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LE CHAMP DE CAMLAN

L’Amiral Lunin allait beaucoup trop vite, et c’était imprudent. Le capitaine de vaisseau Dubinin en était conscient, mais on n’a pas tous les jours une occasion comme celle-ci. En fait, c’était la première de ce genre, et le commandant se disait que ce pourrait bien être la dernière. Pourquoi les Américains étaient-ils en alerte nucléaire maximale — bien sûr, une explosion nucléaire sur leur territoire était un événement grave, mais ils n’étaient tout de même pas fous au point de croire que les Soviétiques avaient fait une chose pareille ?

— Passez-moi la carte en projection polaire, demanda-t-il à un quartier-maître.

Dubinin savait ce qu’il cherchait, mais, dans ce genre de situation, il ne faut pas se fier à sa mémoire, rien qu’aux faits patents. On déposa la carte format grand aigle sur la table. Dubinin saisit des pointes sèches et mesura la distance qui séparait la position estimée du Maine de Moscou et des sites de lancement au centre de son pays.

— Oui.

Tout était clair.

— Qu’y a-t-il, commandant ? demanda le starpom.

— L’USS Maine, si l’on en croit les évaluations du Deuxième Bureau, occupe le secteur le plus au nord de la zone de patrouille attribuée aux sous-marins de Bangor. Ça paraît plausible, non ?

— Oui, commandant, en fonction du peu qu’on connaît de leurs zones de patrouille.

— Il emporte des missiles D-5, vingt-quatre missiles, de l’ordre de huit têtes chacun...

Il se tut un instant. À une époque, il était capable de faire ce genre de calcul de tête.

— Cent quatre-vingt-douze, commandant, répondit pour lui le second.

— Exact, merci. Cela correspond à peu près à la totalité de nos SS-18, moins ceux qui sont démantelés en application du traité. L’ECP des D-5 est tel qu’avec cent quatre-vingt-douze têtes, ils peuvent détruire environ cent soixante objectifs, soit plus du cinquième de toutes nos têtes, et nos têtes les plus précises. Intéressant, non ? conclut tranquillement Dubinin.

— Vous pensez vraiment qu’ils ont ce degré de précision ?

— Les Américains ont montré de quoi ils étaient capables en Irak. Quant à moi, je n’ai jamais mis en doute les performances de leurs armes.

— Commandant, nous savons bien que les MSBS D-5 sont leur instrument de première frappe le plus évident...

— Poursuivez votre raisonnement.

Le starpom consulta la carte.

— Bien sûr, c’est lui qui est le plus près.

— Voilà. L’USS Maine est le fer de lance pointé contre notre pays. — Dubinin posa le bout de ses pointes sèches sur la carte. — Si les Américains lancent une attaque, les premiers missiles partiront d’ici, et, quatre-vingt-dix minutes plus tard, ils atteindront leurs objectifs. Je me demande si nos camarades des forces de missiles stratégiques seront capables de riposter assez rapidement...

— Mais, commandant, qu’y pouvons-nous ? demanda le second d’une ton dubitatif.

Dubinin retira la carte de la table et la rangea dans le tiroir.

— Rien, nous n’y pouvons rien. Nous ne pouvons pas exécuter d’attaque préventive sans ordre ou sans provocation grave. D’après nos renseignements les plus précis, il peut lancer ses missiles à intervalles de quinze secondes, sans doute moins. En cas de guerre, on n’est pas obligé de respecter les procédures, non ? Allez, disons quatre minutes pour la salve complète. Il doit faire route au nord pour éviter les effets fratricides entre têtes. Mais cela a peu d’importance si l’on regarde les lois physiques. C’est un problème que j’ai étudié à Frounze. Comme nos missiles sont à propulsion liquide, ils ne peuvent partir tant qu’une attaque est en cours. Même si leurs composants électroniques résistent aux effets électromagnétiques, ils sont structurellement trop fragiles pour résister aux effets mécaniques. Donc, à moins que nous n’arrivions à lancer avant l’arrivée des têtes de l’ennemi, notre tactique consiste à attendre et à lancer quelques minutes plus tard. En ce qui nous concerne, s’il lui faut quatre minutes pour lancer, cela veut dire que nous devons être à moins de six mille mètres, détecter le premier transitoire, et envoyer une torpille immédiatement pour espérer le détruire avant qu’il ait envoyé son dernier missile.

— Pas facile.

Le commandant hocha la tête.

— C’est même impossible. La seule chose réalisable consiste à l’éliminer avant qu’il ait reçu l’ordre de tir, mais c’est inimaginable sans ordre, et nous n’en avons pas reçu.

— Alors, qu’allons-nous faire ?

— Nous n’avons pas beaucoup de possibilités.

Dubinin se pencha sur la table à cartes.

— Supposons qu’il soit vraiment désemparé, et que nous connaissions précisément sa position. Il faut encore que nous le trouvions. Si sa machine tourne à la puissance minimale, il ne nous sera pratiquement pas possible de l’entendre, surtout dans le bruit de la mer. Si nous émettons, qu’est-ce qui l’empêche de nous envoyer une torpille ? S’il le fait, nous pouvons riposter en espérant survivre. Notre torpille peut l’atteindre, ou le manquer. S’il ne lance pas dès qu’il a détecté notre émission sonar... nous pouvons peut-être nous approcher assez près pour l’intimider, et le forcer à plonger. Nous le reperdrons alors dès qu’il sera sous la couche... mais si nous le contraignons à rester profond... et que nous restions nous-mêmes au-dessus de la couche en émettant au sonar... nous pouvons peut-être l’empêcher de venir à l’immersion de lancement de ses missiles.

Dubinin réfléchissait en fronçant le front.

— Ce n’est pas un plan particulièrement brillant, hein ? Si l’un d’eux me l’avait suggéré — il montra d’un geste les officiers les plus jeunes — je leur aurais passé un sacré savon. Mais je ne vois rien de mieux à faire. Et vous ?

— Commandant, cela nous rendrait très vulnérables à une attaque.

Le starpom pensait même que l’idée était suicidaire, mais il savait aussi que Dubinin en était parfaitement conscient.

— Oui, c’est vrai, mais si c’est le seul moyen d’empêcher ce salopard de venir à l’immersion de lancement, je vais le faire. Rappelez l’équipage aux postes de combat.

* * *

PRÉSIDENT NARMONOV :

JE VOUS DEMANDE DE COMPRENDRE DANS QUELLE SITUATION NOUS NOUS TROUVONS. L’ARME QUI A DÉTRUIT DENVER ÉTAIT D’UNE PUISSANCE ET D’UN TYPE TELS QU’IL EST TRÈS IMPROBABLE QUE CE CRIME AIT ÉTÉ COMMIS PAR DES TERRORISTES. CEPENDANT NOUS N’AVONS PRIS AUCUNE MESURE POUR EXERCER DES REPRÉSAILLES ENVERS QUI QUE CE SOIT. SI VOTRE PAYS ÉTAIT ATTAQUÉ, VOUS METTRIEZ VOUS AUSSI EN ALERTE VOS FORCES STRATÉGIQUES. NOUS AVONS PLACÉ LES NÔTRES EN ALERTE, DE MÊME QUE NOS FORCES CONVENTIONNELLES. POUR DES RAISONS TECHNIQUES, IL A ÉTÉ NÉCESSAIRE DE DÉCLENCHER UNE ALERTE GLOBALE ET NON UNE ALERTE SÉLECTIVE. MAIS JE N’AI À AUCUN MOMENT DONNÉ QUELQUE INSTRUCTION QUE CE SOIT POUR ENTAMER DES ACTIONS OFFENSIVES. JUSQU’ICI, NOS ACTES ONT ÉTÉ PUREMENT DÉFENSIFS, ET NOUS AVONS MONTRÉ UNE GRANDE RETENUE.

NOUS N’AVONS PAS DE PREUVE QUE VOTRE PAYS AIT PU AGRESSER NOTRE PATRIE, MAIS NOUS AVONS ÉTÉ INFORMÉS QUE VOS FORCES ONT ATTAQUÉ LES NÔTRES À BERLIN, PUIS DES AVIONS QUI TENTAIENT DE RECONNAÎTRE LA ZONE. DE MÊME NOUS AVONS ÉTÉ INFORMÉS QUE DES APPAREILS SOVIÉTIQUES SE SONT APPROCHÉS D’UN GROUPE AÉRONAVAL AMÉRICAIN EN MÉDITERRANÉE.

PRÉSIDENT NARMONOV, JE VOUS CONJURE DE RETENIR VOS FORCES. SI LES PROVOCATIONS CESSENT, NOUS POURRONS METTRE FIN À CETTE CRISE, MAIS JE NE PEUX PAS ORDONNER À MES HOMMES DE NE PAS SE DÉFENDRE.

— Retenir nos forces, bon dieu ! jura le ministre de la Défense. Mais nous n’avons rien fait ! Il nous accuse de le provoquer ! Ses chars ont envahi Berlin-Est, ses chasseurs-bombardiers y ont attaqué nos forces, et il vient de confirmer que son porte-avions a attaqué nos avions ! Et ce fou prétentieux nous demande maintenant de ne pas le provoquer ! Mais qu’est-ce qu’il veut que nous fassions, que nous prenions la fuite chaque fois que nous apercevons un Américain ?

