Les diverses sociétés qui exploitent des satellites de télécommunications sont farouchement jalouses de leur indépendance, et se livrent une compétition sans merci, mais elles ne sont tout de même pas ennemies jurées. Elles sont même liées par des accords non écrits. Il y a toujours la possibilité que tel ou tel satellite tombe en panne, que ce soit pour une cause interne ou à la suite d’une collision avec des débris dans l’espace. Ce dernier type d’incident commence d’ailleurs à les préoccuper sérieusement. En conséquence, des accords tacites prévoient que, si un opérateur perd un satellite, ses confrères lui portent assistance, de la même façon que les journaux d’une ville partagent traditionnellement leurs imprimeries en cas de désastre naturel ou d’incendie, par exemple. Pour assurer le fonctionnement de ces accords, tous les opérateurs sont reliés en permanence par téléphone. Intelsat fut le premier à appeler Telstar.
— Bert, on a deux satellites en panne, dit l’ingénieur de permanence d’Intelsat d’une voix un peu inquiète. Et chez toi ?
— Merde, on vient d’en perdre quatre, et Westar-4 plus Teleglobe sont eux aussi HS. Je fais les tests... et toi ?
— Moi aussi, Bert. Tu as une idée ?
— Non. Il y a neuf satellites en panne, Stacy. Connerie ! — Il se tut. — Des idées ? Attend une seconde, j’ai quelque chose... OK, c’est le logiciel. Nous sommes en train d’interroger le 301... il a ramassé une de ces pêches... putain ! Le 301 a été saturé sur une bonne centaine de fréquences ! Y a quelqu’un qui essaie de nous emmerder.
— C’est pareil ici. Mais qui a bien pu faire ça ?
— Je suis sûr que ce n’est pas un pirate... il faudrait balancer des mégawatts, rien que pour un canal
— Bert, j’ai exactement la même chose. Les liaisons téléphoniques, tout le reste, tout fusillé au même moment. Tu comptes essayer de les remettre en service ?
— Tu plaisantes ou quoi ? J’ai pour de milliards de matériel là-haut. Tant que j’ai pas trouvé ce qui se passe, je les laisse comme ça. J’ai appelé mon vice-président, il arrive. Le président était à Denver, ajouta Bert.
— Le mien aussi, mais l’ingénieur en chef s’est fait coincer ici par la neige. J’ai pas envie de risquer trop gros là-dessus. Je crois que nous devrions travailler ensemble, Bert.
— Pas de problème de mon côté, Stace. Je vais passer un coup de fil à Fred Kent chez Hughes et voir ce qu’il en pense. On en a pour un bout de temps à tout vérifier. Je ne bouge pas d’ici tant que ça n’est pas réglé — et je veux dire complètement réglé. On a toute une industrie en péril, mec.
— D’accord avec toi. Je ne remets pas en route sans t’en parler.
— Tiens-moi au courant de ce que tu auras trouvé.
— D’accord, Bert. De toute façon, je te rappelle d’ici une heure.
* * *
L’Union soviétique est un pays immense, de loin le plus grand, tant par sa superficie que par la longueur de ses frontières. Et toutes ses frontières sont gardées, car l’État actuel comme ceux qui l’ont précédé a été envahi à maintes reprises. La défense des frontières comporte les moyens habituels — des troupes, des terrains d’aviation, des stations radar — et d’autres plus subtils, comme des stations d’écoute radio. Ces dernières ont été conçues pour les émissions radio et d’autres émissions électroniques. Les renseignements recueillis sont transmis par câble ou par faisceau hertzien à Moscou, au quartier général du Comité pour la sécurité de l’État, le KGB, situé 2, place Dzerjinski. La huitième direction du KGB a la responsabilité de tout ce qui concerne le renseignement électronique et la sécurité des communications. Elle a une histoire prestigieuse, car elle a toujours bénéficié d’une autre force traditionnelle des Russes, leur fascination pour les mathématiques théoriques. Il existe une relation logique entre le chiffre et les mathématiques. Sa manifestation la plus récente tenait dans les travaux d’une espèce de gnome barbu d’une trentaine d’années, qui avait été ébloui par les travaux de Benoît Mandelbrot à l’université d’Harvard. Mandelbrot est l’homme qui a inventé la géométrie fractale. En combinant ses travaux avec ceux de McKenzie sur la théorie du chaos, à l’université de Cambridge en Angleterre, le jeune génie russe avait mis au point une méthode originale de traitement des formules mathématiques. Les rares personnes capables de comprendre ses travaux pensaient qu’il était digne du prix Nobel. Par un heureux hasard, son père se trouvait être général dans les gardes-frontières, et le Comité pour la sécurité de l’État avait eu très vite connaissance de ses résultats. Le mathématicien disposait maintenant de toutes les facilités qu’une patrie généreuse sait accorder à ses enfants, et il était évident qu’il aurait un jour la médaille Planck.
Il lui avait fallu deux ans pour transformer sa théorie en quelque chose d’utilisable, mais, quinze mois plus tôt, il avait réalisé une première en brisant le chiffre le plus sûr du Département d’État, Stripe. Il avait ensuite établi que tous les codes militaires américains avaient une structure identique. En utilisant les données d’une autre équipe de recherche qui avait accès aux travaux du réseau Walker, et les renseignements encore plus intéressants de Pelton, il avait réussi à pénétrer tous les systèmes américains. Ce n’était pas encore parfait, les clés journalières résistaient encore de temps en temps. Il se passait quelquefois une semaine sans qu’ils réussissent à décoder quoi que ce soit, mais ils parvenaient parfois à récupérer la moitié du trafic pendant trois jours d’affilée. Et leurs résultats s’amélioraient de mois en mois. En fait, leur plus gros problème tenait en ce qu’ils ne disposaient pas d’ordinateurs assez puissants pour exécuter ce qu’ils auraient été théoriquement capables de faire, et la Huitième Direction entraînait intensivement des interprètes supplémentaires pour traiter le trafic intercepté.
On avait sorti Sergei Nikolaïevitch Golovko d’un sommeil profond, pour l’emmener à son bureau, où il s’était joint à tous ceux qui, de par le monde, étaient encore sous le choc de cet événement terrifiant. Il avait passé toute sa carrière à la Première Direction, et son métier consistait à scruter la pensée collective américaine afin de conseiller son président sur ce qui se passait. Les messages déchiffrés qui s’accumulaient sur son bureau constituaient son outil de travail le plus utile.
Il n’y avait pas moins de trente messages, lesquels disaient une seule chose : toutes les forces stratégiques avaient été placées au niveau d’alerte numéro deux, et toutes les forces conventionnelles au niveau trois. Le directeur adjoint du KGB se dit que le président américain paniquait, il n’y avait pas d’autre explication. Était-il possible qu’il croie que l’Union soviétique avait pu commettre cette infamie ? Il n’avait encore jamais vu quelque chose de plus terrifiant.
— Un autre message, naval.
Le planton le posa sur son bureau.
Golovko n’eut pas besoin de le relire.
— Envoyez-le en flash à la Marine.
Pour le reste, il fallait qu’il appelle son président. Il décrocha son téléphone.
* * *
Pour une fois, la bureaucratie soviétique réagit vite. Quelques minutes plus tard, un message fut émis en VLF, et le sous-marin Amiral Lunin se rapprocha de la surface pour prendre le message en entier. Le capitaine de vaisseau Dubinin lisait au fur et à mesure que le texte sortait de l’imprimante.
SOUS-MARIN AMÉRICAIN USS MAINE REND COMPTE POSITION 50D55M-09SN 153D-01M-23SW. AVARIE DE MACHINE SUITE COLLISION OBJET INCONNU.
Dubinin quitta le PC télec et se dirigea vers la table à cartes.
— À quel moment avons-nous détecté ce transitoire ?
— Ici, commandant, le relèvement était celui-ci.
Le navigateur traça une droite au crayon. Dubinin se contenta de hocher la tête et lui tendit le message.
— Regardez ça.
— À votre avis, qu’est-ce qu’il fait ?
— Il doit être près de la surface. Par conséquent... nous allons remonter, juste sous la couche, et on va augmenter l’allure. Le bruit de surface va saturer son sonar. Quinze noeuds.
