Thomas Jefferson et l’université de Virginie

En dépit de ces événements tragiques, ma vie de scientifique suivait son cours. Mes deux années d’études postdoctorales touchant à leur fin, il était temps de penser à la prochaine étape. La voie royale consistait à devenir professeur dans une bonne université. Pour continuer à faire de la recherche, il fallait enseigner, car les deux activités sont étroitement liées aux États-Unis. Au contraire du système français où elles peuvent être séparées, il existe très peu d’organismes comme le CNRS aux États-Unis où le scientifique peut se consacrer exclusivement à ses travaux. La philosophie sous-jacente du système américain est qu’un bon chercheur, au courant des derniers développements dans son domaine, est un meilleur enseignant. D’une part, en prenant des étudiants comme thésards, il prépare les chercheurs de la prochaine génération à reprendre en quelque sorte le flambeau. D’autre part, les thésards, en effectuant des tâches que le professeur n’a pas toujours le temps de faire – analyser des données ou composer un programme informatique –, aident ce dernier à faire avancer ses travaux tout en apprenant les mécanismes de la recherche. Chacun y trouve son compte.

Je consultai la liste des postes de professeurs disponibles pour la rentrée académique de septembre 1976, et soumis ma candidature à plusieurs universités. Les quelques mois qui suivirent furent particulièrement angoissants. Hanté par le sort de ma famille, je vécus d’autant plus durement l’attente d’un courrier qui déciderait de mon avenir professionnel. Bien heureusement, je reçus des réponses positives de la part de l’université de Chicago, de l’université du Texas à Austin et de l’université de Virginie.

Mon choix se porta finalement sur cette dernière, située à Charlottesville. Plusieurs raisons m’y poussèrent. Son département d’astronomie était composé de jeunes chercheurs, il n’y avait pas de grand ponte et je voyais donc l’opportunité de m’y épanouir scientifiquement en toute liberté, sans être dans l’ombre d’une quelconque sommité. Autre facteur déterminant : le quartier général du National Radio Astronomy Observatory, l’Observatoire national de radio-astronomie, était sur le campus. Cet observatoire que financent des fonds alloués par le Congrès américain possède les plus grands radiotélescopes du monde. En particulier, le Very Large Array, sur un plateau du Nouveau-Mexique, composé de vingt-sept télescopes de vingt-cinq mètres de diamètre chacun, en chantier à l’époque. À sa mise en opération, qui était prévue en 1980, il serait le plus puissant radio-interféromètre du monde. Je me disais qu’étant à proximité du NRAO, je pourrais utiliser leurs puissants engins pour mes études astronomiques.

Le troisième facteur, d’ordre plus personnel, a plutôt à voir avec mes affinités historiques et mes inclinations philosophiques. L’université de Virginie fut fondée par Thomas Jefferson, le troisième président des Etats-Unis. Or Jefferson est sans nul doute mon héros intellectuel américain. Principal auteur de la Déclaration d’indépendance de 1776, homme des Lumières et homme d’Etat, il œuvra sans relâche pour défendre les droits de l’homme dans son pays et donner une base politique solide à la jeune nation dont il fut l’un des pères fondateurs. Résolument francophile, ami du marquis de La Fayette, il s’inspira des écrits de Montesquieu et de Rousseau pour la rédaction de la Déclaration d’indépendance, et résida comme ambassadeur des États-Unis à Paris de 1785 à 1789, fréquentant d’Alembert et Condorcet, et assistant aux derniers soubresauts de la monarchie et aux premiers épisodes de la Révolution française. Elu à deux reprises président des Etats-Unis, c’est Jefferson qui, pendant son premier mandat présidentiel, négocia avec Napoléon Ier le rachat de la Louisiane française pour une somme modique, doublant ainsi la superficie des Etats-Unis. Rien ne laissait Jefferson indifférent : architecture, linguistique, musique, archéologie, botanique, géographie, œnologie (il fut le premier à cultiver la vigne en Virginie pour produire son propre vin, mais l’expérience fut peu concluante), agronomie ou sciences (dont l’astronomie) et techniques, cet esprit universel toucha à tout.

