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PASSAGES

Ça faisait du bien de se lever à une heure décente — huit heures — et d’être chez soi un samedi. Sans mal au crâne. Voilà qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Il avait prévu de passer la journée chez lui, sans rien de plus précis à faire que se raser et aller à la messe du soir. Il comprit vite que, le matin, ses enfants restaient collés devant la télé, à regarder des dessins animés. Il s’agissait apparemment de tortues dont il n’avait jamais entendu parler. Après mûre réflexion, il décida de les laisser faire.

— Comment vas-tu ? demanda-t-il à Cathy qui gagnait la cuisine.

— Pas trop mal. Je... oh, bon sang !

Le bruit était caractéristique : la sonnerie de la ligne protégée. Jack se précipita dans la bibliothèque pour décrocher.

— Ouais ?

— Ryan, ici le Centre opérations. Sabre, ajouta l’officier de permanence.

— OK.

Jack raccrocha.

— Bon Dieu !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cathy par la porte.

— Il faut que j’y aille. Et pendant que j’y suis, je serai sans doute obligé d’y rester demain.

— Écoute, Jack...

— Écoute, chérie, je t’ai dit que j’avais encore deux choses à faire avant de me tirer. Il y en a une qui arrive juste maintenant, et il faut que j’y aille, tu comprends ?

— Où vas-tu exactement, ce coup-là ?

— Au bureau, c’est tout. Je n’ai pas de mission à l’étranger en perspective.

— Il va neiger cette nuit, une grosse chute.

— Eh bien, je pourrai toujours rester sur place.

— Je ne serai contente que quand tu auras quitté cet endroit pour de bon.

— Tu peux encore tenir le coup deux mois ?

— Deux mois ?

— Le 1er avril, je serai parti. Tope là ?

— Jack, ce n’est pas que je n’aime pas ce que tu fais, mais...

— Oui, je sais, les horaires. Moi aussi, je me fais à l’idée de démissionner, de redevenir un homme comme tout le monde. Je vais changer.

Cathy courba l’échiné sous le poids de la fatalité et retourna à la cuisine. Jack s’habilla décontracté, il n’avait pas besoin de mettre un costume pendant le week-end. Il décida même de ne pas mettre de cravate et de conduire lui-même. Une demi-heure plus tard, il était en route.

* * *

Il faisait un temps superbe cet après-midi-là, au-dessus du détroit de Gibraltar. Autrefois, à en croire les géologues, l’étroit passage avait été une chaîne de montagnes, et la Méditerranée, une vallée aride que l’océan Atlantique avait submergée. Le spectacle aurait été parfait vu d’ici, à dix mille mètres d’altitude.

Le plus agréable, c’est qu’il n’avait plus à se soucier du trafic commercial. Il lui suffisait d’écouter la fréquence de veille pour s’assurer qu’aucun avion de ligne ne viendrait le gêner. Ou, pour dire les choses plus honnêtement, le contraire.

— Voilà notre escorte, fit Robby Jackson.

— C’est la première fois que je le vois, répondit le lieutenant de vaisseau Walters.

Il s’agissait du porte-avions soviétique Tbilissi, le premier vrai porte-avions de la Flotte russe. Soixante-cinq mille tonnes, trente avions, une dizaine d’hélicoptères. Il était accompagné par les croiseurs Slava et Maréchal Oustinov, ainsi que par ce qui ressemblait à un Sovremenny, et par deux destroyers classe Oudaloy. Ils faisaient route vers l’est en formation serrée, et se trouvaient à deux cent quarante nautiques derrière le groupe du TR A une demi-journée ou à une demi-heure, ça dépendait.

— On les survole ? demanda Walters.

— Non, pourquoi aller les emmerder ?

— On dirait qu’ils sont pressés..., dit le radariste qui les observait dans ses jumelles. Je dirais qu’ils sont à trente-cinq noeuds.

— Ils essaient peut-être seulement de franchir le détroit aussi rapidement que possible.

— J’en doute, patron. À votre avis, qu’est-ce qu’ils sont venus faire ?

— La même chose que nous, d’après les renseignements. S’entraîner, montrer le pavillon, se faire des copains, influencer les gens.

— Vous avez déjà eu affaire à eux ?...

— Ouais, un Forger m’a balancé un infrarouge au cul, y a quelques années, mais j’ai ramené mon Tom sans problème.

Robby réfléchit un instant.

— Ils ont dit qu’il s’agissait d’un accident, je pense que le pilote a été sanctionné.

— Vous y croyez ?

Jackson jeta un dernier coup d’oeil au groupe soviétique.

— Bien sûr.

— La première fois que j’ai vu une photo de ce truc, je me suis dit qu’il y avait une décoration à gagner.

— Calmez-vous, Shredder. D’accord, on les a vus.