— Vous pensez qu’il nous pistait ?
— Vous avez mis longtemps à trouver ça ?
Dubinin mesura la distance du but.
— Il est gonflé, celui-là. Vous savez que les Américains se vantaient de nous prendre en photo ? Maintenant, mon jeune ami, maintenant, c’est notre tour !
* * *
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Narmonov au directeur adjoint.
— Les Américains ont été attaqués par un agresseur non identifié, et cette attaque a fait de nombreux morts. Nous devons nous attendre à ce qu’ils augmentent leur niveau d’alerte. Un point important concerne le maintien de l’ordre, lui répondit Golovko au téléphone.
— Et ?
— Et, malheureusement, toutes leurs armes stratégiques visent la Rodina.
— Mais nous n’avons rien à voir dans cette affaire ! protesta le président soviétique.
— Exact. Mais vous savez, il s’agit d’une réaction automatique. Ce sont des mesures programmées et ça devient pratiquement un réflexe. Quand on vous a attaqué, vous devenez méfiant. Les contre-mesures sont préparées à l’avance, pour vous permettre d’agir rapidement et de consacrer vos ressources intellectuelles à analyser le problème sans vous laisser distraire par autre chose.
Le président soviétique se tourna vers son ministre de la Défense.
— Alors, que devons-nous faire ?
— Je vous recommande d’augmenter notre niveau d’alerte. Dans un but purement défensif, naturellement. Après tout, nous ne savons pas qui a fait ça, et il pourrait aussi bien s’en prendre à nous.
— Je suis d’accord, dit Narmonov sur un ton brusque. Niveau d’alerte maximum de temps de paix.
Golovko fronça les sourcils en entendant ça. Il avait choisi exactement le mot qui convenait : réflexe.
— Puis-je faire une suggestion ?
— Oui, fit le ministre de la Défense.
— Si c’est possible, il serait peut-être bon d’indiquer à nos forces la raison de ce niveau d’alerte. Cela pourrait atténuer le choc.
Le ministre se dit que c’était une complication inutile.
— Les Américains ne l’ont pas fait, continua Golovko d’une voix pressante, et c’est presque sûrement une erreur. Je vous demande de réfléchir à ce que peut être l’état d’esprit de gens que l’on sort soudainement du temps de paix et qu’on met à un stade d’alerte aussi élevé. Il suffirait de quelques mots, et ces mots-là pourraient se révéler très importants.
Narmonov trouva que l’idée était bonne.
— Faites-le, ordonna-t-il au ministre de la Défense.
— On ne devrait pas tarder à entendre parler les Américains sur la ligne rouge, dit Narmonov. Que vont-ils bien pouvoir dire ?
— Difficile à deviner, mais de toute manière, il faut que nous préparions une réponse, juste pour calmer le jeu, et pour les convaincre que nous n’y sommes pour rien.
Narmonov approuva d’un signe de tête. Cela paraissait assez judicieux.
— Commencez à travailler là-dessus.
Les opérateurs des services de télécommunications soviétiques maugréèrent en voyant le message qu’on leur ordonnait de diffuser. Pour faciliter sa transmission, il fallait le réduire à un groupe de cinq lettres qui puisse être décrypté et compris instantanément par ses destinataires, mais ce n’était pas possible. Les phrases supplémentaires devaient être réduites pour éviter que la transmission ne dure trop longtemps. Un major se chargea du travail, le fit approuver par son chef, un major général. Le message fut ensuite émis sur une trentaine de liaisons différentes, après avoir subi de légères modifications pour l’adapter aux différentes armées.
* * *
L’Amiral Lunin n’était pas à sa nouvelle route depuis cinq minutes qu’un nouveau message VLF arrivait. L’officier trans se précipita au central.
STADE D’ALERTE GÉNÉRALE DEUX. UNE EXPLOSION NUCLÉAIRE D’ORIGINE INCONNUE A EU LIEU AUX ÉTATS-UNIS. FORCES STRATÉGIQUES ET CONVENTIONNELLES AMÉRICAINES ONT ÉTÉ MISES EN ALERTE ÉTAT GUERRE POSSIBLE. TOUTES FORCES NAVALES ONT PRIS IMMÉDIATEMENT LA MER. PRENEZ TOUTES MESURES DE PROTECTION NÉCESSAIRES.
— Le monde est-il devenu fou ? demanda le commandant en parlant à la feuille de papier. C’est tout ?
— C’est tout, pas besoin de ressortir l’antenne.
— Ce ne sont pas des ordres, objecta Dubinin. Toutes les mesures de protection nécessaires ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour assurer notre protection, celle de la patrie, Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils veulent dire par là ?
— Commandant, dit le starpom, le stade deux comporte ses propres règles d’engagement.
— Je sais, fit Dubinin, mais elles ne s’appliquent pas ici.
— Sinon, pour quelle raison auraient-ils envoyé ce message ?
Le stade deux était un événement sans précédent dans la Marine de guerre soviétique. Cela signifiait que les règles d’engagement n’étaient plus celles du temps de paix, mais pas encore celles du temps de guerre. Comme tous ses homologues, Dubinin était prêt à faire son devoir, mais ce que cela impliquait était terrifiant... Il chassa cette pensée, il était officier de Marine, il avait reçu des ordres. Celui qui les avait donnés devait apprécier mieux que lui la situation. Le commandant de l’Amiral Lunin se leva et se tourna vers son second.
— Augmentez l’allure à vingt-cinq noeuds et rappelez aux postes de combat.
* * *
Les choses se passèrent aussi vite que les hommes réussirent à courir. Le bureau du FBI à New York, installé dans le bâtiment Jacob-Javits, à la pointe sud de Manhattan, envoya ses agents. On était dimanche, et il y avait peu de circulation. Les puissantes voitures banalisées arrivèrent au siège des chaînes de télévision. Les choses se passèrent de la même façon à Atlanta, où les agents du Centre Martin-Luther-King se rendirent au siège de CNN. Dans tous les cas, une équipe de trois agents fit irruption dans les salles de contrôle et annonça que rien ne devait filtrer de ce qui se passait à Denver. Dans le Colorado, sous la direction du directeur adjoint Walter Hoskins, les agents du Bureau envahirent toutes les stations locales et la compagnie du téléphone, où ils coupèrent les lignes, malgré les protestations véhémentes des employés de la Bell. Mais Hoskins commit une erreur, due au fait qu’il ne regardait pas assez souvent la télévision.
KOLD était une station indépendante qui essayait de prendre de l’importance et de posséder un réseau. Comme TBS, WOR, et quelques autres, elle avait ses propres liaisons satellites pour couvrir une zone plus vaste. Le pari était financièrement risqué, et les investisseurs n’étaient pas encore rentrés dans leurs frais. Cette station avait son siège dans un vieux bâtiment pratiquement sans fenêtres, au nord-est de la ville. Elle utilisait les services de la série des satellites canadiens Anik et couvrait l’Alaska, le Canada, et le centre-nord des États-Unis. Sa programmation comportait surtout de vieilles séries créées par les réseaux.
Le bâtiment occupé par KOLD avait été le premier immeuble de télévision à Denver, et il était construit selon les normes imposées dans les années trente par la Commission fédérale des télécommunications : une structure en béton armé, conçue pour résister à un bombardement — des spécifications qui dataient d’avant l’ère nucléaire. Les seules pièces à disposer de fenêtres étaient les bureaux de la direction, au sud du bâtiment. Dix minutes après l’événement, quelqu’un se pointa dans le bureau du directeur des programmes. Il se précipita à la salle de rédaction, et, une minute plus tard, un cameraman prit le monte-charge qui menait sur le toit. Les images furent transmises en bande Ku vers le satellite Anik, qui n’avait pas été touché. La station interrompit le film Les Aventures de Dobie Gillis en cours sur l’Alaska, le Montana, le Dakota du Nord et trois provinces canadiennes. Dans l’Alberta, à Calgary, la journaliste d’une feuille locale qui avait une passion pour Dwayne Hickman, fut surprise du changement soudain de l’image, et appela sa rédaction. Son récit fut diffusé immédiatement par Reuters, et, peu après, CBC retransmit l’information vidéo sur l’Europe via l’un des satellites Anik indemnes.
