La créativité scientifique doit-elle être contrôlée ?
J’ai la chance de pouvoir travailler dans un domaine de recherche fondamentale, où la connaissance est acquise pour la gloire de l’esprit humain, et non dans un but utilitaire. Bien heureusement, les militaires n’ont pas encore trouvé d’applications guerrières avec le big bang ou les trous noirs ! Mais il est des études scientifiques qui ont des conséquences immédiates et graves sur l’humanité, où le chercheur est confronté à de nombreux problèmes d’ordre moral et éthique autrement plus urgents et qui ne pourront que prendre de plus en plus d’ampleur avec le temps : la prolifération nucléaire, la destruction de l’environnement, le clonage, les manipulations génétiques et peut-être la sélection de certains types d’êtres humains.
Faut-il pour autant contrôler la recherche ? Je ne le pense pas. Je crois fermement en la liberté de chercher. L’imagination doit être débridée, sinon elle s’étiole. La créativité doit pouvoir se manifester sans contrainte, sinon elle meurt. On a vu les effets désastreux que des régimes totalitaires, en Chine ou dans l’ex-Union soviétique par exemple, peuvent avoir sur les activités scientifiques. L’affaire Lyssenko, dans l’ex-Union soviétique, en est un exemple frappant. Parce qu’il pouvait, avec le soutien de Staline et du parti communiste, museler toute opposition, le scientifique Trofim Lyssenko put imposer de 1932 à 1964, sans aucune preuve expérimentale, l’idée que les gènes n’existaient pas, retardant ainsi de plusieurs décennies les progrès de la biologie et de la génétique soviétiques et causant des famines catastrophiques dues à l’échec de ses méthodes dans le domaine de l’agriculture. Je ne suis donc pas en faveur d’un contrôle a priori de la recherche. Si, à cause des dangers potentiels de certaines recherches scientifiques, nous interdisons de chercher, nous risquons de passer à côté des innombrables bienfaits qu’elles sont susceptibles de nous apporter. En général, en recherche fondamentale, nous ne pouvons jamais prédire ce que telle ou telle découverte peut avoir comme conséquence. Le physicien écossais James Maxwell serait bien étonné de savoir que si tous les gadgets électroniques qui font notre confort matériel aujourd’hui fonctionnent, c’est grâce à ses lois de l’électromagnétisme établies au XIXe siècle : ampoule électrique, fax, GPS, radio, télévision, Internet, téléphone portable, Wifi, etc. Le physicien français Sadi Carnot, en s’adonnant à ses chères études en thermodynamique, était à mille lieues de penser qu’elles mèneraient à l’une des inventions les plus importantes du monde contemporain : celle de l’automobile.
Cela dit, le contrôle a posteriori est absolument nécessaire. Dès que le scientifique perçoit une application potentiellement dangereuse, il est de son devoir d’assumer ses responsabilités, de dialoguer avec les dirigeants et d’alerter l’opinion publique. Idéalement, cette régularisation devrait être accomplie à la fois par les scientifiques et par un public bien informé faisant pression sur les politiques. La formation de comités d’éthique, composés de grands scientifiques de tous bords, représentant tous les points de vue, autant que de théologiens ou de philosophes, est nécessaire. Mais le public doit être présent aussi pour faire contrepoids aux décisions des politiques. L’apparition de concepts scientifiques et de technologies de plus en plus complexes et difficiles à maîtriser constitue un risque inquiétant : la domination d’une petite caste de gens qui seraient les seuls à avoir accès au savoir et donc à détenir le pouvoir. Pour qu’il ait son mot à dire, le public doit être bien informé, sous peine d’être manipulé par les médias, ou par des démagogues trop habiles, à des fins de basse politique. C’est pourquoi, comme je m’en suis expliqué plus haut, je considère que l’un des devoirs sacrés du scientifique est de vulgariser ses découvertes, de communiquer son savoir au public, et de l’alerter sur des applications potentiellement dangereuses.