Robby appuya sur le manche pour revenir à l’est. Il y allait doucement, alors qu’un jeune pilote aurait fait un virage serré. Pourquoi fatiguer inutilement la cellule ? Derrière, le lieutenant de vaisseau Henry « Shredder » Walters se disait, lui, que le chef de groupe se faisait vieux.

Pas si vieux que ça. Le capitaine de vaisseau Jackson était toujours aussi alerte. Son siège était avancé au maximum, car il n’était pas très grand, et cela lui donnait une excellente visibilité. Il balayait constamment des yeux, de gauche à droite et de haut en bas, jetant un coup d’oeil aux instruments à peu près une fois toutes les minutes. Il s’inquiétait surtout du trafic commercial et des avions privés. C’était un week-end, et les gens aimaient bien faire le tour du rocher pour prendre des photos. Jackson savait qu’un civil dans un Learjet pouvait être aussi dangereux qu’un Sidewinder...

— Putain ! À neuf heures !

Le capitaine de vaisseau Jackson tourna vivement la tête à gauche. À quinze mètres, il y avait un Mig-29 Fulcrum-N, la version aéronavale de l’intercepteur russe. Le pilote le regardait derrière sa visière. Robby vit quatre missiles accrochés sous les ailes, le Tomcat n’en avait que deux.

— Il est arrivé par en dessous, fit Shredder.

— Astucieux de sa part.

Robby prenait la chose avec calme. Le pilote russe lui fît un grand signe, et Robby lui rendit son salut.

— Bon Dieu, s’il voulait...

— Shredder, vous vous calmez ? Ça fait presque vingt ans que je pratique les Russes. J’en ai intercepté plus que vous n’avez sauté de nénettes. On n’est pas venus pour ça, je voulais seulement voir leur formation. En bas, il s’est dit qu’il allait venir nous dire bonjour, en voisin.

Robby appuya un peu sur le manche et son avion s’enfonça de quelques mètres. Il voulait examiner le ventre du Russe. Pas de réservoir supplémentaire, quatre missiles, des AA-11 « Archer », comme les appelait l’OTAN. La crosse paraissait plus fragile que celle des avions américains, et il se souvint de ce qu’il avait lu sur les problèmes qu’avaient rencontrés les Russes à l’appontage. L’aviation embarquée était quelque chose de nouveau pour eux.

Il leur faudrait des années pour tout apprendre. À part ça, c’était un avion très impressionnant. Il était peint de leur nouvelle peinture, ce gris assez agréable qu’utilisaient les Russes alors que les Américains avaient adopté quelques années plus tôt un gris anti-infrarouge. La couleur des Russes était plus jolie, celle des Américains plus efficace, mais elle donnait à leurs avions un aspect lépreux assez désagréable. Il releva le numéro pour le donner au renseignement, mais il n’arrivait pas à voir le pilote. Il avait baissé la visière de son casque et portait des gants. Robby reprit de l’altitude et fit un geste au Russe pour le remercier de ne pas avoir bougé. Celui-ci lui rendit son salut.

« Comment t’appelles-tu, mon garçon ? » se dit Robby. Il se demandait ce que le Russe pouvait bien penser de la silhouette peinte sous son cockpit. En petites lettres, on lisait : Mig-29,17-1-91. « Vaut mieux pas trop traîner dans le coin. »

* * *

Le 747 se posa après son long vol transpacifique, sans doute au grand soulagement de l’équipage, songea Clark. Douze heures de vol, ce devait être emmerdant au possible, surtout pour arriver dans cette bulle de brouillard. L’appareil roula, vira et vint s’arrêter à un endroit où stationnaient une fanfare, plusieurs rangées de civils et de militaires, sans parler du traditionnel tapis rouge.

— Tu sais, après avoir passé tout ce temps en l’air, je serais trop crevé pour faire quoi que ce soit d’intelligent, fit tranquillement Chavez.

— Alors, n’essaie jamais de devenir président, lui répondit Clark.

— Comme vous voudrez, monsieur C.

On approcha la passerelle et la porte s’ouvrit. La musique entonna un hymne quelconque — les deux agents de la CIA étaient trop loin pour distinguer l’air —, les équipes de télé habituelles s’approchèrent. Le premier ministre japonais fut accueilli par le ministre des Affaires étrangères mexicain, écouta une brève allocution, répondit de la même manière, passa en revue les troupes qui étaient plantées là depuis une heure et demie, avant de faire enfin la première chose intelligente de la journée. Il monta dans une limousine et gagna l’ambassade pour prendre une douche — ou plus probablement, se dit Clark, un bain brûlant. Le bain à la japonaise était certainement le meilleur remède après un voyage aérien, une longue immersion dans de l’eau à plus de quarante degrés. Voilà qui vous sortait la crasse de la peau et détendait les muscles. Quel dommage que les Américains n’aient pas adopté cette habitude ! Dix minutes après, la dernière personnalité était partie ; les troupes se dispersèrent, on roula le tapis, et les hommes de l’entretien furent convoqués dans l’avion.