Pendant ce temps-là, une équipe du FBI de Denver pénétrait dans le bâtiment de la KOLD. Ils annoncèrent la décision présidentielle aux journalistes qui protestèrent au nom du Premier Amendement à la Constitution. L’argument était de faible poids en face d’agents en armes qui coupèrent les émetteurs. Les agents du FBI eurent du moins la courtoisie de présenter leurs excuses, mais ils auraient même pu s’en passer : ce qui avait été une pure imbécillité depuis le début était déjà totalement inutile.
* * *
— Alors, demanda Richards à son état-major, a-t-on une idée de ce qui se passe ?
— Non, commandant, aucune. On ne nous a pas donné de raison pour passer à ce stade d’alerte, dit l’officier trans en s’excusant presque.
— Comme ça, on est le cul entre deux chaises, hein !
Ce n’était pas une question. Le groupe du TR passait au large de Malte, et était en portée de ses objectifs en Union soviétique. Il fallait pour cela que les A-6 Intruder du « Bâton » décollent, grimpent rapidement à leur altitude de croisière et rejoignent leurs ravitailleurs. À ce moment, ils avaient assez de carburant pour gagner leurs cibles dans la péninsule de Kerch ou à proximité. Jusqu’à l’année précédente, les porte-avions américains, bien qu’ils emportent un nombre conséquent de bombes thermonucléaires, n’étaient pas partie prenante du « Plan d’opérations intégrées », le POI. Ce plan constituait le schéma de base pour la destruction de l’Union soviétique. La réduction du nombre de missiles balistiques — essentiellement basés sur le territoire américain — avait diminué considérablement le nombre de têtes nucléaires disponibles et, comme tous les planificateurs, le Bureau interarmées des objectifs, implanté à proximité du SAC, avait essayé de s’arranger de cette réduction par tous les moyens possibles. En conséquence, dès qu’un porte-avions était en portée de cibles soviétiques, il prenait sa part du POI. Dans le cas de l’USS Theodore Roosevelt, il changeait de statut dès qu’il était à l’est de Malte pour devenir une force nucléaire stratégique et non plus une force conventionnelle. Pour remplir cette mission, le TR embarquait cinquante bombes B-61 Mod-8 non guidées dans une soute spéciale et particulièrement gardée. Les B-61 étaient équipées d’un système de modulation de puissance, qui permettait de les régler entre dix et cinq cents kilotonnes. Ces bombes faisaient quatre mètres de long, moins de trente centimètres de diamètre, pesaient à peine trois cent cinquante kilos, et on leur avait donné une forme particulièrement aérodynamique. Chaque A-6E en emportait deux, les deux autres points d’emport étaient occupés par des réservoirs supplémentaires qui leur conféraient un rayon d’action supérieur à mille nautiques. Dix avions représentaient une puissance de destruction équivalente à celle d’un escadron de missiles Minuteman. Les objectifs qui leur étaient assignés étaient essentiellement navals. Par exemple, l’une des missions POI consistait à réduire le chantier naval Nikolaïev, sur les bords du Dniepr, à l’état de tas de gravats. C’était d’ailleurs là qu’avait été construit le porte-avions soviétique Tbilissi.
Le commandant avait un autre problème sur les bras : l’amiral commandant la Force avait profité d’une occasion et était allé participer à une conférence avec le commandant de la Sixième Flotte, à Naples. Richards était livré à lui-même.
— Où est notre ami ? demanda le commandant du TR.
— À peu près deux cents nautiques derrière nous, répondit l’officier opérations. Tout près.
— Il faut mettre en l’air les avions à cinq minutes, patron, dit Jackson. Je vais prendre une patrouille de deux appareils et aller orbiter pour voir ce qui se passe de ce côté.
Il montra l’endroit du doigt sur la carte.
— Vas-y doucement, Rob.
— Fais-moi confiance.
Jackson prit un téléphone.
— Qui est d’alerte ? demanda-t-il à la salle de la VF-1. Parfait.
Il sortit pour aller prendre sa combinaison de vol et son casque.
— Messieurs, dit Richards dès que Jackson fut parti, nous sommes à l’est de Malte, et nous faisons partie des forces POI, le stade d’alerte numéro deux s’applique donc à nous. Si quelqu’un a besoin de se rafraîchir les idées sur les règles d’engagement du stade deux, il ferait mieux de se dépêcher. Tout ce qui peut représenter une menace doit être détruit sous ma responsabilité, en tant que commandant du groupe. Questions ?
— Commandant, nous ne savons même pas ce qui arrive, souligna l’officier opérations.
— Ouais. On va essayer de réfléchir, mais, messieurs, il faut commencer par agir. Il se passe quelque chose de grave, et nous sommes au stade deux.
Sur le pont d’envol, la nuit était claire. Jackson donna rapidement ses instructions au capitaine de corvette Sanchez et aux officiers radaristes, puis les patrons d’appareil des deux Tomcat conduisirent les équipages à leurs avions. Jackson et Walters montèrent à bord. Le patron les aida à se sangler, redescendit et ôta l’échelle. Le capitaine de vaisseau Jackson attaqua la séquence de démarrage, et attendit que les instruments moteurs indiquent le bon régime. Le F-14D était habituellement armé de quatre missiles Phoenix à autodirecteur radar et de quatre Sidewinder infrarouges.
— Paré derrière, Shredder ? demanda Jackson.
— On est partis, Spade, répondit Walter.
Robby poussa les gaz à fond, puis mit la réchauffe, et fît signe qu’il était paré à l’officier de catapulte, qui vérifia une dernière fois que le pont était dégagé. L’officier fît un grand signe à l’appareil.
Jackson lui rendit son salut, enleva sa main du manche, et appuya sa nuque contre l’appui-tête. Une seconde après, le bâton lumineux de l’officier de catapultage toucha le pont. Un officier marinier appuya sur le bouton de mise à feu, et la vapeur s’engouffra dans le cylindre.
Malgré ses années de métier, ses sens n’étaient pas assez rapides pour tout enregistrer. L’accélération de la catapulte faillit lui enfoncer complètement les yeux dans les orbites. Les lumières atténuées du pont disparurent derrière lui, l’arrière de l’avion s’enfonça, ils avaient décollé. Jackson s’assura que l’avion volait réellement avant de couper la réchauffe, puis rentra train et volets, et commença à monter doucement. Il était à trois mille pieds lorsque « Bud » Sanchez et « Lobo » Alexander arrivèrent à sa hauteur.
— On coupe les émissions radar, dit Shredder en consultant ses appareils.
Le groupe du TR venait de cesser toute émission dans un laps de quelques secondes. Désormais, il était impossible de le détecter à partir de ses bruits électroniques.
Jackson s’enfonça dans son siège. « Quoi qu’il se passe, se dit-il, ce ne peut tout de même pas être grave à ce point. » Il faisait une belle nuit claire, et plus il montait, plus elle était claire à travers la verrière de son chasseur. Les étoiles brillaient comme des piqûres de lumière. Il apercevait dans le lointain les feux à éclat d’avions de ligne, et les côtes d’une douzaine de pays. Par une nuit pareille, rêvait-il, les paysans se font poètes. Il vira cap à l’ouest, Sanchez toujours dans son aile. Il y avait quelques nuages de ce côté-là, il s’en rendit compte en voyant moins d’étoiles.
— OK, ordonna Jackson, on va regarder juste un coup
L’officier radar se mit sur émission. Le F-14D venait d’être équipé du nouveau radar d’Hughes dit « FBI », pour « faible probabilité d’interception ». Ce radar émettait moins de puissance que l’AWG-9 qu’il remplaçait, mais il avait plus de sensibilité et diminuait le risque de se faire repérer par les détecteurs d’un avion adverse. Il avait également des capacités améliorées vers le bas.
— Je les ai, rendit compte Walters. Une jolie formation circulaire.
— Y a quelque chose en l’air ?
— Tout ce que je vois, c’est son IFF en route.
