… et ordonné

Mais la beauté du monde excède celle perçue par les yeux. Je ressens aussi intensément une beauté d’ordre plus abstrait, que m’inspirent sa cohérence et son ordre. Si l’univers était totalement chaotique, s’il ne possédait aucune sorte de régularité, je ne pourrais pas faire de science. Les succès époustouflants de la science, rapportés et diffusés quasi instantanément par Internet, nous font oublier que c’est presque un miracle qu’elle soit possible. C’est le cas parce que la nature présente des régularités, parce que son comportement peut être décrit par ce que nous appelons des « lois ».

Une loi est, selon Le Petit Larousse, une « proposition générale énonçant des rapports nécessaires et constants entre des faits scientifiques ». La beauté qui me captive vient du fait qu’à partir d’un petit nombre de lois simples et synthétiques, la nature a su créer l’extraordinaire complexité et variété du monde. Le naturaliste Charles Darwin exprime admirablement cette fascination quand il écrit dans L’Origine des espèces, à propos de sa théorie de l’évolution des formes vivantes : « À partir d’un commencement aussi simple, un nombre infini de formes, toutes plus belles et plus merveilleuses les unes que les autres, se sont développées et continuent à évoluer{9}. »

Le concept de « loi de la nature » a mis longtemps à émerger. Il y a quelques dizaines de milliers d’années, nos lointains ancêtres étaient déjà conscients de la régularité des phénomènes célestes qui témoignaient une constance cruellement absente des affaires et des relations humaines. La régularité inexorable de la course du Soleil à travers le ciel durant la journée, la Lune qui change d’apparence à intervalles réguliers pendant le mois, les saisons qui se suivent immuablement d’année en année : cette ponctualité céleste, jamais prise en défaut, était comme une sorte d’assurance contre l’incertitude du lendemain. Le Soleil qui revient illuminer le jour après les ténèbres de la nuit marquait comme une renaissance après la mort.

L’homme antique voyait dans cette régularité des deux une sorte de gage de l’immortalité de son esprit. Les dolmens et les menhirs de Stonehenge en Angleterre, posés au IIIe millénaire av. J.-C., à l’époque où le roi Hammourabi régnait à Babylone et les pharaons du Moyen Empire en Egypte, et alignés dans la direction des levers et couchers de soleil à certaines époques de l’année, sont des témoins silencieux de cette connaissance. Mais bien des phénomènes naturels leur paraissaient aussi mystérieux et imprévisibles. Ainsi les éruptions des volcans, les tremblements de terre, les ouragans et autres tempêtes semblaient arriver sans crier gare. L’homme des cavernes dotait alors le monde d’esprits qui pouvaient avoir un comportement aussi prévisible que fantasque. Nos ancêtres vivaient dans un univers magique au sein duquel l’esprit Soleil éclairait l’esprit Terre le jour, pour laisser la place à l’esprit Lune la nuit ; l’esprit Arbre leur donnait des fruits et ils butaient contre l’esprit Pierre. Ainsi l’univers était simple, familier, à dimension humaine.

Cette familiarité et cette innocence disparurent avec l’accumulation du savoir. Il y a environ dix mille ans, l’univers magique fit place à l’univers mythique. Les esprits désertèrent les arbres, les fleurs et les rivières, et cédèrent le pas à des dieux aux pouvoirs surhumains. Tous les phénomènes naturels, y compris la création du monde, étaient désormais les conséquences des agissements, amours et accouplements, haines et déchirements de ces dieux.

Pourtant, au beau milieu de cet univers mythique, vers le VIe siècle av. J.-C., survint le miracle grec qui sema les germes de l’univers scientifique tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les Grecs eurent cette pensée révolutionnaire selon laquelle les événements naturels ne relevaient pas seulement des dieux, mais que la raison humaine pouvait également les appréhender. Ils jetèrent un regard curieux et inquisiteur sur des sujets aussi divers et variés que la structure de l’univers, la composition de la matière, la nature du temps, la géométrie et les mathématiques, les phénomènes biologiques, météorologiques et géologiques. Mais, pourtant, le concept de loi naturelle tel que nous le concevons aujourd’hui leur était encore inconnu. Aristote expliquait le comportement d’un système naturel non par des lois, mais en termes de cause finale. Pour lui, un système physique, tout comme un être vivant, avait un comportement téléologique, c’est-à-dire qu’il se conduisait de manière à atteindre un but. Le philosophe échafauda un système causal élaboré en distinguant quatre sortes de causes différentes. Ainsi, à la question : « Pourquoi pleut-il ? », le philosophe grec ne répondit pas simplement que la pluie tombe parce que l’air, en se refroidissant, provoque la condensation de la vapeur d’eau dans l’atmosphère en gouttelettes qui tombent sur la surface de la Terre, attirées par sa gravité, comme le ferait un météorologue d’aujourd’hui ; il distingua entre la cause matérielle que constituent les gouttelettes d’eau, la cause efficace qui fait que la vapeur d’eau se condense en gouttes de pluie, et la cause formelle faisant que les gouttes d’eau tombent sur la surface de la Terre. Mais, au lieu d’invoquer la gravité de la Terre pour expliquer la chute des gouttes d’eau, Aristote fit appel à une cause finale : les gouttes d’eau tombent sur la Terre parce que les plantes, les animaux et les hommes ont besoin d’eau pour vivre et croître. Il était intéressé par le « pourquoi » plutôt que par le « comment » des choses. Pour lui, les lois physiques restaient des constructions intellectuelles, et l’idée d’une science fondée sur l’expérimentation et l’observation lui était étrangère.

La notion de loi qui nous est familière fit son apparition en Occident avec l’émergence des religions monothéistes. Les lois qui dictaient le comportement des systèmes physiques ne leur étaient plus inhérentes, mais imposées de l’extérieur par un Être suprême. La nature devint un domaine gouverné par Dieu à coups de décrets divins. Quand la science moderne émergea en Europe au XVIe siècle, les premiers hommes de science travaillaient avec la conviction que l’ordre et les régularités de la nature reflétaient le vaste plan d’un Dieu créateur et dispensateur de lois, et qu’ils exaltaient sa gloire en révélant ce plan. L’astronome et grand mystique allemand Johannes Kepler rechercha ainsi la perfection de Dieu dans les mouvements des planètes. Pour le physicien anglais Isaac Newton, l’univers était une vaste machine réglée de façon extrêmement précise par un Dieu-ingénieur rationnel. Dieu était source et garant de toute la rationalité de la nature, rationalité qui permettait à la raison humaine – elle-même don de Dieu – d’appréhender le cosmos. Galilée introduisit la méthode scientifique en affirmant que le but de la science est de rechercher des relations quantitatives entre des phénomènes physiques a priori déconnectés, et que cette recherche doit être fondée sur l’observation et l’expérimentation.

Parce que la machine, une fois remontée, fonctionnait d’elle-même, Dieu s’éloigna de plus en plus. La raison régnait en maître, reléguant la foi au second plan. Jusqu’au jour où Dieu ne fut plus nécessaire. À la fin du XVIIIe siècle, en réponse à Napoléon Bonaparte qui lui reprochait de n’avoir pas mentionné une seule fois le Grand Architecte dans son ouvrage La Mécanique céleste, le marquis Pierre Simon de Laplace s’écria : « Sire, je n’ai pas besoin de cette hypothèse ! » Depuis, science et religion n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre. Aujourd’hui, la plupart des scientifiques étudient les régularités de la nature, qu’ils appellent « lois », sans se poser – du moins publiquement – la question de leur origine.