— Ce serait peut-être le plus prudent, suggéra Golovko.

— Nous enfuir comme un voleur qui aperçoit un policier ? demanda le ministre de la Défense d’un ton sarcastique. Vous nous demanderiez de faire une chose pareille ?

— Je crois que nous devrions envisager cette possibilité.

Le directeur adjoint du KGB campait courageusement sur ses positions, pensa Narmonov.

— Ce qui compte dans ce message, c’est la seconde phrase, souligna le ministre des Affaires étrangères.

Et il développa d’une voix calme une analyse assez terrifiante.

— Il dit qu’il ne croit pas à une attaque terroriste. Alors, qui reste-t-il ? Il continue en disant que les Américains n’ont pas exercé de représailles, pour l’instant. La phrase suivante, selon laquelle ils n’ont pas la preuve que nous ayons perpétré cette infamie, est plutôt vide de sens quand on la rapproche du premier paragraphe.

— Et si nous battons en retraite, il y verra une preuve de plus que c’est nous qui avons commencé, ajouta le ministre de la Défense.

— Une preuve de plus ? demanda Golovko.

— Je suis d’accord, fit Narmonov, en levant les yeux. Je dois faire l’hypothèse que Fowler n’agit plus de façon rationnelle. Ce communiqué ne tient pas debout. C’est nous qu’il accuse, de manière tout à fait explicite.

— Mais quelle peut être la nature de cette explosion ? demanda Golovko au ministre de la Défense.

— Une arme de cette taille est beaucoup trop grosse pour des terroristes. Nos études indiquent qu’une arme de première ou même de seconde génération est faisable, mais la puissance maximale serait inférieure à cent, voire même quarante kilotonnes. Nos capteurs indiquent que la puissance de celle-ci est largement supérieure à cent. Ceci signifie qu’il s’agit d’une arme à fission de troisième génération, ou même d’une arme à fusion à trois étages. Ce n’est pas du travail d’amateur.

— Alors, qui peut avoir fait ça ? demanda Narmonov.

Golovko regarda son président.

— Je n’en ai aucune idée. Nous avons découvert la possibilité d’un projet en RDA. Ils fabriquaient du plutonium, comme vous le savez, mais nous n’avons aucune raison de croire que ce projet ait pu aller très loin. Nous avons également enquêté sur des projets en Amérique du Sud, mais ils n’en ont pas encore à ce stade. Israël en a la capacité, mais pour quelle raison auraient-ils fait une chose pareille ? Attaquer leurs propres protecteurs ? Si la Chine devait se livrer à ce genre d’agression, ce serait plutôt contre nous. Nous avons des territoires, des ressources dont ils ont besoin, et ils ont intérêt à se faire un partenaire commercial des États-Unis plutôt qu’un ennemi. Non, s’il s’agit de l’acte d’un État, on compte sur les doigts de la main ceux qui en sont capables, et les problèmes de sécurité opérationnelle sont pratiquement insurmontables. Andrei Ilitch, si vous donniez l’ordre au KGB de monter une opération de ce genre, nous en serions probablement incapables. Le meurtre à cette échelle, dont il est évident qu’il risque de mener à la crise que nous vivons, ne peut être que l’oeuvre d’un malade. Il n’y a pas de gens de cette espèce au KGB, pour des raisons évidentes.

— Par conséquent, vous me dites que vous n’avez aucune information, et que vous ne trouvez aucune hypothèse sensée pour expliquer les événements de ce matin ?

— C’est bien cela, monsieur le président. J’aimerais pouvoir vous dire autre chose, mais je ne peux pas.

— Quelle sorte de conseils peut bien recevoir Fowler ?

— Je ne sais pas, dut admettre Golovko. Les ministres Talbot et Bunker sont morts tous les deux. Ils assistaient au match de football — Bunker, le secrétaire à la Défense, était le propriétaire de l’une des équipes. Le directeur de la CIA est soit au Japon, soit sur le chemin du retour.

— Le directeur adjoint est bien Ryan ?

— C’est exact.

— Je le connais, ce n’est pas un imbécile.

— Non, mais il est sur la touche. Fowler ne l’aime pas, et nous avons appris qu’il lui avait demandé sa démission. Par conséquent, je ne peux pas dire qui conseille le président Fowler, à l’exception d’Elizabeth Elliot, le conseiller à la Sécurité nationale, qui n’a pas fait forte impression à notre ambassadeur.

— Vous me dites que cet homme faible et suffisant ne reçoit sans doute aucun conseil de valeur de qui que ce soit ?

— Oui.

— Cela explique beaucoup de choses.

Narmonov se laissa aller dans son fauteuil et ferma les yeux.

— Cela veut dire que je suis le seul en mesure de lui donner des conseils sensés, mais il pense probablement que c’est moi qui ai détruit sa ville. Extraordinaire.

C’était peut-être là l’analyse la plus pénétrante de la nuit, mais elle était fausse.

* * *

PRÉSIDENT FOWLER :

TOUT D’ABORD, JE VIENS DE M’ENTRETENIR AVEC MES CHEFS MILITAIRES, QUI M’ASSURENT QU’AUCUNE DE NOS ARMES NUCLÉAIRES N’A DISPARU.

DEUXIÈMEMENT, NOUS NOUS SOMMES DÉJÀ RENCONTRÉS, VOUS ET MOI, ET J’ESPÈRE QUE VOUS ÊTES CONVAINCU QUE JE N’AURAIS JAMAIS PU DONNER UN ORDRE AUSSI CRIMINEL.

TROISIÈMEMENT, TOUS LES ORDRES QUE NOUS AVONS DONNÉS À NOS FORCES ONT ÉTÉ STRICTEMENT DÉFENSIFS. JE N’AI DONNÉ AUCUN ORDRE DE NATURE OFFENSIVE.

QUATRIÈMEMENT, J’AI FAIT FAIRE UNE ENQUÊTE PAR NOS SERVICES DE RENSEIGNEMENT, ET J’AI LE REGRET DE VOUS INDIQUER QUE NOUS N’AVONS AUCUNE IDÉE SUR L’IDENTITÉ DE CEUX QUI ONT COMMIS CET ACTE INHUMAIN. NOUS CONTINUONS À Y TRAVAILLER, ET JE VOUS FERAI PARVENIR IMMÉDIATEMENT TOUTE INFORMATION QUE NOUS POURRIONS OBTENIR.

MONSIEUR LE PRÉSIDENT, JE NE DONNERAI AUCUN AUTRE ORDRE À MES FORCES TANT QUE NOUS NE SERONS PAS PROVOQUÉS. LES FORCES SOVIÉTIQUES SONT DANS UNE POSTURE DÉFENSIVE ET ELLES Y RESTERONT.

— Oh, mon Dieu ! fît Elliot d’une voix de crécelle. Il y a combien de mensonges dans tout ça ?

Elle suivait du doigt les lignes qui apparaissaient à l’écran.

— Premièrement, nous savons qu’il leur manque des têtes. C’est un mensonge. Deuxièmement, pourquoi insiste-t-il sur le fait que c’est bien lui qui parle, que vous vous êtes rencontrés à Rome ? Pourquoi se soucier de ce genre de chose, à moins qu’il nous suspecte de croire qu’il n’est pas Narmonov ? Si c’était bien lui, il n’aurait pas besoin d’insister sur ce point. C’est sans doute un mensonge. Troisièmement, nous savons qu’ils nous ont attaqués à Berlin. Encore un mensonge. Quatrièmement, c’est la première fois qu’il parle du KGB. Je me demande pourquoi. Et s’ils avaient un plan secret... ils nous intimident d’abord, puis ils nous présentent leurs conditions, et nous sommes obligés de les accepter. Cinquièmement, il nous somme maintenant de ne pas le provoquer, ils sont en « posture défensive ». Jolie posture. — Liz se tut. — Robert, tout cela est de la bouillie pour les chats, il essaie de nous mener en bateau.

— C’est aussi comme ça que je vois les choses. Quelqu’un a-t-il un commentaire ?

— Sa phrase sur l’absence de provocation est troublante, répondit CINCSAC.

Le général Fremont regardait ses tableaux de situation. Il avait désormais quatre-vingt-seize bombardiers en l’air, ainsi que plus de cent ravitailleurs. Les sites de missiles étaient parés. Les caméras Cassegrain des satellites DSPS étaient pointées à la focale maximale sur les sites de missiles soviétiques.

— Monsieur le président, il y a un point dont nous devons discuter immédiatement.

— De quoi s’agit-il, général ?

Fremont prit sa voix la plus professionnelle.