— D’ac, on sera à poste dans quelques minutes.
* * *
Cinquante nautiques derrière eux, un E2-C Hawkeye de détection radar quittait la catapulte numéro deux. Après lui, ce fut le tour de deux ravitailleurs KA-6 et de chasseurs supplémentaires. Les ravitailleurs devaient rallier Jackson pour compléter les pleins, lui permettant ainsi de rester en l’air quatre heures de plus. Le rôle de l’E2-C était encore plus important. Il grimpa à pleine poussée, et vint au sud pour se mettre à poste à cinquante nautiques du porte-avions. Dès qu’il fut à vingt-cinq mille pieds, il mit en route son radar de veille et les trois opérateurs de l’équipage commencèrent à classer les contacts. Les données étaient retransmises par liaison numérique à l’officier de défense aérienne embarqué à bord du croiseur Aegis, l’USS Thomas Gates, indicatif Stetson.
— Pas grand-chose, patron.
— OK, nous sommes à poste. On va tourner en rond et regarder dehors si on voit quelque chose.
Jackson mit son appareil en virage lent, Sanchez toujours en formation serrée.
C’est le Hawkeye qui les vit le premier. Ils étaient pratiquement sous Jackson et sa patrouille de deux Tomcat, et hors de détection de leurs radars pour l’instant.
— Stetson de Faucon Deux, quatre non-identifiés, relèvement deux-huit-unité, cent nautiques.
La position d’origine était celle du TR.
— IFF ?
— Négatif, leur vitesse : quatre cents, altitude sept cents, cap : unité-trois-cinq.
— Donnez plus de détails, demanda l’officier de défense aérienne.
— Ils sont en formation relâchée, Stetson, ajouta le contrôleur du Hawkeye. Estimés chasseurs.
* * *
— J’ai quelque chose, dit Shredder à Jackson un instant après. On dirait deux, non, quatre avions, cap sud-est.
— C’est à qui ?
— C’est pas des nôtres.
* * *
Au centre information du TR, personne n’avait encore la moindre idée de la situation. À ce point, tout ce qu’ils savaient était que la plupart des satellites de télécommunications étaient en panne, mais que les satellites militaires fonctionnaient normalement. En scrutant plus attentivement le spectre des fréquences satellite, ils se rendirent compte qu’un grand nombre de canaux vidéo étaient inactivés, de même que les canaux téléphoniques. Les spécialistes des télécommunications étaient tellement habitués à compter sur leurs liaisons high-tech, que ce fut un matelot radio de seconde classe qui eut l’idée de regarder ce qui se passait en ondes courtes. Ils tombèrent sur la BBC. Le flash d’info fut enregistré et communiqué au centre d’information. La voix s’exprimait avec cette assurance tranquille qui est la marque de la British Broadcasting Corporation :
« Reuters rapporte qu’une explosion nucléaire s’est produite dans le centre des États-Unis. Une station de télévision de Denver, dans le Colorado — l’Anglais avait du mal à prononcer correctement les noms d’États américains —, KOLD, a transmis par satellite l’image d’un nuage en forme de champignon au-dessus de Denver, tandis qu’une voix faisait état d’une gigantesque explosion. La station KOLD n’émet plus à l’heure qu’il est, et toutes les tentatives faites pour joindre Denver au téléphone se sont révélées sans succès. Cependant, aucun commentaire officiel n’a été fourni à propos de cet incident. »
— Seigneur Dieu, dit quelqu’un, et il exprimait ce que tous ressentaient.
Du regard, le capitaine de vaisseau Richards fit le tour de son état-major.
— Eh bien, nous savons maintenant pourquoi nous sommes au stade deux. On va mettre d’autres chasseurs en l’air. Les F-18 devant, les 14 derrière. Je veux quatre A-6 armés de B-61 et briefés sur les objectifs POI. Une flottille de 18 avec des missiles air-mer, et mettez-moi au point un plan d’attaque sur le groupe du Tbilissi.
— Commandant, appela un opérateur. Faucon dit qu’il y a quatre chasseurs en route vers nous.
Richards n’avait qu’à se retourner pour voir la situation tactique sur un écran radar à moins de deux mètres. Les quatre nouveaux contacts étaient là, en forme de V inversé, avec leurs vecteurs de cap. Le point de passage le plus proche était à moins de vingt nautiques, largement en portée des missiles air-surface.
— Envoyez immédiatement Spade identifier ces mecs !
— ... rapprochez-vous et identifiez-les, fut l’ordre transmis par le Hawkeye qui le contrôlait.
— Roger, répondit Jackson. Bud, éloigne-toi un peu.
— Roger.
Le capitaine de corvette Sanchez poussa un peu du manche à gauche pour accroître la distance entre son chasseur et celui de Jackson. Baptisée « le deux de dés », cette manoeuvre permettait aux appareils de se soutenir mutuellement, tout en interdisant à un assaillant de les attaquer simultanément. Les avions plongèrent en se séparant et mirent toute la puissance. En quelques secondes, ils franchirent le mur du son.
— On devrait être en vue, dit Shredder au pilote, j’active la caméra télé. Le Tomcat était équipé d’un système d’identification assez simple, une caméra de télévision avec un téléobjectif grossissement dix qui fonctionnait de jour comme de nuit. Le lieutenant de vaisseau Walters pouvait asservir la caméra au radar, et, en quelques secondes, il put voir quatre points qui grossirent rapidement.
— Double dérive.
— Faucon de Spade, dites à Bâton que nous sommes en visuel, mais pas encore d’identification. On continue à se rapprocher.
* * *
Le major Piotr Arabov n’était pas plus tendu que d’habitude. Pilote instructeur, il enseignait à trois Libyens les finesses de la navigation de nuit au-dessus de la mer. Ils avaient fait demi-tour au-dessus de l’île italienne de Pantelleria trente minutes plus tôt, et rentraient à Tripoli. Le vol de nuit en formation présentait pas mal de difficultés pour les trois pilotes libyens, alors qu’ils avaient déjà trois cents heures de vol sur cet appareil, et voler au-dessus de l’eau est ce qu’il y a de plus dangereux. Heureusement, ils bénéficiaient d’une nuit favorable, et le ciel rempli d’étoiles leur donnait une bonne référence horizontale. « Il vaut mieux commencer par le plus facile, quand on apprend, se dit Arabov, et à cette altitude. » Pour une mission réelle, à cent mètres, à plus grande vitesse et par ciel couvert, c’était nettement plus risqué. Il n’était pas plus impressionné par les qualités d’aviateurs de ces Libyens que l’US Navy ne l’avait été en plusieurs occasions, mais ils mettaient de la bonne volonté à apprendre, c’était déjà ça. Leur pays, riche de son pétrole, avait retenu la leçon des Irakiens ; il s’était dit que, quitte à avoir une aviation, autant en avoir une qui soit convenablement entraînée. Cela voulait dire que l’Union soviétique pourrait vendre davantage de Mig-29, alors que les ventes d’armes dans le voisinage d’Israël étaient désormais sérieusement contrôlées. Et cela voulait dire, enfin, que le major Arabov était payé, pour partie, en devises fortes.
L’instructeur jeta un coup d’oeil de droite et de gauche pour surveiller ses ouailles. La formation n’était pas exactement serrée, mais, enfin, ça pouvait aller. Les avions étaient un peu paresseux, avec deux réservoirs supplémentaires sous chaque aile. Les réservoirs avaient des ailerons de stabilisation et ressemblaient assez à des bombes, à propos.
* * *
— Ils emportent quelque chose, patron. Des Mig-29, sûr.
— Correct.
Jackson consulta lui-même l’indicateur, et prit la radio.
— Bâton de Spade, à vous.
— Parlez.
Le traitement numérique permettait à Jackson de reconnaître la voix de Richards.
— Bâton, on les a identifiés. Quatre Mig deux-neuf. Apparemment des charges sous voilure. Cap vitesse altitude inchangés.
Il y eut un court silence.
— Abattez les hostiles.
Jackson eut un haut-le-corps.
— Répétez, Bâton.
— Spade de Bâton : abattez les hostiles. Faites l’aperçu.
