révolutionnaire que développait la technologie américaine pour les chars. Les Américains prenaient en outre à leur charge le plus gros de la mise sur pied au Néguev d'un centre d'entraînement identique à celui qu'ils avaient construit à Fort Irwin, en Californie. C'est dans ce camp que le 10e de Cavalerie devait s'entraîner avec des unités israéliennes. Le ministre de la Défense savait très bien quels effets bénéfiques avait eus le NTC sur l'US Army, qui n'avait jamais atteint un tel niveau opérationnel depuis la Seconde Guerre mondiale. Il estimait que l’apport de nouveaux matériels et de cet entraînement devait améliorer l’efficacité de l’armée israélienne d’environ 50 %. À cela s’ajoutaient une escadre de F-16 de l’US Air Force et le régiment blindé, lesquels, selon une clause secrète de l’accord, devaient passer sous contrôle israélien en cas d’urgence. Et c’était aux Israéliens de définir ce qu’était un « état d’urgence ». Cette concession était sans précédent dans l’histoire américaine, souligna le ministre des Affaires étrangères.

— En définitive, notre sécurité est-elle accrue ou diminuée par les traités ? demanda le premier ministre.

— Plutôt améliorée, admit le ministre de la Défense.

— Tu es prêt à le dire publiquement ?

Le ministre de la Défense pesa les choses un bon moment, les yeux fixés sur l’homme qui était assis au bout de la table. « Est-ce que tu me soutiendras quand je poserai ma candidature au poste de premier ministre ? » disaient ses yeux.

Le premier ministre acquiesça d’un signe de tête.

— Je le dirai publiquement, nous pouvons accepter ce traité.

Son discours ne ramena pas le calme, mais il suffit à convaincre le tiers des contre-manifestants de quitter les lieux. La minorité du centre à l’assemblée observait les événements, interrogeait sa conscience avant de prendre une décision. Les traités furent ratifiés à une faible majorité. Au Sénat des États-Unis, les commissions de la Défense et des Affaires étrangères n’avaient pas encore tranché, mais la mise en oeuvre des accords commença immédiatement.