— Monsieur, la réduction conjointe des forces de missiles stratégiques a changé le mode de calcul d’une frappe nucléaire. Auparavant, lorsque nous avions plus d’un millier d’ICBM, ni les Soviétiques ni nous-mêmes ne pensions pouvoir exécuter une première frappe. Il aurait fallu trop de missiles. Désormais, les choses sont différentes. Les progrès réalisés dans la technologie des missiles et la réduction du nombre de cibles de valeur font qu’une telle opération est devenue théoriquement réalisable. Ajoutez à cela le retard qu’ont pris les Soviétiques dans le démantèlement de leurs SS-18 en exécution du traité sur les armes stratégiques, et il se pourrait qu’une frappe préventive devienne pour eux une hypothèse séduisante. Rappelez-vous que nous avons réduit le nombre de nos missiles plus vite qu’eux. Maintenant, je sais bien que Narmonov vous a assuré personnellement qu’il aurait respecté les termes de l’accord dans quatre semaines, mais, en attendant, ses régiments de missiles sont toujours opérationnels. Et si les renseignements selon lesquels Narmonov aurait fait l’objet de menaces de la part de ses militaires sont exacts, eh bien, monsieur, la situation est parfaitement claire, n’est-ce pas ?

— Précisez votre pensée, général, répondit Fowler, avec un calme que CINC-SAC lui avait rarement vu.

— Monsieur, si Mme Elliot a raison, et s’ils s’attendaient vraiment à ce que vous assistiez au match ? En compagnie du secrétaire Bunker, je veux dire. Quand on sait comment fonctionne notre système de commandement, cela nous aurait placés dans une situation critique. Je ne dis pas qu’ils nous auraient attaqués, mais ils auraient été en position favorable pour le faire, tout en niant toute responsabilité dans l’explosion de Denver. Puis ils auraient annoncé le changement de gouvernement chez eux de façon à nous empêcher d’intervenir contre eux. Mais ils ont manqué leur cible, pour ainsi dire, OK ? Maintenant, que peuvent-ils se dire ? Ils peuvent penser que vous les soupçonnez d’avoir fait ça, et que vous êtes suffisamment irrité pour essayer de vous venger d’une manière ou d’une autre. Si c’est bien ce qu’ils pensent, monsieur, ils peuvent aussi se dire que le meilleur moyen de se protéger consiste à nous désarmer le plus vite possible. Monsieur le président, je ne dis pas que c’est le raisonnement qu’ils tiennent effectivement, mais c’est une possibilité.

L’ambiance, déjà froide, devint franchement glaciale.

— Et comment les empêcher de tirer, général ? lui demanda Fowler.

— La seule chose qui puisse les en empêcher serait la certitude que leur frappe n’aurait aucun succès. C’est particulièrement vrai pour leurs militaires. Ils sont compétents, intelligents, ils réagissent de façon rationnelle. Ils réfléchissent avant d’agir, comme tout bon soldat. S’ils savent que nous sommes prêts à riposter au premier indice d’une attaque, une attaque deviendra militairement inutile, et ils y renonceront.

* * *

— Robert, c’est une bonne analyse, dit Elliot.

— Qu’en pense le NORAD ? demanda Fowler.

Il se dit qu’il demandait à un général à deux étoiles de commenter l’opinion d’un quatre étoiles.

— Monsieur le président, si nous voulons revenir à une certaine dose de rationalité, je crois que ce serait la bonne solution.

— Très bien, général Fremont, que proposez-vous ?

— Monsieur, pour commencer, nous pouvons placer nos forces stratégiques au niveau d’alerte numéro un. Le nom de code pour donner cet ordre est Snapcount. Nous serons alors au stade maximum.

— Ils ne vont pas le prendre comme une provocation ?

— Non, monsieur le président, je ne crois pas, pour deux raisons. D’abord, nous sommes déjà à un stade élevé, ils le savent très bien, et alors qu’ils sont clairement concernés, ils n’ont pas formulé d’objection. C’est le seul indice de logique que nous ayons vu jusqu’ici. Ensuite, ils ne verront rien tant que nous ne le leur aurons pas dit. Et nous n’avons pas besoin de les avertir tant qu’ils ne nous provoquent pas.

Fowler but une gorgée de café, encore une tasse.

— Général, je ne décide pas cette mesure pour l’instant. J’ai besoin de réfléchir quelques minutes.

— Très bien, monsieur.

La voix de Fremont ne laissait transparaître aucun dépit, mais, à seize cents kilomètres de Camp David, CINC-SAC se retourna pour regarder son adjoint opérations.

* * *

— Qu’y a-t-il ? demanda Parsons.

Il n’avait plus rien à faire pour l’instant. Après avoir passé son coup de fil urgent, et décidé de laisser ses collaborateurs s’occuper des examens de labo, il était allé aider les médecins. Il avait apporté des appareils pour mesurer le niveau d’exposition radiologique des pompiers et de la poignée de survivants, un domaine qui n’est pas de la compétence des médecins ordinaires. La situation n’était pas très brillante. Sur les sept personnes qui avaient survécu dans le stade, cinq montraient déjà tous les symptômes d’une exposition à un niveau élevé de radioactivité. Parsons évaluait la dose qu’ils avaient reçue à une valeur comprise entre quatre cents et plus de mille rems. Six cents rems est la dose maximale compatible avec la survie, même si, avec des traitements de choc, on a pu observer des cas où les gens ont survécu à des niveaux plus forts. Enfin, si on appelle « survie » le fait de vivre un ou deux ans de plus avec trois ou quatre variétés de cancers. Heureusement, le dernier qu’il examina semblait avoir reçu la dose la moins forte. Il avait encore froid, alors que ses mains et son visage étaient gravement brûlés. Il était également complètement sourd.

Parsons vit qu’il s’agissait d’un homme jeune. Dans le sac posé à côté de son lit et qui contenait ses vêtements, se trouvaient également un revolver et un badge — un flic. Il tenait quelque chose serré dans sa main. L’agent Pete Dawkins était encore gravement choqué, et il ne sentait pratiquement rien. Le froid et l’humidité le faisaient trembler, sans compter la terreur la plus épouvantable à laquelle personne ait jamais survécu. Son cerveau suivait trois ou quatre fils différents, tous aussi incohérents les uns que les autres. Mais quand Parsons passa son appareil sur les vêtements qu’il avait portés peu de temps avant, ses yeux abîmés virent l’homme qui se tenait à côté de lui et qui portait un ciré bleu. Le sigle FBI était imprimé sur les manches et la poitrine. Le jeune agent se leva comme un ressort, arrachant sa perfusion. Un médecin et une infirmière le forcèrent à se recoucher, mais Dawkins se débattit comme un fou, et tendit la main à l’agent.

L’agent spécial Bill Clinton était lui aussi durement secoué. Seuls les hasards du calendrier lui avaient sauvé la vie. Il avait une place pour le match, mais avait dû la donner à un autre membre de sa brigade. Cette malchance, qui l’avait fait enrager quatre jours plus tôt, lui valait d’être encore en vie. Ce qu’il avait pu voir du stade l’avait sidéré. Il était terrifié par la dose qu’il avait reçue — quarante rems, d’après Parsons —, mais Clinton était flic, et il prit le papier que lui tendait Dawkins.

C’était une liste de voitures. L’une d’entre elles était entourée d’un cercle et on avait écrit un point d’interrogation près du numéro d’immatriculation.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Clinton, en se penchant derrière l’infirmière qui essayait de rebrancher la perfusion.

— Camion, fit Dawkins avec difficulté.

Il n’entendait rien, mais il avait compris la question.

— Je l’ai vu... demandé au sergent de vérifier, côté sud, près des camions télé. Camion ABC, un petit, deux types, je les ai laissés entrer. Pas sur ma liste.

— Au sud, qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Clinton à Parsons.

— C’est là que ça s’est passé. — Parsons se pencha. — Ils ressemblaient à quoi, ces deux hommes ?

Il montra le papier puis indiqua du geste Clinton et lui-même.

— Race blanche, la trentaine tous les deux, ordinaires... ont dit qu’ils venaient d’Omaha avec un magnétophone. J’ai trouvé bizarre qu’ils viennent d’Omaha... l’ai dit au sergent Yankevitch... est allé voir juste avant.

— Écoutez, dit un médecin, cet homme est dans un état grave, et je dois...

— Poussez-vous, fit Clinton.

— Vous avez regardé dans le camion ?

Dawkins le fixait sans comprendre. Parsons attrapa une feuille de papier, dessina un camion, et tapa le dessin de son crayon.

Dawkins fit signe qu’il avait compris, mais il était au bord de l’inconscience.

— Grosse boîte, un mètre cinquante, marquée SONY  — ils m’ont dit que c’était un magnétophone. Camion d’Omaha... mais...

Il montra sa liste. Clinton regarda.

— Des plaques du Colorado !

— Je l’ai laissé entrer, dit Dawkins avant de s’évanouir.

— Une boîte d’un mètre cinquante..., dit tranquillement Parsons.

— Venez.

Clinton se précipita hors de la salle des urgences. Le téléphone le plus proche était aux admissions, et les quatre appareils étaient occupés. Il en arracha un de la main d’un employé, raccrocha, et reprit la ligne.

— Mais qu’est-ce que vous faites ?