Le pilote avait une brève conversation avec le chef mécanicien, l’un des gros Pratt et Whitney chauffait un peu. À part ça, tout marchait. L’équipage de l’appareil partit se reposer, et trois gardes prirent position autour de l’avion, deux autres à l’intérieur. Clark et Chavez pénétrèrent à bord, montrèrent leurs laissez-passer aux officiels Mexicains et Japonais, et se mirent à l’ouvrage. Ding commença par les toilettes, en prenant tout son temps : on lui avait dit que les Japonais étaient très exigeants sur ce point. Il suffisait d’entrer dans la cabine pour comprendre que les citoyens de ce pays avaient le droit de fumer. Il vérifia tous les cendriers, dont plus de la moitié avaient besoin d’être vidés et nettoyés. Il ramassa ensuite les revues et les journaux. Une autre équipe de nettoyage sortit les poubelles.

À l’avant, Clark vérifiait le placard du bar. On aurait dit qu’une bonne moitié des passagers étaient montés à bord avec une soif épouvantable, il y avait de solides buveurs dans le tas. Il fut ravi de constater que les techniciens de Langley ne s’étaient pas trompés sur la marque de scotch que servait la JAL. Il termina par la salle à manger située derrière le cockpit. C’était exactement conforme à la maquette sur ordinateur qu’il avait étudiée pendant des heures. Quand il eut terminé ses opérations de nettoyage, il était certain qu’il serait très facile de faire sortir la bouteille qui l’intéressait. Il aida Ding à transporter les sacs-poubelle et quitta l’appareil à l’heure du dîner. En regagnant sa voiture, il passa un petit billet à un agent de la CIA du poste de Mexico.

* * *

— Bon Dieu ! jura Ryan. Ça vient du Département d’État ?

— Oui, monsieur. Le directeur Cabot a donné l’ordre de le transmettre par fax, il voulait gagner du temps.

— Sam Yamata ne lui a pas expliqué ce que c’était que la ligne de changement de date et le décalage horaire ?

— J’ai bien peur que non.

Il n’y avait pas de raison de s’en prendre davantage à ce type du service Japon. Ryan relut une nouvelle fois les feuillets.

— Bon, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que le premier ministre est en train de tomber dans une embuscade.

— C’est quand même incroyable, non ? fit Ryan. Passez ça à la Maison Blanche, ça va sûrement intéresser le président.

— Bien.

L’homme repartit. Ryan appela ensuite les opérations.

— Des nouvelles de Clark ? demanda-t-il sans préambule.

— Il dit que ça s’est bien passé. Il est prêt pour la suite, les avions d’accompagnement sont parés. Nous n’avons pas eu connaissance d’un changement dans le programme du premier ministre.

— Merci.

— Vous êtes là jusqu’à quelle heure ?

Jack regarda dehors, la neige recommençait à tomber.

— Peut-être toute la nuit.

La tempête se renforçait, l’air froid venu de l’ouest rencontrait une dépression qui arrivait de la mer. À Washington, les plus grosses tempêtes de neige venaient toujours du sud, et la météo annonçait vingt à vingt-cinq centimètres. Quelques heures plus tôt, ils parlaient de moitié moins. Il avait le choix entre deux solutions : partir tout de suite, et essayer de revenir le lendemain matin, ou passer la nuit sur place. Malheureusement, c’est cette deuxième option qui semblait la meilleure.

* * *

Golovko était lui aussi à son bureau, mais, à Moscou, il était déjà très tard. Cela ne contribuait pas à améliorer son humeur, déjà assez mauvaise.

— Alors ? demanda-t-il à l’homme de permanence transmissions.

— On a eu de la chance. Ce document a été transmis par fax depuis l’ambassade américaine à Tokyo, ajouta-t-il en lui tendant la feuille.

La feuille de papier thermique était recouverte de gribouillis, avec des lettres qui surgissaient de temps en temps, mais dans le désordre, sans compter les taches dues au bruit. Une partie en était malgré tout lisible, peut-être vingt pour cent, en anglais. En tout, deux phrases et un paragraphe complet.

— Alors ? redemanda Golovko.

— Quand j’en ai parlé à la section Japon pour recueillir leurs commentaires, voici ce qu’ils m’ont donné. — Il lui tendit un second document. — J’ai souligné les paragraphes.

Golovko lut le texte russe, et le compara à la version anglaise.

— C’est une traduction mot à mot. Notre document est arrivé comment ?

