Une société en effervescence

Les années 1960 ne constituèrent pas seulement l’âge d’or de l’astrophysique, elles virent aussi des bouleversements profonds se produire dans la société américaine, exacerbés par le conflit vietnamien. Grâce à la télévision, je pouvais suivre au jour le jour l’évolution de la situation militaire de mon pays. Communiquer avec mes parents était difficile en ces temps où le globe n’était pas aussi interconnecté qu’il l’est aujourd’hui. Internet n’existait pas encore et téléphoner des Etats-Unis au Vietnam coûtait une fortune. Le seul moyen pratique de communication était le courrier, qui mettait des semaines à arriver.

Concernant le déroulement de la guerre, le discours officiel des responsables à Washington était résolument optimiste : les Américains étaient en train de gagner contre le Viet-cong. Se produisit alors, début 1968, la fameuse offensive du Têt (le Nouvel An vietnamien), une attaque coordonnée et généralisée du Viet-cong et des troupes nord-vietnamiennes sur plusieurs villes importantes du Sud-Vietnam, dont Hué et Saigon. Au cours de cette offensive, les troupes insurgées occupèrent l’ambassade américaine à Saigon pendant quelques heures. Ce fut pour le peuple américain un choc terrible (choc que je pus constater de première main), et qui serait décisif dans son désengagement de la « sale guerre ». Alors que les militaires et politiciens clamaient tous haut et fort que le Viet-cong allait être bientôt battu (ils voyaient « la lumière au bout du tunnel »), voilà que les télévisions américaines nous montraient leur drapeau flotter sur l’ambassade américaine, en plein cœur de la capitale ! Malgré les pertes importantes subies par ses troupes, Ho Chi Minh avait frappé fort : il avait compris très tôt l’impact que la télévision pouvait avoir sur l’opinion publique. Pendant l’offensive du Têt, un obus de mortier tomba sur notre maison de Saigon ; par miracle, personne ne fut blessé, mais une de mes sœurs souffre encore aujourd’hui de séquelles psychologiques.

Aux États-Unis, les campus universitaires étaient en effervescence. La guerre du Vietnam devenait de plus en plus impopulaire et les étudiants manifestaient en masse pour demander un retrait immédiat des troupes américaines du Sud-Est asiatique. Des chanteurs engagés et populaires comme Bob Dylan ou Joan Baez dénonçaient l’absurdité de la guerre dans leurs protest songs. C’était l’époque du Free Speech Movement sur le campus de Berkeley. Certains étudiants refusaient d’accomplir leur service militaire et brûlaient sur la place publique leur carte de conscription, déclarant ainsi leur refus d’être envoyés au front pour une cause en laquelle ils ne croyaient pas. J’ai vu quelques-uns de mes camarades de classe émigrer au Canada pour échapper au service militaire. D’autres jeûnaient afin de passer au-dessous du poids minimum requis par l’armée. Cela me mettait dans une position quasi kafkaïenne : je pouvais continuer tranquillement mes études alors que mes amis couraient le risque d’être envoyés combattre dans mon pays ! Malgré cette situation on ne peut plus inconfortable, je n’ai jamais ressenti d’hostilité envers moi sur le campus. Chacun comprenait que nous étions des pions pris dans le tourbillon de l’Histoire et que la décision de faire la guerre ou la paix n’était pas de notre ressort direct.

En plus de l’opposition à la guerre, la société bourgeoise matérialiste était vilipendée, et les valeurs morales et les mœurs sexuelles remises en question. À travers le mouvement hippie revendiquant la libération des comportements, les jeunes issus en grande partie du baby-boom de l’après-guerre rejetaient les valeurs de leurs aînés et de la société de consommation qu’ils avaient bâtie. Ils vivaient en communautés, s’ouvraient à d’autres cultures (surtout venues d’Orient), expérimentaient avec des drogues de nouvelles perceptions sensorielles (l’art psychédélique est né de cela), prônaient le pacifisme (résumé dans la célèbre formule Peace and Love) et le retour à la nature, en une sorte de mouvement écologique avant l’heure. Ce fut aussi, avec le centre Esalen, l’émergence du développement du « potentiel humain » et les prémices du New Age. Bien que le mouvement hippie se soit vite dissous à cause de ses excès et de son manque d’organisation, son influence sur les mœurs de la société américaine fut profonde.

J’assistais, éberlué, à tous ces changements. Mais j’en étais plutôt spectateur qu’acteur. La petite taille de Caltech – moins d’un millier d’étudiants de licence ou undergraduates – était peu propice à l’activisme politique et social. On y était comme dans une tour d’ivoire, dans une sorte de havre tranquille au milieu de la tempête. Et puis, même si j’avais voulu m’engager politiquement, le temps m’aurait manqué : en plus de mes études, j’avais à apprendre la langue du pays et à compléter la bourse que Caltech m’avait octroyée par maints petits boulots.