— La ferme ! ordonna l’agent. Je veux Hoskins... Walt, ici Clinton à l’hôpital. J’ai besoin de vous passer un numéro d’immatriculation. Colorado E-R-P-cinq-deux-zéro. Camion suspect au stade. Deux hommes étaient dedans, blancs, trente ans, ordinaires. Le témoin est un flic, mais maintenant il est dans les pommes.

— OK. Qui est avec vous ?

— Parsons, le type de l’équipe nucléaire.

— Revenez ici — non, restez où vous êtes, mais gardez la communication.

Hoskins mit la ligne sur attente, et composa un autre numéro qui était en mémoire. C’était le service des cartes grises du Colorado.

— Ici le FBI, j’ai besoin que vous me fassiez une vérification urgente. Votre ordinateur tourne ?

— Oui, monsieur, lui répondit une voix féminine.

— Edward Paul Robert cinq-deux-zéro.

Hoskins se pencha sur son bureau. Ce numéro lui disait quelque chose, non ?

— Très bien. — Hoskins entendit la jeune femme taper sur son clavier. Voilà, je l’ai. C’est une voiture neuve enregistrée sous le nom d’un M. Friend, à Roggen. Vous voulez le numéro de son permis ?

— Putain, fit Hoskins.

— Pardonnez-moi, monsieur ?

Il lut le numéro.

— C’est exact. Pourriez-vous vérifier deux autres numéros de permis ?

— Bien sûr.

Il les lui donna.

— Le premier est faux... et le deuxième aussi — attendez une seconde, ces numéros ressemblent à...

— Je sais, merci.

Hoskins reposa le combiné.

— OK, Walt, attendez, je réfléchis...

Il fallait d’abord que Clinton lui donne d’autres renseignements.

* * *

— Murray.

— Dan, ici Walt Hoskins. Je viens d’apprendre quelque chose que tu dois savoir.

— Vas-y.

— Notre ami Marvin Russell a garé un camion près du stade. Les types de l’équipe nucléaire disent que c’était tout près de l’endroit où la bombe a explosé. Il y avait au moins — non, attends... oui, c’est ça. Il y avait un autre type avec lui, et un autre qui devait conduire une bagnole de location. OK ? Il y avait une caisse dans le camion qui était peint aux couleurs d’ABC, mais Russell a été retrouvé mort à quelques kilomètres de là. Il a donc dû laisser le camion sur place et foutre le camp. Dan, on dirait que la bombe était dedans.

— Tu as autre chose, Walt ?

— J’ai les photos des passeports et les papiers d’identité des deux autres types.

— Passe-les-moi par fax.

— C’est en cours.

Hoskins quitta la salle des transmissions. En chemin, il attrapa un autre agent.

— Trouvez-moi les types de la brigade criminelle de Denver qui sont sur l’affaire Russell, où qu’ils soient, et appelez vite fait.

* * *

— Vous pensez toujours à une histoire de terrorisme ? demanda Pat O’Day. Je croyais que la bombe était trop grosse pour ça.

— Russell était soupçonné de terrorisme, et nous pensons qu’il pourrait et merde ! s’exclama Murray.

— C’est à quel sujet, Dan ?

— Dites aux archives de retrouver les photos de Russell dans le dossier Athènes.

Le directeur adjoint attendit l’appel.

— Nous avions eu une demande de renseignements des Grecs, l’un de leurs agents avait été assassiné, et ils nous avaient envoyé quelques photos. À cette époque, je croyais qu’il pouvait s’agir de Marvin, mais... il y avait autre chose, je crois que c’était une voiture. On avait une fiche sur son compte, il me semble...

— Le fax arrive de Denver, annonça une femme.

— Apportez-le, ordonna Murray.

— Voilà la première page.

Le reste arriva sans tarder.

— Un billet d’avion... une correspondance. Pat...

O’Day prit la feuille.

— Je m’en occupe.

— Merde, regardez-moi ça !

— Une figure connue ?

— On dirait... Ismaël Qati, non ? Je ne connais pas l’autre.

« La moustache et les cheveux sont postiches », songea O’Day, en se détournant du téléphone. C’était tout de même un peu mince. Il valait mieux appeler les archives pour voir ce qu’ils avaient.

— C’est bon.

Murray reposa son téléphone.

* * *

— Bonnes nouvelles, monsieur le président, dit Borstein depuis le mont Cheyenne où il était enterré. Nous avons un KH-11 qui passe au-dessus de l’Union soviétique centrale. C’est presque l’aube, là-bas, le temps est clair, pour changer, et nous allons avoir des images de quelques sites de missiles.

Le satellite est déjà programmé. Le centre de photo-interprétation nous enverra les documents en temps réel ici et à Offutt.

— Mais pas ici, ronchonna Fowler.

Camp David n’avait jamais été équipé pour ce genre de choses, un oubli tout à fait incroyable. Ces données étaient disponibles sur la Rotule, où il aurait dû aller quand c’était encore possible.

— Bon, dites-moi ce que vous voyez.

— Bien sûr, monsieur, cela pourrait nous être très utile, lui promit Borstein.

— Ça arrive, monsieur, dit une nouvelle voix. Monsieur, ici le major Costello, deuxième bureau du NORAD. Nous n’aurions pas pu choisir mieux notre heure. Le satellite va passer au-dessus de quatre régiments, du sud au nord : Zhangiz Tobe, Aleysk, Uzhur et Gladkaya. Sauf pour la dernière, ce ne sont que des bases de SS-18. Gladkaya est équipée de SS-11, de vieux missiles. Monsieur, Aleysk est l’un des sites qu’ils devaient démanteler, mais ils ne l’ont pas encore fait...

Le ciel matinal était clair à Aleysk. Les premières lueurs éclairaient l’horizon au nord-est, mais aucun des soldats des Forces de missiles stratégiques n’y prêtait attention. Ils avaient des semaines de retard et avaient reçu l’ordre de remédier rapidement à leurs déficiences. Que cet ordre soit impossible à exécuter était un autre problème. Un semi-remorque stationnait près de chacun des quarante silos. Les SS-18 — en fait, les Russes les appellent des MS-20, M pour missile, S pour stratégique, numéro 20 — étaient assez anciens, ils avaient onze ans, et c’est pour cela que les Russes avaient accepté de les éliminer. Ces missiles étaient propulsés par des moteurs à propergol liquide. Le combustible et l’oxydant en question étaient dangereux et corrosifs — diméthyl d’hydrazine dissymétrique et tétroxyde d’azote — et le fait qu’on les qualifie de « stockables » était assez discutable. Ils étaient certes plus stables que des carburants cryogéniques, en ce sens qu’ils n’avaient pas besoin d’être réfrigérés, mais ils étaient extrêmement toxiques, au point que leur simple contact avec la peau était mortel, et nécessairement très réactifs. L’une des mesures de protection consistait à encapsuler les missiles dans des enveloppes d’acier que l’on stockait dans de gigantesques chargeurs à l’intérieur des silos. C’était une invention des Russes pour protéger des produits chimiques l’électronique délicate des sites de tir. Si les Russes s’embêtaient avec des systèmes pareils, d’après le renseignement américain, ce n’était pas pour tirer parti de leur impulsion spécifique plus élevée, mais parce qu’ils avaient mis du temps à développer des propergols solides, une situation à laquelle ils venaient seulement de remédier avec le SS-25. Indéniablement gros et puissant, le SS-18 — qui avait reçu de l’OTAN un nom de code terrifiant, Satan — était un missile impossible à maintenir, et les servants étaient bien contents de s’en débarrasser. Plus d’un soldat des Forces de fusées avait été tué pendant la maintenance ou l’entraînement, de la même façon que les Américains avaient perdu un certain nombre d’hommes avec la mise en oeuvre du Titan-II. Tous les missiles d’Aleysk étaient voués à la destruction, et c’était la raison de la présence sur les lieux des hommes et des camions. Mais il fallait d’abord déposer les têtes. Les Américains pouvaient assister aux opérations de destruction des missiles, mais les têtes nucléaires restaient encore des objets très secrets. Sous le regard vigilant d’un colonel, on déposait la coiffe du missile numéro trente et un avec une petite grue, exposant au regard les MIRV. Chacun des véhicules de rentrée indépendants avait la forme d’un cône d’environ quarante centimètres de diamètre à la base et d’un mètre cinquante de haut. Chacun contenait aussi une charge à trois étages de cinq cents kilotonnes. Et les soldats traitaient les MIRV avec tout le respect qu’ils méritaient.

* * *

— OK, voilà d’autres photos.

C’était le major Costello que Fowler entendait parler.

— Pas beaucoup d’activité... monsieur, nous isolons juste quelques silos, ceux que nous voyons le mieux. Il y a des bois dans le coin, monsieur le président, mais avec l’angle de vue du satellite, nous connaissons ceux qui sont le plus visibles... c’est là, en voilà un. Ça doit être le silo zéro-cinq... rien d’inhabituel... le bunker de tir est toujours là... je vois des gardes qui patrouillent... toujours comme d’habitude... je vois cinq, non, sept hommes — ils ressortent bien en infrarouge, il fait froid là-bas, monsieur. Rien d’autre, rien d’anormal, monsieur... bon. OK, allons voir Aleysk maintenant... putain !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Monsieur, nous observons quatre silos avec quatre caméras différentes...