Toutefois, certains savants ne mettent pas en doute le bien-fondé de leurs recherches dont les détournements sont pourtant prévisibles. Souvent, ce n’est qu’une fois le mal accompli qu’ils sont pris de remords, comme ce fut le cas pour les pères de la bombe atomique. D’autres ne se retranchent même pas derrière la neutralité présumée de la recherche fondamentale et collaborent par exemple sciemment à la mise au point d’armes bactériologiques. D’autres encore se livrent, sans manifester aucun état d’âme apparent, à des expériences sur la personne humaine. Ainsi, entre 1936 et 1976, le gouvernement suédois a fait stériliser soixante mille personnes jugées « inférieures ». Entre 1932 et 1972, quatre cents Américains de l’État d’Alabama, tous pauvres et noirs, ont été utilisés à leur insu comme cobayes par le Public Health Service (Service de santé publique) afin d’étudier l’évolution à long terme de la syphilis. Ce n’est qu’en 1997 que le président Clinton a présenté ses excuses au nom du peuple américain.
Dans certains domaines scientifiques, les applications sont immédiates et un contrôle a posteriori se révèle insuffisant. Ainsi, les progrès spectaculaires de la biologie moderne posent de graves problèmes éthiques et moraux. Le séquençage complet du génome humain a été terminé en 2001. Déjà, les chercheurs ont appris à identifier les gènes responsables de certaines maladies héréditaires, à repérer les familles à risque, et à « bricoler » les gènes, selon l’expression du biologiste français François Jacob, pour réparer certaines défaillances. On sait désormais modifier les gènes de façon à choisir le sexe, la taille, la couleur des yeux ou des cheveux de l’enfant à naître. Ce bricolage génétique risque de déraper et, entre de mauvaises mains, peut faire réapparaître les thèses eugénistes nazies ou marxistes : hiérarchie des « races », préservation des élites, élimination des « déviants et inférieurs ». En témoigne du reste l’histoire des « bébés Nobel » : au début des années 1980, en Californie, des femmes au quotient intellectuel exceptionnel ont été fécondées par le sperme de récipiendaires du prix Nobel déposé dans une banque afin de faire naître des jeunes ultraperformants. Cette idée reposait sur la thèse selon laquelle l’intelligence serait transmise héréditairement, ce qui n’a jamais été démontré scientifiquement. L’homme possède aujourd’hui le pouvoir de cloner des animaux (nous avons tous en mémoire le premier clonage réussi d’un mammifère, celui de la brebis Dolly en 1997), et certains chercheurs travaillent déjà sur le clonage d’êtres humains. Faut-il bannir tout clonage humain ou peut-on l’autoriser sous certaines conditions ?
Face à de tels problèmes éthiques et moraux, le scientifique a le devoir de ne pas oublier son humanité. Pour moi, une démarche spirituelle non dogmatique, comme celle du bouddhisme, est essentielle. La spiritualité m’aide à fonder une éthique. Pour un bouddhiste, le bien et le mal n’existent pas en soi. Il n’y a de bien et de mal qu’en termes de bonheur et de souffrance causés à soi-même ou à autrui. Si je réussis à faire naître en moi une attitude altruiste telle que je sois viscéralement concerné par le bien des autres, cet altruisme devient le plus sûr guide de mon jugement. Confronté à la vie de tous les jours, et en particulier à mon travail scientifique, j’aurai alors beaucoup plus de facilité à évaluer quels sont les décisions et actes qui créeront davantage de bonheur et soulageront davantage de souffrance. Il faut bien comprendre que je parle ici d’une expérience vécue et directe, non de théories ou de préceptes moraux. Cette expérience exige une attention constante aux pensées qui me motivent. Le bouddhisme compare l’esprit à un cristal qui prend la couleur de l’endroit où on le pose. Il est neutre, et ce sont nos intentions qui déterminent le caractère véritable de nos actes. Je formulerais mon critère de choix entre ce que je dois faire et ce que je dois éviter par : Le respect de l’humanité et de son écosphère à tout prix.