« Il a dit hostiles ? pensa Jackson. Il en sait plus que moi. »
— Reçu, j’attaque, terminé. — Jackson appuya sur la pédale du micro. — Mais suivez-moi de près.
— Et merde ! fit Shredder. Je propose que nous lancions deux Phoenix, un sur les deux de droite et un sur les deux de gauche.
— Marche comme ça, répondit Jackson en basculant son sélecteur de tir sur AIM-54.
Le lieutenant de vaisseau Walters programma les missiles de façon à ce qu’ils ne mettent leur autodirecteur en fonction qu’à un nautique de la cible.
— Paré. Distance seize mille. Missiles en acquisition.
Le viseur tête haute de Jackson afficha les symboles corrects. Un bip-bip dans ses écouteurs l’avertit que le premier missile était prêt. Il appuya une première fois sur le poussoir de tir, puis une seconde, et recommença encore une fois.
— Merde ! fit Michael « Lobo » Alexander, à un demi-nautique de là.
— Tu sais bien ce qui se passe ! lui répondit vivement Sanchez.
— Le ciel est clair, je ne vois rien d’autre.
Jackson ferma les yeux pour protéger sa vision de la flamme jaune pâle des missiles. Ils s’éloignèrent rapidement en accélérant jusqu’à trois mille noeuds à l’heure, près d’un nautique par seconde. Jackson les regarda se diriger vers leur cible, et se remit en position de tir pour le cas où les Phoenix la manqueraient.
* * *
Arabov jeta un coup d’oeil à ses instruments : rien d’anormal. Les appareils d’alerte ne signalaient que des radars de veille aérienne, l’un d’entre eux avait disparu quelques minutes plus tôt. À part ça, c’était la routine d’une mission d’entraînement, il ne restait plus qu’à se diriger à cap et altitude constants vers un point donné. Les détecteurs d’alerte n’avaient pas vu le radar FBI qui l’avait trouvé ainsi que sa patrouille dans les cinq minutes précédentes. En revanche, ils étaient capables de détecter le puissant autodirecteur d’un Phoenix.
Un voyant d’alerte rouge vif s’alluma soudain, et un son déchirant lui remplit les oreilles. Arabov baissa les yeux pour vérifier ses instruments. Tous semblaient fonctionner normalement, mais ce n’était pas... Il tourna immédiatement la tête. Il eut le temps d’apercevoir comme une demi-lune toute jaune, puis une traînée de gaz brillante comme une étoile, et enfin un éclair.
Le Phoenix tiré sur la paire de droite explosa à quelques mètres. La charge de soixante kilos emplit l’air de fragments à haute vélocité qui déchiquetèrent les deux Mig. La même chose arriva à ceux de gauche. Il ne restait qu’un nuage incandescent de kérosène qui explosait et les débris des appareils. Trois pilotes furent tués sur le coup. Arabov fut arraché à son avion qui se désintégrait par son siège éjectable, dont le parachute s’ouvrit à soixante-dix mètres au-dessus de la mer. Le choc de l’éjection l’avait rendu inconscient, et le major russe fut sauvé par des systèmes de sécurité qui prévoyaient ce genre de choses. La brassière gonflable lui maintint la tête hors de l’eau, un émetteur UHF commença à émettre vers un hypothétique hélicoptère de sauvetage, et un puissant feu à éclats bleus et blancs jaillit dans l’ombre. Il ne restait autour de lui que quelques taches de pétrole en feu.
* * *
Jackson eut droit à tout le spectacle. Il venait sans doute de battre un record : quatre avions en un seul tir missiles. Mais ce n’était pas bien difficile. Ses victimes ne savaient même pas qu’il était là, comme dans le cas de l’Irakien qu’il avait descendu. Un pilote frais émoulu de l’école en aurait fait autant. Ça ressemblait davantage à un assassinat qu’à la guerre — mais quelle guerre ? se demanda-t-il, y avait-il une guerre ? et il ne savait même pas pourquoi il avait fait ça.
— Quatre Mig abattus, dit-il à la radio. Bâton de Spade, quatre avions abattus. Je retourne à mon poste, il nous faut du pétrole.
— Reçu, Spade, les ravitailleurs sont au-dessus de vous. Je comprends que vous avez abattu quatre appareils.
— Eh, Spade, mais qu’est-ce qui se passe, Bon Dieu ? demanda le lieutenant de vaisseau Walters.
— J’aimerais bien le savoir, Shredder. Je viens peut-être de tirer le premier coup de feu d’une guerre. Mais quelle guerre ?
* * *
Keitel connaissait un certain nombre d’unités soviétiques, et, malgré les cris qu’il avait poussés, le régiment blindé de la Garde les valait bien. Ses chars de combat T-80 ressemblaient un peu à des jouets avec leur blindage actif réparti sur la tourelle et la caisse, mais c’étaient en fait des engins extrêmement dangereux et leurs canons de 125 mm ne laissaient aucun doute sur leur identité et leur mission. La soi-disant équipe d’inspection s’était séparée en groupes de trois. Keitel avait la tâche la plus dangereuse, car il accompagnait le commandant du régiment. Keitel — alias « Colonel Ivanenko » consulta sa montre en emboîtant le pas au vrai colonel.
Deux cents mètres plus loin, Günter Bock et deux autres ex-officiers de la Stasi s’approchèrent de l’équipage d’un char qui embarquait dans son engin.
— Arrêtez-vous ! ordonna l’un d’eux.
— Oui, mon colonel, répondit le jeune maréchal des logis chef d’équipage.
— Descendez. Nous allons inspecter votre véhicule.
Le chef de char, le tireur et le pilote se mirent en ligne devant leur engin, tandis que les autres équipages embarquaient dans les leurs. Bock attendit que les chars contigus aient refermé leur coupole pour abattre les trois Russes avec un pistolet équipé de silencieux. Ils poussèrent les trois corps sous le blindé. Bock s’installa à la place du tireur, et prit rapidement connaissance des commandes qu’il avait déjà étudiées auparavant. À douze cents mètres de là et à angle droit de son char, stationnaient plus de cinquante chars américains M1-A1 dont les équipages embarquaient.
— Démarrage, annonça le pilote sur l’interphone.
Le diesel se mit à rugir en même temps que les autres.
Bock mit le sélecteur de munition sur « Obus à flèche » et appuya sur le bouton d’alimentation. Automatiquement, la culasse du canon s’ouvrit, la charge propulsive fut introduite, et la culasse se referma. Jusque-là, se dit Bock, c’était facile. Il baissa ensuite le viseur et choisit un char américain. La visée était facile, elle aussi. Le parc de stationnement des Américains était éclairé comme n’importe quel parking, afin que l’on puisse détecter facilement les intrus. Le télémètre laser lui fournit une distance, et Bock augmenta le site jusqu’à la valeur voulue. Il estimait qu’il n’y avait pas de vent, la nuit était calme. Bock regarda sa montre, attendit que la grande aiguille soit sur douze puis appuya sur la détente. Le T-80 recula sous l’effet du départ, de même que trois autres chars. Deux tiers de seconde après, l’obus toucha la tourelle du char américain. Le résultat fut impressionnant. Il avait visé la soute à munitions, à l’arrière de la tourelle. Les quarante coups qui y étaient stockés s’allumèrent instantanément, les volets de décompression évacuèrent la plus grosse partie des gaz vers le haut, mais les portes anti-feu à l’intérieur du char avaient déjà été détruites par l’impact initial, et l’équipage fut brûlé vif dans son engin à deux millions de dollars, réduit à l’état de volcan kaki et marron en même temps que deux autres blindés.
Plus au nord, à cent mètres, le colonel commandant le régiment s’arrêta net au milieu d’une phrase en entendant les explosions. Il n’arrivait pas à y croire.
Bock avait déjà tiré un second coup dans le compartiment moteur d’un autre char, et chargeait le troisième. Sept M1-A1 brûlaient déjà avant que le premier tireur américain ait eu le temps d’alimenter son canon. La grosse tourelle pivota, tandis que les chefs de char hurlaient des ordres à leurs tireurs et à leurs pilotes. Bock vit la tourelle bouger et pointa sur elle. Son coup passa un peu trop à gauche, mais atteignit un autre Abrams garé un peu plus loin derrière. Le coup de l’Américain passa trop haut, le tireur était trop énervé. Il réalimenta immédiatement, et fit exploser un T-80 juste après le voisin de Bock. Günter décida de laisser cet Américain tranquille.