Convaincu des vertus de l’éducation, il fonda l’université de Virginie en 1819, près de sa résidence de Monticello où il passait sa retraite, pour former les leaders de la prochaine génération. Il dessina lui-même les plans de l’établissement qu’il concevait comme un « village académique » où professeurs et étudiants vivraient en communauté, unis par le même appétit de savoir et de connaissance. C’était la première université publique aux États-Unis n’ayant aucun lien avec l’Église. La légende dit que, du haut de sa montagne, Jefferson aimait regarder avec son télescope les étudiants déambuler sur le campus. Sur sa tombe à Monticello, on peut lire cette épitaphe rédigée par lui-même :

« Ici repose Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis Auteur de la loi sur la liberté religieuse en Virginie Fondateur de l’université de Virginie. »

Nulle mention n’y est faite de ses deux mandats de président.

Malgré toute mon admiration pour Jefferson, je dois mentionner une zone d’ombre de sa vie qui m’a toujours perturbé : son attitude vis-à-vis de l’esclavage. Cet homme politique éclairé, auteur de ces lignes immortelles : « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » figurant dans la Déclaration, a pourtant toujours employé des esclaves noirs dans son domaine de Monticello. Pis, après la mort de sa femme, il aurait entretenu une liaison secrète avec une esclave, Sally Hemmings, qu’il n’émancipa jamais de son vivant, et avec qui il aurait eu plusieurs enfants. Tout homme des Lumières qu’il ait été, Jefferson n’eut pas, en fin de compte, ni dans sa vie publique ni dans sa vie privée, le courage politique de s’élever contre l’esclavage.

L’idée de travailler sur le campus de Jefferson, de me repaître chaque jour de sa beauté architecturale et de me promener parmi les colonnes palladiennes dans le « village académique » n’était pas pour me déplaire. De plus, pour le féru d’histoire que je suis, évoluer dans ce haut lieu me convenait bien. Issu de la culture millénaire du Vietnam, imprégné d’une autre culture tout aussi ancienne, celle de la France, j’éprouvais un sentiment mitigé à vivre dans une nation dont l’histoire n’avait commencé qu’en 1776 (si on exclut celle des Indiens d’Amérique). Bien sûr, j’étais conscient des avantages certains d’un pays neuf. Le dynamisme et le manque de structures sociales rigides aux États-Unis, qui encouragent la créativité et l’innovation, et qui permettent à un homme de se définir par ses actes et ses accomplissements plutôt que par ses origines, sont autant de facteurs qui m’ont attiré vers les universités américaines et qui me retiennent sur ce territoire. Mais la sophistication et le vernis d’une culture ancienne me manquaient aussi. J’étais donc ravi de pouvoir aller travailler dans une université qui avait plus de cent cinquante ans (une éternité dans l’histoire américaine !) et dont le fondateur avait joué un rôle aussi important dans la nation. Bien que Jefferson se soit éteint il y a plus de cent quatre-vingts ans, son esprit est toujours très présent sur le campus, et les étudiants parlent de « Monsieur Jefferson » comme s’il était encore à leurs côtés.

J’ai passé plus de trente ans – plus de la moitié de ma vie – sur le campus de M. Jefferson. J’ai assisté à une métamorphose profonde de l’université qui, dans les années 1950 et 1960, n’était encore qu’un campus endormi fréquenté surtout par les fils de la bourgeoisie fortunée du Sud, et qui n’admit son premier étudiant noir qu’en 1950 et les femmes qu’à partir de 1970. Heureusement, grâce à une bonne gestion des finances et à une politique de recrutement de professeurs de haut niveau, elle s’est muée en un établissement de réputation internationale, avec des standards académiques rigoureux, qui attire de nos jours des enseignants et des étudiants de tous les États-Unis et de nombreux pays du monde. Elle est considérée aujourd’hui comme l’une des premières universités publiques aux États-Unis. Au palmarès national, toutes universités confondues, elle se situe au vingt-cinquième rang ; les universités privées comme Harvard ou Princeton occupant les premières places grâce à leurs moyens considérables.