— Par la valise diplomatique. Ça n’a pas été transmis, parce que deux des machines de chiffrement de Tokyo étaient en panne, et le résident a décidé que ça pouvait attendre. On sait qu’ils n’ont pas percé notre chiffre, mais peu importe, ils l’ont eu quand même.

— Qui travaille là-dessus ? Lyalin ?

— Oui, fît Golovko, surtout pour lui-même.

Il commença par appeler l’officier de suppléance de la Première Direction.

— Colonel, ici Golovko. Je veux que vous envoyiez un message flash au résident de Tokyo. Je veux que Lyalin revienne à Moscou immédiatement.

— Quel est le problème ?

— Le problème, c’est que nous avons une fuite de plus.

— Lyalin est quelqu’un de très efficace, je connais la valeur de ce qu’il nous envoie.

— Et les Américains aussi. Envoyez immédiatement ce message. Ensuite, je veux sur mon bureau tout ce qui a été envoyé par Chardon. — Golovko raccrocha et regarda le major qui était toujours debout devant lui. — Quand je pense au mathématicien qui a trouvé tout ça, si seulement nous avions pu l’avoir cinq ans plus tôt !

— Il lui a fallu dix ans pour mettre au point sa théorie sur le chaos. Si ses travaux sont rendus publics un jour, il aura la médaille Planck. Il est parti des travaux de Mandelbrot à Harvard et de MacKenzie à Cambridge et...

— Je vous crois sur parole, major. La dernière fois que vous avez essayé de m’expliquer tout ça, j’ai eu un mal de crâne épouvantable. Nos travaux avancent ?

— Nous faisons des progrès tous les jours. Le seul système qui nous résiste encore, c’est celui que vient de mettre en place la CIA. On dirait qu’ils utilisent un nouveau principe, mais nous travaillons dessus.

* * *

Le président Fowler embarqua dans l’hélicoptère VH-3 des marines avant que la neige soit trop abondante. C’était son appareil personnel, qui portait l’indicatif Marine-One. Il était peint en blanc sur le dessus et en vert olive dessous, il n’y avait pas d’autre marque particulière. Elizabeth Elliot embarqua derrière lui, et les journalistes le remarquèrent. Il n’y en avait plus pour longtemps, avant qu’ils ne racontent l’histoire de ces deux-là. Le président s’en chargerait peut-être pour eux, en épousant cette pute.

Le pilote, un lieutenant-colonel des marines, fit monter les deux turbines à pleine puissance puis tira sur le collectif et décolla doucement. Il prit le cap nord-ouest. Presque aussitôt, il fut obligé de voler aux instruments, et il n’aimait pas trop ça. Surtout avec le président à bord. Il n’y avait rien de pire que de voler par temps de neige. Toutes les références visuelles disparaissaient. Quand il regardait par la verrière, le pilote le plus expérimenté était désorienté et avait le mal de l’air au bout de quelques secondes. Le ventilo était doté de tous les équipements de sécurité possibles, y compris un radar anti-collisions, et il bénéficiait en outre des services de deux contrôleurs aériens qui ne s’occupaient que de lui. Même par temps clair, n’importe quel idiot à bord d’un Cessna pouvait risquer la collision avec Marine-One. Le colonel s’entraînait régulièrement à réagir dans un cas de ce genre, aussi bien en vol que sur le simulateur installé sur la base aéronavale d’Anacostia.

— Le vent est plus fort que je ne croyais, observa le copilote, un commandant.

— On risque de se faire secouer au-dessus de la montagne.

— On aurait dû décoller un peu plus tôt.

Le pilote bascula un commutateur sur son intercom, ce qui le mettait en communication avec les deux agents des services secrets à l’arrière.

— Vérifiez que les ceintures sont bien attachées, on va se faire secouer.

— OK, merci, répondit Pete Connor.

Il vérifia que tout le monde était bien sanglé. Les passagers avaient trop l’habitude de voler pour s’inquiéter outre mesure, mais il était comme tout le monde, il aimait mieux les voyages tranquilles. Il vit que le président, très décontracté, était plongé dans un dossier qu’on lui avait remis quelques minutes avant de partir. Connor s’enfonça confortablement dans son siège. D’Agustino et lui aimaient bien Camp David. Une compagnie de marines triés sur le volet assurait la protection. Ils s’appuyaient sur le système de surveillance électronique le plus sophistiqué qu’on puisse trouver aux États-Unis. Et il y avait en outre les agents habituels des services secrets. On n’attendait personne au cours du week-end, sauf peut-être le courrier de la CIA qui venait en voiture. Tout le monde pourrait se détendre, se dit Connor, y compris le président et sa petite amie.

— Ça ne s’améliore pas. Les cons de la météo feraient mieux de regarder ce qui se passe à leur fenêtre.