— On nous attaque — ouvrez le feu, ouvrez le feu ! hurlaient les officiers russes à la radio.
Keitel courut au char de commandement.
— Je suis le colonel Ivanenko. Votre colonel est mort — mettez en route ! Foutez-moi en l’air ces salopards tant que nous avons de quoi leur répondre !
L’officier opérations hésita un peu, il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait, il n’entendait que le bruit des échanges de coups de canon. Mais les ordres venaient d’un colonel. Il saisit son micro, appuya sur la touche « général », et transmit l’ordre.
Comme prévu, il y eut un peu de flottement. Il y avait au moins dix chars américains en feu, mais quatre autres ripostaient. Soudain, toute la ligne soviétique ouvrit le feu, et trois chars américains de plus explosèrent. Ceux qui étaient abrités un peu en arrière commencèrent à se masquer derrière leurs pots fumigènes et à manoeuvrer pour reculer, tandis que les blindés soviétiques s’ébranlaient. Keitel admira la manoeuvre des T-80. Il en restait sept, dont quatre qui brûlaient. Deux autres explosèrent avant d’avoir passé la ligne sur laquelle il se tenait un instant plus tôt.
Ce moment valait d’être vécu, se dit Keitel. Peu importe ce que Bock avait en tête, ça faisait du bien de voir les Russes et les Américains s’entretuer.
* * *
L’amiral Joshua Painter arriva au quartier général de CINCLANT juste à temps pour voir le message que venait d’envoyer le Theodore Roosevelt.
— Qui exerce le commandement là-bas ?
— Amiral, le commandant du groupe aéronaval est en route pour Naples. L’officier le plus ancien est le capitaine de vaisseau Richards, lui répondit l’officier renseignement de la Flotte. Il dit qu’ils ont vu quatre Mig arriver sur eux, et, comme il était au stade deux, il les a abattus parce qu’ils constituaient une menace potentielle pour sa force.
— Ces Mig étaient à qui ?
— Peut-être au Tbilissi.
— Attendez une minute — vous me parlez de stade deux ?
— Le TR est à l’est de Malte, amiral, le POI s’applique, lui fit remarquer l’officier opérations.
— Quelqu’un sait-il exactement ce qui se passe ?
— En tout cas, pas moi, répondit honnêtement l’officier renseignement.
— Appelez-moi Richards en phonie. — Painter s’arrêta. — Quel est l’état de la Flotte ?
— Tout le monde a reçu l’ordre de se préparer à appareiller, amiral. C’est automatique.
— Mais pourquoi sommes-nous aussi au stade deux ?
— Amiral, ils ne nous ont rien dit de plus.
— C’est extraordinaire.
Painter enleva son chandail et demanda du café.
— Le Roosevelt, amiral, dit quelqu’un à l’interphone.
Painter appuya sur le bouton et passa sur haut-parleur.
— Ici CINCLANT.
— Richards, amiral.
— Que se passe-t-il ?
— Amiral, nous avons reçu un ordre stade deux il y a un quart d’heure. Nous avons détecté un raid de Mig-29, et j’ai donné l’ordre de les abattre.
— Pourquoi ?
— Ils étaient armés, amiral, et nous avons intercepté un message radio à propos d’une explosion.
Painter se raidit.
— Quelle explosion ?
— Amiral, la BBC annonce qu’il y a eu une explosion nucléaire à Denver. C’est une station locale de télévision qui a annoncé la nouvelle la première, mais ils disent qu’elle n’émet plus. Avec ce genre d’information, j’ai décidé de tirer. Je suis l’officier le plus ancien sur zone, c’est moi qui suis responsable du groupe. Amiral, à moins que vous ayez autre chose à me demander, j’ai du pain sur la planche ici.
Painter savait qu’il fallait le laisser tranquille.
— Servez-vous de votre tête, Ernie, servez-vous-en bien.
— Bien, amiral, terminé.
La liaison fut coupée.
— Une explosion nucléaire ? demanda l’officier renseignement.
Painter disposait d’une ligne directe avec le NMCC. Il décrocha.
— Ici CINCLANT.
— Capitaine de vaisseau Rosselli, amiral.
— Est-il vrai qu’il y a eu une explosion nucléaire ?
— Affirmatif, amiral. Près de Denver. Le NORAD estime la puissance à quelques centaines de kilotonnes et pense qu’il y a beaucoup de victimes. C’est tout ce que nous savons. On n’a encore rien dit à personne.
— Eh bien, je vais vous dire un autre truc : le Theodore Roosevelt vient d’intercepter et d’abattre quatre Mig-29 assaillants. Tenez-moi au courant. Sauf contrordre, je fais appareiller tout le monde.
* * *
Bob Fowler en était déjà à son troisième café. Il s’en voulait d’avoir bu ces quatre bières allemandes assez fortes, et ce qu’il craignait le plus, c’était que quelqu’un se rende compte qu’il sentait l’alcool. Sa raison lui disait que ses réactions pouvaient en être affectées, mais cela faisait des heures qu’il les avait avalées, et l’élimination naturelle ajoutée au café le purgerait rapidement de tout ça.
Pour la première fois, il remerciait le Ciel que Marion soit morte. Il avait été à son chevet, il avait vu mourir sa femme bien-aimée. Il savait ce que cela représentait de souffrance et de tragédie, et même si tous ces gens avaient connu une fin épouvantable à Denver, il fallait qu’il chasse leur pensée, qu’il prenne de la hauteur, pour se concentrer et essayer d’éviter le même sort à beaucoup d’autres.
Pour le moment, songea Fowler, les choses allaient plutôt bien. Il était intervenu assez rapidement pour empêcher la nouvelle de se répandre, et il n’avait vraiment pas besoin d’une panique généralisée. Les forces armées étaient au niveau d’alerte le plus élevé, et en mesure d’empêcher une nouvelle attaque ou de la dissuader pour un certain temps.
— OK, dit-il au NORAD et au SAC avec qui il était en conférence. Essayons de résumer la situation.
Ce fut le NORAD qui répondit.
— Monsieur, nous avons eu une explosion nucléaire isolée d’une centaine de kilotonnes, mais nous n’avons aucun compte rendu direct. Nos forces passent à un niveau d’alerte élevé. Les satellites de télécommunications ne marchent plus...
— Pourquoi ? demanda Elizabeth Elliot. — Sa voix paraissait plus fragile que celle de Fowler. — Qui aurait pu faire ça ?
— Nous n’en savons rien. Cela pourrait résulter d’une explosion nucléaire dans l’espace, les effets IEM — une impulsion électromagnétique. Quand une arme nucléaire explose à très haute altitude, la plus grande partie de son énergie est libérée sous forme de rayonnements électromagnétiques. Les Russes en savent plus que nous sur le sujet. Ils ont fait des essais en Nouvelle-Zemble dans les années soixante, mais nous n’avons aucune preuve d’une telle explosion, et nous l’aurions remarquée. Par conséquent, il est peu probable qu’il s’agisse d’une attaque nucléaire contre les satellites. Autre hypothèse, une émission électromagnétique massive à partir du sol. Aujourd’hui, les Russes ont investi des sommes considérables dans la recherche sur les armes à rayonnements. Ils ont un navire truffé d’antennes dans le Pacifique Est, le Youri Gagarine. Il est classé bâtiment de soutien spatial, et il a quatre antennes gigantesques à fort gain. Ce bateau est en ce moment à trois cents nautiques des côtes péruviennes, tout à fait en vue des satellites touchés. Il est supposé assister les opérations de la station spatiale Mir. À part ça, nous n’avons aucune idée. L’un de mes officiers est en train de discuter avec les gens d’Hughes Aerospace pour savoir ce qu’ils en pensent. Nous essayons toujours de récupérer les bandes d’enregistrement du contrôle aérien de Stapleton pour voir si un avion n’aurait pas pu larguer la bombe, et nous attendons ce que vont nous dire les équipes de secours qui sont sur place. Enfin, nous avons fait décoller deux escadres, et il y en a une autre qui part au moment où je vous parle, ajouta CINC-SAC. Tous les escadrons de missiles sont en alerte. Mon adjoint est en l’air, à bord du Looking Glass de la côte Ouest, et un autre Rotule est prêt à décoller avec vous, monsieur.