— Ce sont des camions de service, dit le général Fremont depuis le PC du SAC. Il y a des camions de service près des quatre emplacements. Les portes des silos sont ouvertes, monsieur le président.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

Costello se chargea de répondre.

— Monsieur le président, ce sont tous des 18 Mod 2, plutôt anciens. Ils devraient être démantelés à ce jour, mais ils ne le sont pas. Nous avons maintenant cinq silos en vue, monsieur, et cinq camions de service. J’en vois deux avec des gens autour, ils trafiquent quelque chose sur les missiles.

— Qu’est-ce qu’un camion de service ? demanda Liz Elliot.

— Ce sont les camions qu’ils utilisent pour transporter les missiles. Il y en a un par engin — plus que cela, en fait. Ce sont de gros semi-remorques, comme des camions autochargeurs, qui portent tout l’outillage nécessaire.

Jim, on dirait qu’ils ont enlevé les coiffes, ouais ! On voit les têtes, tout est éclairé, et ils font quelque chose sur les corps de rentrée... je me demande si...

Fowler était sur le point d’exploser. C’était comme lorsqu’on écoute un match de foot à la radio.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

— Monsieur, nous ne pouvons rien dire... On arrive maintenant sur Uzhur. Pas beaucoup d’activité, Uzhur est équipé avec les nouveaux 18, les Mod 5... pas de camions, je vois de nouveau des sentinelles. Monsieur le président, je dirais qu’il y a plutôt davantage de sentinelles que d’habitude. Gladkaya ensuite... ça va prendre deux minutes...

— Pourquoi ces camions sont-ils là ? demanda Fowler.

— Monsieur, tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ont l’air de travailler sur les missiles.

— Bon sang de bois ! Ils font quoi ? cria Fowler dans le téléphone.

Son interlocuteur répondit d’une voix qui n’était plus aussi détachée que quelques instants plus tôt.

— Monsieur, nous n’avons aucun moyen de le savoir.

— Alors, dites-moi ce que vous savez !

— Monsieur le président, comme je vous l’ai indiqué, il s’agit de missiles anciens dont la destruction est prévue, mais il y a du retard. Nous avons constaté un accroissement des mesures de sécurité dans les trois régiments de SS-18, mais, à Aleysk, il y avait un camion et une équipe de maintenance à côté de tous les missiles que nous avons observés, et les silos étaient tous ouverts. C’est tout ce que nous pouvons déduire des photos, monsieur.

— Monsieur le président, fit Borstein, le major Costello vous a dit tout ce qu’il pouvait.

— Général, vous m’aviez annoncé que nous retirerions quelque chose d’intéressant de ces images. Alors, qu’en concluez-vous ?

— Monsieur, toute cette activité à Aleysk peut avoir une signification.

— Mais vous ne savez pas en quoi consiste cette activité !

— Non, monsieur, dut admettre Borstein, l’air penaud.

— Peut-on imaginer qu’ils préparent ces missiles pour un lancement ?

— Oui, monsieur, c’est possible.

— Mon Dieu !

— Robert, dit le conseiller à la Sécurité nationale, j’ai peur.

— Elizabeth — Fowler se ressaisit —, nous devons garder le contrôle de nos nerfs et maîtriser la situation. Nous le devons. Nous devons convaincre Narmonov...

— Mais Robert, tu ne comprends pas ! Ce n’est pas lui ! C’est la seule explication. Nous ne savons pas avec qui nous négocions !

— Qu’y pouvons-nous ?

— Je ne sais pas.

— Bon, peu importe de qui il s’agit, ils ne veulent pas d’une guerre nucléaire. Personne n’en voudrait. C’est trop dément, lui assura le président, d’une voix presque paternelle.

— Êtes-vous sûr de ça, Robert ? En êtes-vous vraiment sûr ? Ils ont essayé de nous tuer !

— Même si c’est vrai, nous devons oublier ce point.

— Mais non, nous ne pouvons pas ! S’ils ont essayé une fois, ils vont faire une nouvelle tentative ! Vous ne comprenez donc pas ?

À quelques mètres derrière, Helen d’Agustino comprit soudain qu’elle avait bien percé Liz Elliot l’été précédent. Elle était aussi lâche qu’elle était butée. Et à présent, qui conseillait le président ? Fowler se leva et se rendit aux toilettes, Pete Connor sur les talons, car les présidents ne sont même pas autorisés à faire ce déplacement tout seuls. Daga jeta un regard en coin sur Elliot. Sa figure était... comment dire ? Elle avait dépassé le stade de la peur. L’agent d’Agustino avait peur, elle aussi, mais elle n’en était tout de même pas là. C’était injuste, non ? Personne ne lui demandait son avis, personne ne lui demandait de débrouiller ce bazar. Tout ça n’avait aucun sens, c’était évident. Si personne ne lui demandait rien, c’est parce que ce n’était pas son boulot. C’était celui de Liz Elliot.

* * *

— J’ai un contact, dit l’un des opérateurs à bord de Démon Marin Unité-Trois. La bouée numéro trois, relèvement deux-unité-cinq... sous-marin nucléaire à une seule ligne d’arbres ! Ce n’est pas de chez nous, ce n’est pas le bruit d’hélice d’un sous-marin américain.

— Je l’ai sur la quatre, annonça un autre opérateur. Ce con va à toute vitesse ; d’après le compte de pales, il est à plus de vingt noeuds, peut-être vingt-cinq, le relèvement sur ma bouée est au trois-zéro-zéro.

— OK, fit le Tacco. J’ai une position. Tu peux m’indiquer le défilement ?

— Il est maintenant au deux-unité-zéro ! répondit le premier. Il va vite !

Deux minutes plus tard, il était clair que le contact se dirigeait droit sur le Maine.

* * *

— Ce n’est pas possible ? demanda Jim Rosselli.

Le message avait été relayé de Kodiak directement au NMCC. Le commandant de la flottille de patrouille maritime ne savait pas quoi faire et réclamait des instructions à cor et à cri. C’était un message flash, CINC-PAC était en copie, et lui aussi demandait des ordres.

— Tu parles de quoi ? demanda Barnes.

— Il se dirige droit sur le Maine. Mais putain, comment sait-il qu’il est là ?

— Comment le savoir ?

— Une bouée radio, oh non, cet enfoiré n’a même pas essayé de s’éloigner !

— On balance ça au président ? demanda le colonel Barnes.

— Je crois que oui.

Et Rosselli décrocha son téléphone.

* * *

— Ici le président.

— Monsieur, capitaine de vaisseau Jim Rosselli au Centre national de communications. Nous avons un sous-marin désemparé dans le golfe d’Alaska, l’USS Maine, un SNLE de classe Ohio. Monsieur, il a une avarie d’hélice et ne peut pas manoeuvrer. Un sous-marin d’attaque soviétique se dirige droit sur lui, il est à peu près à dix nautiques. Nous avons un avion de patrouille P-3C Orion qui piste le sous-marin russe. Il demande des ordres, monsieur.

— Je croyais qu’ils étaient incapables de pister nos SNLE ?

— Monsieur, personne ne peut les pister, mais, dans le cas présent, ils ont dû le détecter par goniométrie quand notre sous-marin a émis pour demander de l’aide. Le Maine est un SNLE, il participe à la dissuasion, et il est au stade d’alerte numéro deux, avec les règles d’engagement correspondantes. Par conséquent, l’Orion a le droit de le détruire. Monsieur, ils veulent savoir ce qu’ils doivent faire.

— Quelle est l’importance exacte du Maine ? demanda Fowler.

Ce fut le général Fremont qui se chargea de répondre.

— Monsieur, ce sous-marin a un rôle important dans notre dissuasion. Il a plus de deux cents têtes, des têtes extrêmement précises. Si les Russes le mettent hors combat, nous serons durement touchés.

— Dans quelle mesure ?

— Monsieur, cela fera une brèche importante dans nos plans. Le Maine emporte des missiles D-5, que l’on appelle anti-forces. Ils doivent attaquer des sites de lancement et d’autres objectifs sélectionnés, comme des postes de commandement. S’il lui arrive quelque chose, il nous faudra des heures avant de reconstituer notre plan de tir.

— Commandant Rosselli, vous êtes officier de marine, non ?

— Oui, monsieur le président. Monsieur, je dois vous dire que j’étais encore commandant du Maine, équipage « or », il y a seulement quelques mois.

— Nous avons combien de temps pour prendre une décision ?

— Monsieur, l’Akula arrive à vingt-cinq noeuds, et il est à vingt mille yards de notre bâtiment. En ce moment, il est en portée torpille.

— Quels sont les choix possibles ?

— Vous pouvez ordonner de l’attaquer ou non, répondit Rosselli.

— Général Fremont ?

— Monsieur le président... non, commandant Rosselli ?

— Oui, mon général ?