— Ils ont parlé de vingt-cinq centimètres.

— Je parie qu’il y en aura plus de trente.

— C’est toujours vous qui avez raison pour le temps, rappela le copilote au colonel.

— Hé oui, Scotty, j’ai un don.

— Ça pourrait s’améliorer demain soir.

— Je le croirai quand je le verrai.

— La température risque de descendre à moins quinze, peut-être un peu plus bas.

— Ça, je veux bien le croire, fit le colonel, qui vérifiait son altitude, le compas, l’horizon artificiel.

Il regarda dehors, mais il ne voyait que les flocons emportés par le souffle du rotor.

— Quelle est la visibilité, à votre avis ?

— Oh, peut-être une trentaine de mètres dans les trouées, une cinquantaine à tout casser.

Mais il n’eut plus du tout envie de sourire quand il pensa au givre.

— Quelle est la température extérieure ? murmura-t-il tout bas.

— Moins 12 °C, dit le colonel, sans avoir besoin de consulter le thermomètre.

— On remonte ?

— Ouais. Un peu plus bas, il risque de faire plus froid.

— Connerie de temps.

Une demi-heure plus tard, ils commencèrent à faire des cercles au dessus de Camp David. Ils voyaient les feux de l’hélizone — la visibilité était meilleure vers le bas. Le copilote jeta un regard derrière pour observer le capotage du train.

— On a un peu de glace, mon colonel. Il vaudrait mieux poser la bête vite fait avant que ça se gâte pour de vrai. Vent trente noeuds au trois-zéro-zéro.

— Je trouve qu’il devient un peu lourd.

Le VH-3 pouvait résister à un givrage de deux cents kilos de glace par minute dans les bonnes — enfin, mauvaises — conditions.

— Connards de météos. OK, je vois la zone.

— Deux cents pieds, vitesse indiquée trente, psalmodia le commandant. Cent-cinquante à vingt-cinq... cent et en dessous de vingt... ça se présente bien... cinquante pieds et vitesse sol nulle...

Le pilote relâcha le collectif. La neige du sol commença à voler en poussière sous le souffle, ce qui créait les conditions particulièrement détestables, qu’on appelle le fantôme blanc. Les références visuelles, qui venaient juste de reparaître, disparurent de nouveau. L’équipage avait le sentiment d’être dans une balle de ping-pong. Une rafale de vent chassa l’hélico sur la gauche et le fit pivoter. Les yeux du pilote revinrent immédiatement sur l’horizon artificiel. Il se rendit compte qu’il basculait, et il savait que cela représentait un risque aussi grave qu’inattendu. Il agit sur le cyclique pour remettre l’appareil à plat, et lâcha le collectif pour se plaquer au sol. Il valait encore mieux faire un atterrissage un peu rude que de mettre le rotor dans des arbres qu’il ne voyait même pas. L’hélicoptère tomba comme une pierre — d’un mètre cinquante de hauteur. Avant que les passagers aient eu le temps de se rendre compte qu’il se passait quelque chose, il était posé et en sécurité.

— C’est pour ça qu’on vous laisse trimbaler le patron, dit le commandant sur l’intercom. Bien joué, mon colonel.

— Je crois que j’ai cassé quelque chose.

— C’est aussi mon avis.

Le pilote appuya sur un commutateur de l’intercom.

— Désolé, nous avons ramassé une rafale juste au-dessus de la zone. Tout le monde va bien derrière ?

Le président était déjà debout, et il se pencha dans le cockpit.

— Vous aviez raison, mon colonel, on aurait dû partir plus tôt. C’est ma faute, ajouta aimablement Fowler.

Mais bon sang, se dit-il, il voulait ce week-end.

Le détachement de rampants de Camp David ouvrit la porte de l’hélico. Une jeep couverte s’approcha aussi près que possible, pour que le président et sa suite ne risquent pas de prendre froid. L’équipage attendit qu’ils soient partis pour aller constater les dégâts.

— C’est ce que je pensais.

— La goupille sur l’hydraulique ? — Le commandant se pencha pour regarder. — Oui, c’est ça.

L’atterrissage avait été si dur que la goupille sur l’amortisseur du train droit avait été écrasée. Il allait falloir réparer.

— Je vais aller voir si on a une pièce de rechange, dit le chef d’équipe.

Dix minutes plus tard, il revint, assez déçu : il n’y en avait pas. C’était bien embêtant. Il passa un coup de fil à la base d’hélicos d’Anacostia, et leur demanda d’en faire venir quelques-unes par la route. Il n’y avait rien de mieux à faire tant qu’elles n’étaient pas là. En cas de nécessité grave, l’appareil pouvait encore voler, bien sûr. Une équipe de fusiliers-marins allait assurer la garde de l’hélico, comme d’habitude, pendant qu’une autre escouade faisait des rondes dans les bois autour de l’hélizone.