— Il se passe des choses en Union soviétique ?
— Leur défense aérienne augmente son niveau d’alerte, comme je vous l’ai déjà dit, répondit le général Borstein. Nous interceptons pas mal de trafic radio, mais rien d’identifiable. On ne voit aucun signe d’une attaque contre les États-Unis.
— OK.
Le président souffla un grand coup. La situation était grave, mais maîtrisée. La seule chose qu’il avait à faire, c’était de calmer les choses, et alors, ils pourraient passer à la suite.
— Je vais appeler directement Moscou.
— Très bien, monsieur, répondit le NORAD.
Un transmetteur de la Marine était assis à deux sièges du président. Son terminal était allumé.
— Voulez-vous vous approcher, monsieur le président, dit le premier-maître. Je ne peux pas transférer mon écran sur le vôtre.
Fowler fit rouler son fauteuil jusque-là.
— Monsieur, je vais vous montrer comment ça marche. Ce que je tape ici est envoyé directement aux ordinateurs du NMCC, au Pentagone — ils se contentent de le chiffrer —, mais quand les Russes répondent, ça arrive sur la ligne rouge en russe ; ils traduisent, et ils le renvoient ici depuis le Pentagone. Il y a un système de secours à Fort Ritchie, au cas où Washington serait en panne. Nous sommes reliés par câble et avec deux satellites. Je peux taper aussi vite que vous parlez.
La bande d’identité du marin disait qu’il s’appelait Orontia, et Fowler n’arrivait pas à trouver quelles étaient ses origines. Il faisait dix bons kilos de trop, mais il paraissait calme et compétent. Cela rassurait Fowler. Le premier-maître Orontia avait un paquet de cigarettes sur son pupitre, et le président lui en piqua une, en feignant de ne pas voir les panneaux « Défense de fumer » accrochés sur tous les murs. Orontia l’alluma avec son Zippo.
— Quand vous voudrez, monsieur, dit le premier-maître Pablo Orontia en jetant un coup d’oeil en coin à son commandant en chef.
Rien dans son regard ne laissait transparaître qu’il était né à Pueblo, dans le Colorado, et qu’il y avait encore de la famille. Le président allait arranger tout ça, c’était son boulot. Et son boulot à lui, Orontia, c’était d’aider cet homme de son mieux. Il avait servi son pays au cours de deux guerres et dans de nombreuses crises, principalement au service d’amiraux sur des porte-avions. Pour le moment, il faisait abstraction de ses sentiments personnels, comme on lui avait appris à le faire.
— Cher président Narmonov...
* * *
Le capitaine de vaisseau Rosselli voyait là la première transmission réelle sur la ligne rouge depuis qu’il était à Washington. Le message fut entré sur l’IBM-PC/AT et chiffré, puis l’opérateur appuya sur un bouton pour le transmettre. Jim se dit qu’il pouvait aussi bien retourner à son bureau, mais ce qui se passait était trop important.
COMME VOUS LE SAVEZ SANS DOUTE, UNE EXPLOSION IMPORTANTE S’EST PRODUITE DANS LE CENTRE DE MON PAYS. ON ME DIT QU’IL S’AGIT D’UNE EXPLOSION NUCLÉAIRE, ET QUE LES PERTES EN VIES HUMAINES SONT TRÈS LOURDES, put lire le président Narmonov, entouré de ses conseillers.
— C’est à peu près ce à quoi je m’attendais, déclara Narmonov. Envoyez notre réponse.
* * *
— Putain, ils répondent déjà ! s’exclama un colonel de l’armée de Terre, et il commença à traduire. Un sergent des marines tapa à la machine la version en anglais, qui fut transmise automatiquement à Camp David, à Fort Ritchie et au Département d’État. Les ordinateurs sortirent également le texte imprimé pour transmission au SAC, au NORAD et aux agences de renseignement par fax.
AUTHENTIFICATION : HORAIRE HORAIRE HORAIRE RÉPONSE DE MOSCOU
PRÉSIDENT FOWLER :
NOUS AVONS DÉTECTÉ CET ÉVÉNEMENT. VEUILLEZ ACCEPTER NOTRE SYMPATHIE LA PLUS PROFONDE ET CELLE DU PEUPLE SOVIÉTIQUE. MAIS COMMENT UN TEL ACCIDENT A-T-IL PU SE PRODUIRE ?
— Accident ? demanda Fowler.
— Ils ont répondu à une vitesse incroyable, Robert, fit remarquer Elliot sur-le-champ. Beaucoup trop vite. L’anglais n’est pas fameux. Le message a dû être traduit, et il faut un certain temps pour réagir à un texte de ce genre. Ça doit être une réponse toute faite, ils ont dû la préparer à l’avance... Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? demanda Liz, comme si elle parlait toute seule.
Fowler réfléchissait déjà à ce qu’il allait dire. Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Qui répond, et pourquoi ?...
* * *
PRÉSIDENT NARMONOV :
J’AI LE REGRET DE VOUS INFORMER QU’IL NE S’AGISSAIT PAS D’UN ACCIDENT. IL N’Y A PAS D’ARME NUCLÉAIRE AMÉRICAINE DANS UN RAYON DE CENT CINQUANTE KILOMÈTRES NI D’ARME EN TRANSIT DANS LA RÉGION. IL S’AGIT D’UN ACTE DÉLIBÉRÉ CAUSÉ PAR DES FORCES INCONNUES.
— Eh bien, c’est sans surprise, dit Narmonov.
Il se félicitait d’avoir réussi à prévoir la teneur du message des Américains.
— Envoyez la réponse suivante, dit-il au transmetteur. — Et à ses conseillers :
Ce Fowler est un homme arrogant, avec les faiblesses correspondantes, mais il n’est pas idiot. Il est très ému par cette affaire, il faut absolument que nous réussissions à le rassurer, à le calmer. S’il garde son contrôle, son intelligence fera le reste.
— Monsieur le président, fît Golovko, qui venait d’arriver, je crois que c’est une erreur.
— Que voulez-vous dire ? lui demanda Narmonov, tout surpris.
— C’est une erreur de moduler vos messages en fonction de ce que vous pensez de cet homme, de sa personnalité et de son état mental. Quand ils sont soumis au stress, les gens changent. L’homme que vous avez au bout du fil n’est peut-être pas celui que vous avez rencontré à Rome.
Le président soviétique écarta cette idée.
— Ça n’a pas de sens, les gens comme lui ne changent pas. On en a pas mal des comme ça, ici, et j’ai eu affaire toute ma vie à des gens comme Fowler.
PRÉSIDENT FOWLER :
S’IL S’AGIT D’UN ACTE DÉLIBÉRÉ ALORS C’EST UN CRIME QUI N’A PAS DE PRÉCÉDENT DANS L’HISTOIRE DE L’HUMANITÉ. QUI SERAIT ASSEZ FOU POUR FAIRE UNE CHOSE PAREILLE, ET DANS QUEL BUT ? UN TEL ACTE POURRAIT NOUS MENER À UNE CATASTROPHE TOTALE. JE VOUS DEMANDE DE CROIRE QUE L’UNION SOVIÉTIQUE N’A RIEN À VOIR AVEC CET ACTE INFÂME.
— Trop vite, dit Elliot. « Je vous demande de croire » ? Mais que veut dire ce type ?
— Elizabeth, vous allez trop vite en besogne, répliqua Fowler.
— Ce sont des réponses toutes faites, Robert ! Toutes faites. Il répond trop vite, il a tout préparé à l’avance. Ça veut sûrement dire quelque chose.
— Quoi, par exemple ?
— Par exemple, nous devions assister au match, Robert ! Ça me fait l’effet de quelque chose préparé à l’intention de quelqu’un d’autre — comme Durling. Que se serait-il passé si la bombe vous avait tué, vous aussi, avec Brent et Dennis ?