— Êtes-vous bien sûr que les Russes se dirigent droit sur notre sous-marin ?

— Le message est très clair sur ce point, mon général.

— Monsieur le président, je crois que nous devons protéger nos moyens. Les Russes ne seront pas très contents si nous attaquons une de leurs unités, mais c’est un sous-marin d’attaque, pas une unité stratégique. S’ils nous cherchent des poux, nous pourrons leur donner une explication. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi ils ont donné l’ordre à ce sous-marin de se comporter ainsi. Ils devaient bien savoir qu’ils allaient nous inquiéter.

— Commandant Rosselli, vous avez mon autorisation pour dire à l’avion d’attaquer et de détruire le sous-marin.

— Bien, monsieur.

Rosselli raccrocha.

— Ours gris, ici Marblehead  — c’était l’indicatif codé du NMCC -, l’Autorité nationale approuve, je répète, approuve, votre demande. Faites l’aperçu.

— Marblehead d’Ours gris, je fais l’aperçu, ma demande d’engagement est approuvée.

— Correct.

— Roger, terminé.

* * *

L’Orion fît demi-tour. Même les pilotes commençaient à ressentir les effets du mauvais temps. Il faisait encore jour, en principe, mais le plafond était bas et la mer démontée leur donnait l’impression de voler dans un couloir immense et plein de bosses. Voilà pour le mauvais côté. Mais leur contact se conduisait de façon stupide, il était à grande vitesse, en dessous de la couche, et il était pratiquement impossible de le manquer. À l’arrière, le Tacco dirigea le commandant de bord le long de la route de l’Akula. Le Lockheed Electra modifié possédait à l’extrémité de la queue un appareil très sensible, un détecteur d’anomalies magnétiques. Il enregistrait les variations du champ magnétique terrestre, comme celles qui sont créées par la masse métallique d’un sous-marin.

— Mad Mad Mad fumigène largué ! annonça l’opérateur de ce système.

Il appuya sur un bouton pour balancer un marqueur. Dans le cockpit, le pilote vira immédiatement à gauche pour faire une autre passe, puis une seconde et une troisième, toujours sur la gauche.

— OK, ça se passe comment derrière ? demanda le pilote.

— Très bon contact, sous-marin nucléaire confirmé, russe. Je crois qu’on peut y aller, cette fois.

— On y va, décida le pilote.

— Putain ! murmura le copilote.

— Ouvrez les trappes.

— En cours. Sécurités effacées, largage armé, torpille prête.

— OK, je l’ai, dit le Tacco. Paré à larguer.

C’était trop facile. Le pilote s’aligna sur les fumigènes, qui formaient une ligne droite presque parfaite. Il passa le premier, puis le second, le troisième...

— Largage ! Torpille partie !

Le pilote remit les gaz et grimpa à quelques centaines de pieds.

La torpille ASM Mark 50 tomba vers la mer, freinée par une petit parachute qui s’éjecta automatiquement quand le poisson toucha l’eau. Cette arme dernier cri était propulsée par un système très silencieux en lieu et place de l’hélice habituelle, et elle avait été programmée pour rester silencieuse tant qu’elle n’aurait pas atteint l’immersion du but, cent cinquante mètres.

* * *

Dubinin se dit qu’il était temps de ralentir, mais il attendit encore mille mètres. Il sentait que son pari avait été le bon ; il était raisonnable de supposer que le SNLE américain allait rester à proximité de la surface. S’il avait deviné juste, en restant sous la couche — il était à cent dix mètres —, le bruit de surface empêcherait les Américains de l’entendre, et il pourrait conduire plus discrètement la fin de la recherche. Il était sur le point de se féliciter lui-même de cette heureuses décision.

— Sonar de torpille sur le quart tribord avant ! cria le lieutenant de vaisseau Rykov depuis le local DSM.

— À gauche toute ! Vapeur avant quatre ! Où est cette torpille ?

Rykov :

— Quinze degrés ! En dessous de nous !

— Surface ! Les barres à monter ! Venir au trois-zéro-zéro !

Dubinin se précipita au sonar.

— Bordel, qu’est-ce que c’est ?

Rykov était tout pâle.

— Je n’entends pas l’hélice... juste ce foutu sonar... elle s’éloigne — non, elle vient de passer en acquisition !

Dubinin se retourna.

— Des leurres, trois. Immédiatement !

— Leurres partis !

Les opérateurs contre-mesures de l’Amiral Lunin venaient de tirer trois capsules, trois boîtes de quinze centimètres de diamètre remplies d’un composé générateur de gaz. L’eau se remplit d’un nuage de bulles destiné à faire office de but pour la torpille, mais cela ne réussit pas. La Mark 50 avait déjà détecté la présence du sous-marin et infléchi sa route.

— On passe cent mètres, annonça le starpom. Vitesse vingt-huit noeuds.

— Stabilisez à quinze mètres, mais n’ayez pas peur de faire surface.

— Compris ! Vingt-neuf noeuds.

— On l’a perdue, l’antenne filaire n’est plus droite.

Rykov fit un grand geste de déception.

— Soyons patients, fît Dubinin.

La plaisanterie était d’un goût douteux, mais c’est ce que ses hommes aimaient chez lui.

* * *

— L’Orion vient d’attaquer l’intrus, commandant, il l’a pris dans sa ligne de bouées, très faible, relèvement deux-quatre-zéro. C’est une torpille à nous, une Mark 50, commandant.

— Ça devrait l’occuper, répondit Ricks. Dieu soit loué.

* * *

— On passe cinquante mètres, les barres sont à dix degrés, vitesse trente et un noeuds.

— Les contre-mesures ne marchent pas..., dit Rykov.

La flûte s’était redressée, et la torpille était toujours derrière.

— Pas de bruit d’hélice ?

— Aucun... même à cette vitesse, on l’entendrait sûrement.

— Ça doit être l’une de leurs nouvelles...

— La Mark 50 ? Il paraît que c’est une sacrée torpille.

— On verra bien. Evgeniy, vous vous souvenez des effets de surface ? sourit Dubinin.

Le starpom se débrouillait à merveille, mais, avec les creux de dix mètres, il était pratiquement certain que le sous-marin percerait la surface dans les vagues qui déferlaient au-dessus de lui. La torpille s’essoufflait à trois cents mètres sur l’arrière quand l’Akula sortit de l’eau. Les torpilles ASM américaines Mark 50 ne sont pas que des torpilles intelligentes, elles valent bien mieux que ça. Celle-ci avait reconnu et dédaigné les leurres que Dubinin avait lancés quelques minutes plus tôt et, avec son sonar puissant, s’était reverrouillée sur le sous-marin pour accomplir sa mission. Mais les lois de la physique jouaient en faveur du Russe. On croit souvent que les ondes sonar se réfléchissent sur la coque métallique d’un navire, mais c’est faux. En fait, les ondes sonores se réfléchissent sur l’air contenu dans la coque du sous-marin, ou, plus exactement, sur la frontière qui sépare l’eau et l’air, et que ces ondes ne peuvent pas franchir. La Mark 50 était programmée pour reconnaître ce genre d’interfaces. Tandis que la torpille se ruait derrière sa proie, elle commença à détecter d’énormes formes de navires aussi loin que portait son sonar. C’étaient des vagues. Bien que l’arme ait été conçue pour ne pas tenir compte des surfaces planes et éviter ainsi le problème que l’on appelle « l’effet de surface », ceux qui l’avaient créée n’avaient pas traité le cas de grosse mer. La Mark 50 choisit la plus proche de ces silhouettes, se précipita dessus...

... et jaillit à l’air libre comme un saumon. Elle s’écrasa contre une grosse vague, détecta de nouveau une énorme cible...

... et jaillit une fois encore. Cette fois, la torpille retomba dans l’eau sous une incidence élevée. Les effets dynamiques la firent se retourner et elle continua vers le nord dans une lame, détectant des tas de bateaux sur sa gauche et sur sa droite. Elle vira à gauche, bondit une nouvelle fois en l’air, mais, cette fois, elle heurta la vague suivante avec tant de force que le détonateur à l’impact fut mis à feu.

* * *

— C’était près ! fit Rykov.

— Non, pas tant que ça, peut-être mille mètres, mais sans doute davantage.

Réduisez à cinq noeuds et venez à trente mètres.

* * *

— On l’a eu ?

— Je ne sais pas, dit l’opérateur. Il est remonté en catastrophe, et le poisson lui courait derrière, il a fait quelques cercles — l’opérateur sonar montra une trace sur son écran. Elle a explosé ici, tout près de l’endroit où l’Akula avait disparu dans le bruit de surface. Je ne sais pas trop — on n’a pas eu de bruit de destruction, je dirais plutôt qu’on l’a manqué.

* * *

— Relèvement distance du but ? demanda Dubinin.

— Environ neuf mille mètres, relèvement zéro-cinq-zéro, répondit le starpom. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, commandant ?

— Nous allons localiser et détruire le but, dit le capitaine de vaisseau Valentin Borissovitch Dubinin.

— Mais...