* * *

— Qu’y a-t-il, Ben ?

— On peut dormir quelque part, ici ? demanda Goodley.

Jack fit un signe de tête.

— Vous pouvez prendre le divan, dans le bureau de Nancy, si vous voulez. Votre papier avance ?

— De toute façon, je vais travailler toute la nuit. J’ai eu une nouvelle idée.

— Laquelle ?

— Ça peut paraître un peu fou — personne n’a jamais vérifié que notre ami avait bien rencontré Narmonov.

— Que voulez-vous dire ?

— La semaine dernière, Narmonov a été absent de Moscou le plus clair du temps. S’il n’y a pas eu d’entrevue, c’est que ce type nous a menti, non ?

Jack ferma les yeux et pencha la tête sur le côté.

— Pas mal, Goodley, pas mal.

— Nous connaissons tous les déplacements de Narmonov. J’ai demandé à des gens de vérifier ceux de Kadishev. On remonte tout jusqu’en août dernier. Quitte à regarder, autant le faire à fond. Mon papier risque d’avoir un peu de retard, mais je viens seulement d’avoir cette idée, ce matin, en fait. Et j’ai cherché les renseignements toute la journée. C’est plus difficile que je ne pensais.

Jack alla contempler le spectacle de la tempête à la fenêtre.

— Je crois que je vais être coincé ici un bout de temps. Vous avez besoin d’aide ?

— Commençons par aller dîner.

* * *

Oleg Yourevitch Lyalin prit le vol de Moscou avec des sentiments mitigés. Se faire convoquer était une chose normale, mais il était troublant que cela lui arrive juste après sa rencontre avec le directeur de la CIA. C’était sans doute une simple coïncidence. Il était plus probable que cela eût quelque chose à voir avec les dernières informations qu’il avait transmises à Moscou, au sujet du voyage du premier ministre japonais en Amérique. Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à la CIA : il s’agissait des ouvertures que le Japon avait faites à l’Union soviétique, en lui proposant d’échanger de la haute technologie contre du pétrole et du bois. Quelques années avant, ce marché aurait fait bondir les Américains. C’était l’aboutissement d’une affaire à laquelle Lyalin travaillait depuis cinq ans. Il s’installa confortablement dans son siège, et s’autorisa un peu de détente. Après tout, il n’avait jamais trahi son pays.

* * *

Les camions d’émission satellite étaient rangés en deux lots. Les onze premiers étaient garés sous les murs du stade. Il y en avait encore trente et un deux cents mètres plus loin. Il s’agissait de camions plus petits, en bande Ku et utilisés par les chaînes de moindre importance, alors que les grandes chaînes étaient équipées de gros camions. La première tempête était passée, et une armada de véhicules de déblaiement s’activaient pour dégager le gigantesque parking du stade.

Voilà le bon endroit, se dit Ghosn, juste à côté du camion « A » d’ABC. Il y avait une bonne vingtaine de mètres de libres. Il était surpris par l’absence de la sécurité. Il compta seulement trois voitures de police, juste assez pour empêcher les poivrots de gêner ceux qui travaillaient. Les Américains se sentaient tellement en sécurité. Ils avaient dompté les Russes, écrasé l’Irak, intimidé l’Iran, pacifié son propre peuple, et désormais, ils se sentaient aussi tranquilles que possible. Ibrahim se dit qu’ils devaient bien aimer leur petit confort. Même les stades étaient couverts et chauffés.

— Ces trucs vont valser comme des dominos, observa Marvin, qui conduisait.

— Exact, approuva Ghosn.

— Tu vois ce que je t’avais dit, les mesures de sécurité ?

— J’ai eu tort d’en douter, mon vieux.

— On n’est jamais trop prudent.

Russell démarra et ils firent un nouveau tour de piste.

— Il suffit d’entrer par cette porte, et on y est directement.

Les phares du camion illuminaient de rares flocons, mais il faisait trop froid pour que ça tombe encore en abondance. Les masses d’air venues du Canada se dirigeaient au sud. Cet air allait se réchauffer au-dessus du Texas, et déposerait l’humidité dont il était chargé là-bas plutôt qu’à Denver. Ghosn estimait qu’il y avait déjà une couche de cinquante centimètres. Les hommes chargés de déblayer les routes étaient remarquablement efficaces. Comme d’habitude, les Américains aimaient prendre leurs aises. Il fait froid ? On construit un stade couvert. De la neige sur les autoroutes ? On l’enlève. Les Palestiniens ? On s’en débarrasse. Même si son visage n’en montrait rien, il n’avait jamais autant détesté les Américains qu’en cet instant. Leur puissance et leur arrogance se manifestaient dans tout ce qu’ils faisaient. Ils se protégeaient contre tout ce qui pouvait les agresser, gros ou petit, ils savaient parfaitement ce qu’ils faisaient et le proclamaient à la face de la terre.