— Je ne peux pas en tenir compte, je vous l’ai déjà dit ! rugit Fowler, qui se mettait en colère.
Il se tut et respira profondément. Il ne pouvait se permettre de perdre son calme, il devait rester maître de lui.
— Écoutez, Elizabeth...
— Vous devez en tenir compte ! Vous devez considérer cette possibilité, parce que, s’il s’agit d’un plan, cela nous indique ce qui est en train de se passer.
— Mme Elliot a raison, dit le NORAD au téléphone. Monsieur le président, vous avez entièrement raison quand vous essayez de considérer cet événement sans donner prise à l’émotion, mais vous devez aussi considérer tous les aspects possibles de la chose.
— Je suis bien obligé d’être d’accord, ajouta CINC-SAC.
— Alors, que dois-je faire ? demanda Fowler.
— Monsieur, dit le NORAD, je n’aime pas beaucoup ce « je vous demande de croire ». Cela pourrait être une bonne idée de lui indiquer que nous sommes prêts à nous défendre.
— Ouais, fit le général Fremont. De toute façon, si ses gens font leur travail, il le sait déjà.
— Mais s’il prend notre niveau d’alerte comme une menace ?
— Il ne le fera pas, monsieur, lui assura le NORAD. N’importe qui en ferait autant dans un cas semblable. Leurs chefs militaires sont très compétents.
Fowler vit bien qu’Elliot encaissait mal la remarque.
— OK, je vais lui dire que nous avons placé nos forces en état d’alerte, mais que nous n’avons aucune intention agressive.
* * *
PRÉSIDENT NARMONOV :
NOUS N’AVONS PAS DE RAISON DE SUSPECTER QUE L’UNION SOVIÉTIQUE PUISSE ÊTRE IMPLIQUÉE DANS CET INCIDENT. CEPENDANT, NOUS DEVONS AGIR AVEC PRUDENCE. NOUS AVONS ÉTÉ VICTIMES D’UNE ATTAQUE SOURNOISE, ET NOUS DEVONS PRENDRE DES MESURES POUR NOUS PROTÉGER SI ELLE SE RENOUVELAIT. EN CONSÉQUENCE J’AI PLACÉ NOS FORCES ARMÉES EN ÉTAT D’ALERTE À TITRE PRÉVENTIF. CELA EST ÉGALEMENT NÉCESSAIRE POUR PRÉSERVER L’ORDRE PUBLIC, ET POUR LA MISE EN OEUVRE DES OPÉRATIONS DE SECOURS. VOUS AVEZ MON ASSURANCE PERSONNELLE QUE NOUS NE PRENDRONS AUCUNE MESURE OFFENSIVE SANS RAISON VALABLE.
— Voilà qui est rassurant, dit sèchement Narmonov. C’est gentil de sa part, de nous prévenir de son niveau d’alerte.
— Nous le connaissions, dit Golovko, et il devait bien savoir que nous savions.
— Mais il ne sait pas que nous connaissons son niveau exact d’alerte, fit le ministre de la Défense. Il ne peut pas savoir que nous déchiffrons leurs codes. Le niveau d’alerte de leurs forces est plus qu’une simple mesure de précaution. Les forces stratégiques américaines n’ont jamais été placées à ce niveau depuis 1962.
— Vraiment ? demanda Narmonov.
— Mon général, ce n’est pas tout à fait exact, intervint précipitamment Golovko. Leur niveau normal est très élevé pour les forces stratégiques, même lorsqu’ils sont au stade cinq. La modification à laquelle vous vous référez n’a pas de signification.
— C’est vrai ? demanda Narmonov.
Le ministre de la Défense haussa les épaules.
— Ça dépend du point de vue où l’on se place. Les missiles basés à terre sont toujours à un niveau assez élevé, parce qu’ils ne nécessitent pas beaucoup d’opérations de maintenance. La même chose est vraie de leurs sous-marins, qui passent beaucoup plus de temps à la mer que les nôtres. La différence est peut être minime d’un point de vue technique, mais pas sous l’angle psychologique. Un niveau plus élevé fait comprendre à leurs hommes qu’il se passe quelque chose d’horrible. Et je pense que ça compte.
— Pas moi, répliqua Golovko.
« Merveilleux, songea Narmonov, deux de mes conseillers les plus importants ne peuvent même pas se mettre d’accord sur quelque chose de cette importance... »
— Il faut que nous répondions, dit le ministre des Affaires étrangères.
* * *
PRÉSIDENT FOWLER :
NOUS AVONS REMARQUÉ QUE VOUS AUGMENTIEZ VOTRE NIVEAU D’ALERTE. COMME LA PLUPART DE VOS ARMES SONT DIRIGÉES CONTRE L’UNION SOVIÉTIQUE, NOUS DEVONS ÉGALEMENT PRENDRE NOS PRÉCAUTIONS. JE CONSIDÈRE COMME VITAL POUR NOS DEUX PAYS QUE NOUS NE PRENIONS AUCUNE MESURE QUI PUISSE ÊTRE CONSIDÉRÉE COMME UNE PROVOCATION.
— Là, c’est la première fois qu’il n’avait pas une réponse toute prête, dit Elliot. Il a commencé par dire : « C’est pas moi », et maintenant, il dit qu’on ferait mieux de ne pas le provoquer. Mais il se croit où ?
* * *
Ryan regarda les fax qui contenaient les six messages, et les tendit à Goodley.
— Dites-moi donc ce que vous en pensez.
— Tout sucre tout miel. On dirait quelqu’un qui avance de façon très prudente, et ça correspond exactement à ce qu’ils devraient faire. Nous mettons nos forces en alerte par mesure de précaution, et ils en font autant. Fowler leur a dit qu’il n’avait aucune raison de penser que c’était eux, et il a bien fait. Narmonov répond que les deux parties doivent absolument garder leur calme et ne pas provoquer l’autre, parfait. Pour le moment, ça va, pensait Goodley.
— Je suis d’accord, fît l’officier de suppléance.
— Nous sommes donc tous d’accord, dit Jack.
« Dieu merci, Bob, je ne te croyais pas capable de ça. »
* * *
Rosselli retourna à son bureau. OK, les choses semblaient à peu près contrôlées.
— Mais où diable étais-tu ? lui demanda Rocky Barnes.
— La ligne rouge, on dirait que ça se calme.
— Je n’en suis pas sûr, Jim.
* * *
Le général Paul Wilkes était presque arrivé. Il avait mis vingt minutes de sa maison à la 1-295 puis à la 1-395, moins de dix kilomètres en tout. Les chasse-neige n’avaient encore pratiquement rien dégagé sur ces routes, et il faisait maintenant tellement froid que ce qui avait été salé avait recommencé à geler. Pis encore, les rares conducteurs qui s’aventuraient hors de chez eux montraient leurs talents habituels au volant. Même ceux qui conduisaient des quatre-quatre se comportaient comme si le fait d’avoir un essieu moteur supplémentaire leur permettait d’oublier les lois de la physique. Wilkes venait de passer au-dessus de South Capitole Street, et descendait vers la sortie de Maine Avenue. Sur sa gauche, une espèce d’imbécile en Toyota le dépassa avant de se rabattre sur sa droite pour prendre la sortie banlieue de Washington. La Toyota partit en dérapage sur une plaque de verglas, et la traction avant ne put rien faire. Il n’avait aucune chance de l’éviter. Wilkes heurta la voiture de côté à environ vingt-cinq à l’heure.
— Connard ! cria-t-il.
Mais il n’avait pas le temps de s’éterniser. Le général fit marche arrière sur quelques mètres et manoeuvra avant que l’autre conducteur ait eu le temps de sortir de sa voiture. Il oublia de regarder dans son rétroviseur. Au moment où il changeait de file, il fut heurté à l’arrière par un tracteur de semi-remorque qui arrivait à environ quarante à l’heure. Le choc fut suffisant pour projeter la voiture du général dans la séparation centrale en béton, et il heurta une voiture qui arrivait de l’autre côté. Wilkes fut tué sur le coup.