— On nous a attaqués. Ces salopards ont essayé de nous couler !

— C’était une torpille aéroportée, insista le commandant en second.

— Je n’ai entendu aucun avion. On nous a attaqués, nous allons nous défendre.

* * *

— Eh bien ?

L’inspecteur Pat O’Day prenait des notes à toute allure. Comme toutes les grandes compagnies aériennes, American Airlines avait un système de réservation par ordinateur. Avec un numéro de vol et les numéros des billets, on pouvait retrouver n’importe qui.

— OK, dit-il à la jeune femme à l’autre bout du fil. Attendez un instant.

O’Day se retourna.

— Dan, il n’y avait que six passagers de première classe sur le vol Denver— Dallas-Fort Worth, le vol était presque vide — mais il n’a pas encore décollé à cause de la neige et de la glace à Dallas. Nous avons les noms de deux autres passagers qui ont échangé leurs billets pour prendre le vol de Miami. Il y avait à Dallas une correspondance pour Mexico. Les deux qui sont passés par Miami sont aussi enregistrés sur un DC-10 Miami-Mexico. L’avion a décollé, il atterrit dans une heure à Mexico.

— On le déroute ?

— C’est impossible à cause du carburant.

— Une heure — putain ! jura Murray.

O’Day passa sa large main sur sa figure. Il était aussi terrifié que tout le monde dans le pays, mais il tentait de laisser tout ça de côté et de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. C’était encore trop mince et trop fragile pour faire une preuve, il avait vu trop de coïncidences depuis vingt ans qu’il était au Bureau. Mais il avait vu aussi de grosses affaires se dénouer avec des indices plus faibles que ceux-là. Il faut bien faire avec ce qu’on a.

— Dan, je...

Une secrétaire arrivait des archives. Elle tendit deux dossiers à Murray. Le directeur adjoint ouvrit d’abord celui de Russell, et parcourut les photos prises à Athènes. Puis il sortit le portrait le plus récent d’Ismaël Qati. Il posa le tout à côté des photos de passeport qu’on lui avait faxées de Denver.

— Qu’en pensez-vous, Pat ?

— L’homme du premier passeport semble un peu trop maigre pour être Qati... les pommettes et les yeux sont ressemblants, pas la moustache. Et si c’est lui, il perd ses cheveux...

— Les yeux ?

— Les yeux collent assez bien, Dan, le nez, ouais, c’est lui. Et qui est l’autre corniaud ?

— Pas d’identité, juste ces photos d’Athènes. Peau claire, cheveux foncés, bien peigné. La coupe de cheveux, la raie, ça colle.

Il vérifia les signes particuliers mentionnés sur le permis et le passeport.

— La taille, un petit mec, costaud... ça colle, Pat.

— Je suis d’accord, enfin, à quatre-vingts pour cent. Qui est l’attaché juridique à Mexico ?

— Bernie Montgomery... merde ! Il est ici pour rencontrer Bill.

— On essaie Langley ?

— Ouais.

Murray décrocha la ligne de la CIA.

— Où est Ryan ?

* * *

— Ici, Dan. Qu’est-ce que ça donne ?

— On a quelque chose. D’abord, un certain Marvin Russell, Indien Sioux, membre de la Société des guerriers. Il avait disparu il y a un an, on pensait qu’il était quelque part en Europe. On l’a retrouvé aujourd’hui à Denver, la gorge tranchée. Il y avait deux hommes avec lui, ils ont réussi à prendre l’avion. Pour l’un des deux, on a une photo, mais pas de nom. L’autre pourrait bien être Ismaël Qati.

Ce salaud !

— Où sont-ils ?

— Nous pensons qu’ils sont à bord du vol d’American Airlines Miami-Mexico, en première. Ils atterrissent dans environ une heure.

— Et tu crois qu’il y a un lien ?

— Un véhicule immatriculé au nom de Marvin Russell, alias Robert Friend, habitant Roggen, Colorado, était dans les environs du stade. Nous avons les faux papiers de deux personnes, sans doute Qati et le sujet inconnu, ils ont été retrouvés sur les lieux du crime. Il y en largement assez pour les arrêter avec une inculpation pour meurtre.

Si la situation n’avait pas été aussi épouvantable, Ryan en aurait rigolé.

— Meurtre, hein ? Tu veux essayer de les arrêter ?

— Sauf si tu as une meilleure idée.

Ryan se tut un bon moment.

— Peut-être. Attends un instant.

Il décrocha un autre téléphone et appela l’ambassade des États-Unis à Mexico.

— Ici Ryan, je voudrais parler au chef de poste. Tony ? Jack Ryan à l’appareil. Clark est encore là ? Bon, passe-le-moi.

— Putain, Jack, mais que diable ?...

Ryan le coupa.

— Taisez-vous, John. J’ai quelque chose pour vous. Nous avons deux individus qui arrivent chez vous par un vol American Airlines en provenance de Miami, dans une heure environ. Nous allons vous passer les photos par fax dans quelques minutes. Nous pensons qu’ils pourraient être impliqués dans l’affaire.

— Alors, c’est un acte de terrorisme ?

— C’est tout ce que nous avons sous la main, John. Nous voulons ramasser ces deux mecs, et vite.

— Ça pourrait poser des problèmes avec les flics de l’endroit, Jack, l’avertit Clark. Je ne peux pas vraiment m’amuser à déclencher une fusillade.

— L’ambassadeur est par là ?

— Je crois.

— Transférez-moi et attendez.

— D’accord.

— Le bureau de l’ambassadeur, répondit une voix féminine.

— Ici le quartier général de la CIA, je veux parler à l’ambassadeur, immédiatement !

— Mais certainement.

« La secrétaire n’est pas une violente », songea Ryan.

— Ouais, qu’est-ce que c’est ?

— Monsieur l’ambassadeur, ici Jack Ryan, directeur adjoint de la CIA.

— Cette ligne n’est pas protégée.

— Je sais, taisez-vous et écoutez-moi. Il y a deux personnes qui vont arriver à Mexico sur un vol American Airlines en provenance de Miami. Nous avons besoin de les cueillir et de les ramener ici le plus rapidement possible.

— Des gens de chez nous ?

— Non, nous pensons qu’il s’agit de terroristes.

— Cela veut dire qu’il va falloir les arrêter, nous arranger avec les autorités judiciaires et...

— Nous n’en avons pas le temps !

— Ryan, nous ne pouvons pas arrêter ces gens par la force, ils ne le supporteront pas.

— Monsieur l’ambassadeur, je veux que vous appeliez immédiatement le président du Mexique, et que vous lui disiez que nous avons besoin de sa coopération. C’est une affaire de vie ou de mort, compris ? S’il ne donne pas son accord sur-le-champ, je veux que vous lui disiez ceci, et vous allez l’écrire : dites-lui que nous sommes au courant de son assurance-retraite. OK ? Utilisez exactement ces mots-là : nous sommes au courant de son assurance-retraite.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ça signifie que vous allez lui répéter exactement ça, vous ne comprenez rien ?

— Écoutez, je ne joue pas à ce genre de petit jeu et...

— Monsieur l’ambassadeur, si vous ne faites pas exactement ce que je vous dis, je vais donner l’ordre à l’un de mes hommes de vous assommer et le chef de poste l’appellera à votre place.

— Vous n’avez pas le droit de me menacer ainsi !

— Eh bien si, justement, et si vous croyez que je plaisante, je vous conseille d’essayer de me baiser !

— Calmez-vous, Jack, essayait de lui dire Ben Goodley.

Ryan regarda dans le vide.

— Excusez-moi, mais la situation est très tendue ici, OK ? Nous avons eu une explosion atomique à Denver, et c’est peut-être notre dernière chance. Écoutez, l’heure n’est pas aux politesses. Je vous en prie, faites ce que je vous demande. S’il vous plaît.

— Très bien.

Ryan poussa un soupir de soulagement.

— OK. Dites-lui aussi que l’un de nos agents, un certain Clark, sera à la police de l’aéroport dans quelques minutes. Monsieur l’ambassadeur, je ne peux pas vous dire à quel point c’est important. Merci de l’appeler tout de suite.

— Je m’en occupe. Mais vous feriez bien de vous calmer, chez vous, lui conseilla le diplomate de carrière.

— Nous faisons notre possible, monsieur. Pouvez-vous demander à votre secrétaire de me repasser le chef de poste ? Merci.

Ryan jeta un coup d’oeil à Goodley.

— Ben, n’hésitez pas à me remettre à ma place si vous trouvez que j’en ai besoin.

— Clark à l’appareil.

— Nous vous transmettons quelques photos par fax, ainsi que les noms et les numéros de leurs sièges. OK, arrangez-vous avec le responsable de la sécurité de l’aéroport avant de les appréhender. Vous avez toujours votre avion ?

— Oui.

— Quand vous les aurez, embarquez-les dedans, et ramenez-les ici vite fait.

— OK, Jack. On s’en occupe.

Ryan raccrocha et appela Murray.

— Envoyez par fax les renseignements dont vous disposez à notre chef de poste à Mexico. J’ai deux hommes à moi sur place, des bons, Clark et Chavez.