Oh, mon Dieu, s’il pouvait les abattre !

* * *

La flambée dégageait une chaleur agréable. Le chalet présidentiel à Camp David était bâti sur le mode traditionnel américain : de grosses poutres de bois empilées les unes sur les autres, mais les murs étaient renforcés de Kevlar, et les vitres de polycarbonate pouvaient arrêter une balle. Le mobilier était un curieux mélange d’objets ultramodernes et de vieux meubles confortables. Devant le divan où se tenait le président, trois imprimantes transmettaient les communiqués des trois plus importantes agences de presse, car ses prédécesseurs aimaient bien le contact direct avec le papier. Il y avait aussi trois téléviseurs, dont l’un réglé en permanence sur CNN. Mais pas ce soir, il regardait Cinemax. À un kilomètre de là, dans un endroit discret, des antennes recevaient toutes les chaînes satellites, sans compter les satellites de communication militaire, si bien qu’il avait à sa disposition tous les canaux de télévision commerciale, films X inclus. Mais ce genre de spectacle n’intéressait pas Fowler.

Il se versa de la bière. C’était de la Dortmunder Union, célèbre bière allemande dont l’armée de l’Air l’approvisionnait par voie aérienne. Être président présente un certain nombre d’avantages agréables. Liz Elliot buvait du vin blanc français, pendant que la main gauche du président jouait dans ses cheveux.

Le film était une comédie romanesque assez insipide qui rappelait quelque chose à Fowler. En fait, la vedette féminine le faisait penser à Liz, avec ses regards et ses manières. Un peu trop directe, un peu trop dominatrice, mais sans que cela diminue sa classe. Maintenant que ce Ryan était parti — ou sur le point de partir —, les choses allaient peut-être se calmer.

— Je suis sûr que nous avons bien fait, tu ne trouves pas ?

— Oui, Bob. — Elle but une gorgée de vin. — Tu avais raison, pour Ryan. Il valait mieux lui ménager une sortie honorable. L’essentiel, c’est qu’il soit parti, avec la petite mégère qu’il a épousée.

— Je suis content de te l’entendre dire. Ce n’est pas un mauvais type, il n’est plus tout à fait à la mode de l’époque. Dépassé.

— Obsolète, compléta Liz.

— Ouais, lui accorda le président. Pourquoi me parles-tu de lui ?

— Je peux penser à des choses plus agréables.

Elle tourna le visage vers lui et lui embrassa la main.

— Moi aussi, murmura le président en posant son verre.

* * *

— Les routes sont bloquées, lui annonça Cathy. Je crois que tu as pris une sage décision.

— Ouais, c’était déjà foutu dans l’allée, juste après la porte. Je rentrerai demain soir. Au moins, je ne suis pas obligé de faire des quarts de quatre heures comme les gens d’en dessous.

— Où est John ?

— Il n’est pas ici en ce moment.

— Oh, fit Cathy. « Et où peut-il bien être ? »

— Puisque je suis là, autant en profiter pour travailler. Je te rappelle dans la matinée.

— OK, salut.

— C’est l’un des aspects de ce boulot qui ne me manquera pas trop, dit Jack à Goodley. Où en êtes-vous ?

— Nous avons pu vérifier toutes leurs rencontres depuis le mois de septembre.

— On dirait que vous allez vous écrouler. Ça fait combien de temps que vous êtes debout ?

— Depuis hier, il me semble.

— C’est beau d’avoir vingt ans. Emportez le dessus-de-lit, lui ordonna Jack.

— Et vous ?

— Il faut que je relise ce truc. — Jack tapa du plat de la main le dossier posé sur sa table. — Ça ne vous concerne pas, allez piquer un roupillon.

Goodley referma la porte derrière lui, et Jack se plongea dans les documents Niitaka, mais il ne parvenait pas à se concentrer. Il enferma le dossier à clé dans son bureau et alla s’allonger sur le canapé. Le sommeil ne venait pas, et, après quelques minutes passées à fixer le plafond, il se leva en se disant qu’il ferait mieux de regarder autre chose de plus distrayant. Il alluma la télé et appuya sur les touches de la télécommande pour essayer de trouver des informations. Mais il fit une fausse manoeuvre et se retrouva sur Canal 20, une chaîne indépendante de Washington. Il était sur le point de changer quand le film lui revint. Il lui fallut un moment, mais Gregory Peck et Ava Gardner... en noir et blanc... l’Australie.

« J’y suis », se dit soudain Ryan. C’était Sur la plage, Il l’avait vu des années plus tôt, un classique de la guerre froide, d’après le livre de... Nevil Shute, non ? Un film de Gregory Peck valait toujours la peine d’être regardé. C’était comme Fred Astaire.

Les lendemains d’une guerre nucléaire. Jack fut tout surpris de constater à quel point il était fatigué. Il s’était couché tard, et...

... il s’assoupit, mais d’un demi-sommeil. Comme cela lui arrivait quelquefois, le film pénétra dans son cerveau, mais il rêvait en couleurs, ce qui était plus agréable que le film noir et blanc de la télé. Jack Ryan commença par endosser les différents rôles. Il conduisait la Ferrari de Fred Astaire lors de ce Grand Prix d’Australie qui avait été si dramatique. Il prenait la mer pour San Francisco à bord de l’USS Sawfish, SSN-623 (sauf que, lui disait une moitié de son cerveau, 623 était le numéro d’un autre sous-marin, l’USS Nathan Haie, non ?). Et les signaux en morse, la bouteille de Coca sur le rebord de la fenêtre, ce n’était pas très drôle, cela voulait dire qu’il devrait boire du thé avec sa femme, et il ne voulait pas, il fallait qu’il mette ce comprimé dans le biberon du bébé pour le tuer, mais sa femme ne voulait pas — ce qui se comprenait, elle était médecin. Mais c’était toujours lui qui s’en chargeait, quel dommage d’abandonner Ava Gardner sur la plage, elle le regardait prendre la mer, il allait sans doute mourir avec ses hommes une fois arrivés là-bas, s’ils y arrivaient, mais il y avait peu de chances. Les rues étaient si vides, maintenant. Cathy, Sally et Petit Jack étaient tous morts, et c’était sa faute, c’est parce qu’il leur avait fait prendre ce comprimé pour leur éviter une mort bien plus atroce, mais c’était stupide et inutile, il aurait mieux fait de prendre une arme et...

— Quelle connerie ! cria Jack en se levant comme un ressort.

Il regarda ses mains tremblantes, avant de reprendre complètement conscience. « Ce n’est rien, mon garçon, tu as fait un cauchemar, et ce n’était pas celui de l’hélicoptère avec Buck et John, cette fois. »

C’était bien pire.

Ryan chercha ses cigarettes, en alluma une, et se mit debout. La neige tombait toujours. Sur le parking, les bulldozers n’arrivaient pas à en venir à bout. Il fallait un certain temps pour se remettre d’un rêve aussi épouvantable, voir toute sa famille mourir comme ça. Il y avait tant de choses horribles. Vivement que je me tire d’ici ! Il avait accumulé trop de souvenirs, et ce n’étaient pas que de bons souvenirs. Quand il s’était trompé avant qu’on s’en prenne à sa famille, l’embarquement à bord du sous-marin, quand il s’était retrouvé sur la piste de Cheremetievo avec cet excellent Sergei Nikolaïevitch, mais du mauvais côté d’un revolver, et, pis que tout, leur évasion de Colombie en hélicoptère. C’en était trop, il était grand temps d’abandonner tout ça. Fowler et Liz venaient même de lui faire une faveur, non ?

Qu’ils en soient conscients ou pas.

Le monde était beau, dehors, et il avait sa part. Il en avait amélioré lui-même certains aspects, il avait aidé les autres à en faire davantage. Ce maudit film qu’il venait de vivre, c’étaient des choses qui auraient pu arriver par le passé, d’une manière ou d’une autre. Mais plus maintenant. Dehors, tout était propre et immaculé, les lampadaires du parking éclairaient le paysage juste comme il fallait, et tout paraissait plus beau que d’habitude. Maintenant, au tour de quelqu’un d’autre.

— Ouais.

Jack souffla sa fumée par la fenêtre. Pour commencer, il fallait qu’il perde cette habitude, Cathy allait sûrement insister. Et ensuite ? Ensuite, de longues vacances l’été prochain. Pourquoi ne pas retourner en Angleterre, et en paquebot plutôt que de prendre l’avion ? Il pouvait parcourir l’Europe entière en voiture, redevenir un homme libre, marcher sur la plage. Mais il fallait qu’il retrouve un boulot, quelque chose, Annapolis — non, ça c’était hors de question. Une société privée ? Ou l’enseignement, Georgetown ?

— Espionnage 101, dit-il tout seul en rigolant.

Voilà, il allait enseigner les moyens illégaux de se procurer des renseignements.

« Comment diable James Greer a-t-il fait pour résister aussi longtemps dans ce panier de crabes ? Comment a-t-il fait pour supporter le stress ? En tout cas, c’est une leçon qu’il ne m’a pas transmise. »

Il se dit qu’il avait besoin de dormir. Cette fois, il s’assura que la télé était éteinte.