— Clark ? demanda Murray, en tendant les documents à Pat O’Day. C’est lui qui{12}...

— Oui, c’est lui.

— Je lui souhaite bonne chance.

* * *

Le problème tactique était complexe. Dubinin avait un avion de patrouille au-dessus de la tête et ne pouvait se permettre la moindre erreur. Quelque part, il y avait un SNLE américain qu’il avait la ferme intention de couler. Le commandant se disait que le sous-marin avait fait venir l’avion pour assurer sa protection. On lui avait tiré dessus à balles réelles, voilà qui changeait beaucoup de choses. Il aurait pu appeler le commandement de la Flotte pour demander des instructions, ou au moins pour annoncer ses intentions, mais, avec un avion au-dessus, c’était du suicide, et il avait frôlé la mort d’assez près pour aujourd’hui. L’attaque menée contre l’Amiral Lunin ne pouvait signifier qu’une chose : les Américains étaient sur le point de s’en prendre à son pays. Ils avaient violé un de leurs principes favoris — le droit de libre passage en mer. Ils l’avaient attaqué dans les eaux internationales, avant qu’il soit en portée pour commettre un acte hostile.

La flûte du sous-marin pendait largement en dessous de la couche, et les opérateurs sonar étaient concentrés comme ils ne l’avaient jamais été.

— Contact..., appela le lieutenant de vaisseau Rykov. Contact sonar, dans le unité-unité-trois, une seule ligne d’arbres... bruyant, on dirait un sous-marin endommagé...

— Vous êtes sûr que ce n’est pas un bâtiment de surface ?

— Absolument sûr... la navigation passe beaucoup plus au sud, avec ces tempêtes. Le bruit est tout à fait caractéristique d’une machine de sous-marin... c’est bruyant, comme s’il avait une avarie... défilement au sud, relèvement actuel unité-unité-cinq.

Valentin Borissovitch se retourna pour demander un renseignement au central.

— Distance estimée du but ?

— Sept mille mètres !

— Ça fait loin, loin pour lancer... il défile au sud... vitesse ?

— Difficile à dire... en tout cas moins de six noeuds... on a un bruit de pales, mais faible, et je n’arrive pas à compter.

— On n’a droit qu’à un seul essai..., murmura Dubinin pour lui-même.

Il retourna au central.

— DLT ! Préparez une torpille, cap unité-unité-cinq, immersion initiale de recherche soixante-dix mètres, activation à... quatre cents mètres.

— Bien.

Le lieutenant de vaisseau afficha les réglages convenables sur sa console.

— Tube un... torpille parée ! La porte extérieure est fermée, commandant.

Dubinin se tourna pour jeter un regard à son second. Homme d’une sobriété extrême — il ne buvait pratiquement jamais, même au cours de dîners officiels—, le starpom fit signe qu’il approuvait. Le commandant n’en avait pas besoin, mais il lui en fut reconnaissant.

— Ouvrez la porte extérieure.

— Porte extérieure ouverte.

L’officier ASM souleva le cache du poussoir de mise à feu.

— Feu.

Le lieutenant de vaisseau appuya sur le bouton.

— Torpille partie.

* * *

— CO de sonar ! Transitoire, transitoire, relèvement unité-sept-cinq, torpille à l’eau au unité-neuf-cinq !

— Vapeur avant quatre ! cria Ricks à l’homme de barre.

— Commandant ! hurla Claggett. Annulez cet ordre !

— Quoi ?

Le jeune matelot à la barre avait dix-neuf ans à tout casser, et il n’avait encore jamais entendu quelqu’un s’opposer à un ordre du commandant.

— Qu’est-ce que je dois faire, commandant ?

— Commandant, si vous poussez la machine comme ça, on n’aura plus de propulsion en moins de quinze secondes !

— Merde, vous avez raison. — Ricks rougit violemment sous l’éclairage déjà rouge du central. — Dites à la machine de faire la meilleure vitesse possible. À droite dix, venir au nord.

— La barre est dix à droite.

Le gosse avait la voix qui tremblait, la peur est aussi contagieuse que la peste.

— Commandant, la barre est dix à droite, venir au nord.

Ricks s’était ressaisi et hocha la tête.

— Bien.

— CO de sonar, relèvement de la torpille unité-neuf-zéro, elle défile de gauche à droite, pas d’émission pour le moment.

— Merci, répondit Claggett.

— Sans sonar remorqué, on va la perdre dans pas longtemps.

— C’est vrai. Commandant, on pourrait dire à l’Orion ce qui se passe ?

— Bonne idée, sortez l’antenne.

* * *

— Démon Marin Unité-Trois, de Maine.

— Maine de Démon Marin Unité-Trois, nous essayons de savoir ce qu’a fait la torpille que nous avons lancée et...

— Unité-Trois, nous avons une torpille dans l’eau unité-huit-zéro. Vous avez manqué ce canard ? Commencez un autre plan de recherche dans notre sud. Je crois que nous sommes attaqués.

— Roger, on y va.

Le Tacco informa Kodiak que les choses devenaient vraiment sérieuses.

* * *

— Monsieur le président, dit Ryan, nous avons eu un renseignement qui pourrait se révéler de la plus grande utilité.

Jack était assis devant le téléphone, les mains posées à plat sur la table, et tellement moites qu’elles laissaient des traces sur le Formica. Goodley s’en rendait compte, mais il admirait le calme de Ryan.

— Qu’est-ce que ça pourrait bien être ? interrogea sèchement Fowler.

Ryan accusa le coup.

— Monsieur, le FBI vient de nous indiquer qu’ils ont des indices selon lesquels deux ou peut-être trois terroristes se trouvaient à Denver aujourd’hui. Nous pensons que deux d’entre eux sont à bord d’un vol qui doit se poser à Mexico. J’ai des hommes sur place, et nous allons essayer de les intercepter, monsieur.

— Attendez ! répondit Fowler. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un acte terroriste.

— Ryan, ici le général Fremont. D’où sortent ces renseignements ?

— Je ne connais pas tous les détails, mais ils ont eu des tuyaux sur un véhicule — un camion, un fourgon, qui était sur les lieux. Ils ont vérifié le numéro et retrouvé le propriétaire. Le propriétaire était mort, et on a retrouvé les deux autres grâce à leurs billets d’avion et...

— Attendez ! coupa CINC-SAC. Comment diable quelqu’un peut-il savoir tout ça — un survivant de la bombe ? Pour l’amour du ciel, c’était une bombe de cent kilotonnes...

— Non, mon général, la meilleure estimation que nous ayons — ça vient du FBI — est de cinquante kilotonnes et...

— Le FBI ? dit Borstein depuis le NORAD. Mais bon dieu, qu’est-ce qu’ils y connaissent ? Peu importe, même une bombe de cinquante kilotonnes aurait tué tout le monde dans un rayon de quinze cents mètres. Monsieur le président, ça ne peut pas être un renseignement solide. i

— Monsieur le président, ici le NMCC, entendit Ryan sur la même ligne. Nous venons de recevoir un message de Kodiak. Le sous-marin soviétique attaque le Maine. Il y a une torpille à l’eau, le Maine essaie de l’éviter.

Jack entendit quelque chose, mais il n’était pas sûr.

— Monsieur, déclara immédiatement Fremont, c’est une nouvelle terrible.

— Je comprends, général, fit le président, assez fort pour que tout le monde entende. Général, Snapcount.

— Monsieur le président, c’est une erreur. Nous avons des informations solides, chez nous. Vous vouliez qu’on vous en donne, et maintenant, nous les avons ! aboya Ryan, qui commençait à perdre son calme.

Il serra les poings, et finit par reprendre son contrôle.

— Monsieur, c’est là un indice sérieux.

— Ryan, j’ai l’impression que vous avez passé la journée à me mentir et à m’induire en erreur, dit Fowler d’une voix inhumaine.

Et la ligne fut coupée, pour la dernière fois.

* * *

Le dernier message de mise en alerte fut envoyé sur une douzaine de réseaux différents. Plus que la teneur du message lui-même, la redondance des transmissions, leur rôle qui était connu, la brièveté du texte, le chiffrement identique dirent aux Soviétiques de quoi il s’agissait. Quand le message eut été déchiffré, un seul mot, il fut immédiatement répercuté au centre de commandement du Kremlin. Golovko sortit la feuille de l’imprimante.

— Snapcount, dit-il seulement.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda le président Narmonov.

— C’est un mot de code. — Les lèvres de Golovko étaient livides. — C’est un terme de football américain, je crois que c’est le nombre de jeux quand le quart arrière prend la balle pour engager.

— Je ne comprends rien, fît Narmonov.

— Dans le temps, les Américains utilisaient le mot de code Cockedpistol{13} pour indiquer l’alerte stratégique maximale. Je pense que ce mot n’avait aucune ambiguïté, non ?

Le directeur adjoint continua, comme dans un rêve.

— Pour un Américain, ce mot présente à peu près la même signification. Je peux en conclure une seule chose...

— Oui, je vois.