Dimanche
En rentrant chez lui, vers deux heures du matin,
Patrick Sarun eut une surprise dont il se serait bien passé : il
buta contre un corps gisant sur le sol, devant sa propre
porte.
Patrick Sarun était légèrement éméché, ce qui lui
arrivait quelquefois, le dimanche, pour tuer le temps et la
solitude, et sa rapidité de compréhension s'en trouvait ralentie.
Pendant un moment, il contempla, d'un regard incertain, cette masse
qui obstruait l'entrée de son appartement. Puis il se dit qu'il
s'agissait sans doute d'un homme pris de boisson, lui aussi, mais
rendu à un niveau d'imprégnation autrement élevé que le sien. Un
locataire d'un étage supérieur, peut-être, que le sommeil avait
surpris avant qu'il eût atteint son domicile. L'homme était couché
sur le flanc. Ses traits, à la faible lueur de
l'ampoule de palier, étaient indiscernables.
Patrick avança un pied prudent et entreprit de
secouer le corps immobile, appuyant sa tentative de quelques
paroles d'encouragement.
« Allons, l'ami, un petit effort, vous serez quand
même mieux dans votre lit ! »
L'homme ne bougea pas. Patrick poussa un peu plus
fort, sans obtenir de réaction.
Il s'arrêta, recula, sentant poindre l'inquiétude,
en même temps que commençaient à se dissiper les légers brouillards
où baignait son cerveau. Il s'adossa au mur du couloir, ne sachant
quel parti prendre. Il n'avait jamais de sa vie connu pareille
situation et n'osait plus toucher au corps, de peur de découvrir
une réalité qu'il aurait eu du mal à affronter. Il n'avait rien
d'un téméraire et répugnait au spectacle de la violence.
Il réalisa qu'il ne pouvait rester ainsi, seul
face à une situation incompréhensible. Il lui fallait demander de
l'aide, partager l'épreuve avec quelqu'un. Il alla s'asseoir sur
une marche, se prit la tête dans les mains. À qui s'adresser? À un
voisin? Il examina l'idée, l'écarta. Tout était silencieux dans l'immeuble ; aucune lumière ne filtrait sous
les portes des deux autres appartements du palier. Ses rapports
avec leurs occupants étaient dépourvus de chaleur et il se sentait
peu enclin à aller frapper chez l'un d'eux à cette heure de la
nuit. Il marmonna :
« La police, c'est tout ce que je peux faire.
»
La perspective ne l'enchantait guère plus : il
avait conçu de longue date une méfiance craintive pour tout ce qui
touchait aux forces de l'ordre. Mais il ne voyait pas d'autre
issue.
« Oui, allons chercher la police »,
s'encouragea-t-il.
Il se leva de sa marche et entreprit de descendre
l'escalier, lourdement, cramponné à la rampe. Arrivé au
rez-de-chaussée, la pensée le frappa qu'il ignorait l'emplacement
du commissariat de police et qu'il aurait du mal, dans ce quartier
peu fréquenté la nuit, à trouver quelqu'un pour le renseigner. Il
avança dans le couloir, la démarche mieux assurée, et se trouva en
face de la loge du gardien de l'immeuble.
Il appuya sur la sonnette, un coup bref d'abord,
suivi d'autres de plus en plus longs à mesure qu'il s'enhardissait,
jusqu'à ce que la lumière jaillît au fond de la loge, visible à
travers la porte vitrée.
« C'qui s'passe ? »
L'homme, grand et fort, avait passé un pantalon
sur son pyjama, et affichait l'air hébété de quelqu'un que l'on
vient de tirer d'un sommeil profond.
« Il y a un type couché devant ma porte. »
Le concierge alla allumer la minuterie, puis
revint vers son interlocuteur.
« Ah ! c'est vous, monsieur Sarun. Il est très
tard, vous savez. C'que vous avez dit ?
—Il y a un type couché devant ma porte. »
Patrick était maintenant à peu près dégrisé. Il
ajouta :
« J'ai l'impression qu'il est mort. »
Le concierge hoqueta.
« Vous voulez dire qu'il y aurait un macchabée
devant votre porte ?
— C'est ce que j'essaie de vous dire, oui. Mettons
que si ce n'est pas un macchabée, ça y ressemble beaucoup.
Possible, bien sûr, que le client ait
seulement ramassé une mufflée de première classe. Mais alors il
faudrait que ce soit une belle mufflée, une mufflée de catégorie
supérieure. »
Il soupira.
« J'aimerais autant ça... »
Le concierge digéra l'information, se gratta la
tête.
« Vous le connaissez ?
— Il fait trop sombre pour que j'aie pu voir sa
tête. Je ne crois pas.
— Faudrait p't'êt' qu'on aille y voir tous les
deux ? »
Patrick acquiesça.
« Si on pouvait le réveiller et lui faire
débarrasser le plancher... Je voudrais bien rentrer chez moi et me
coucher. Je suis crevé. »
Ils montèrent jusqu'au premier étage, Patrick
précédant le concierge.
« Vous voyez que je n'ai pas rêvé.
— Il était dans cette position-là ?
— La même. Il n'a pas bougé.
— Vous avez essayé de le réveiller ?
— Ouais... Si on veut... Du bout du pied. Je n'ai
pas beaucoup insisté. J'ai eu la trouille. Essayez, vous. »
Le concierge secoua la tête.
« Moi aussi j'ai la
trouille. Si ce type est vraiment mort, mieux vaut pas le toucher.
Faut appeler la police. V'nez chez moi, on va téléphoner. »
Dans l'escalier, Patrick posa sa main sur l'épaule
du concierge.
« Au fait, ce type... Vous avez idée de qui ça
peut être ? »
Le concierge eut un moment d'hésitation.
« J'ai pas vu son visage. J'peux pas dire. Et
pourtant, j'ai eu comme une impression... »
Il secoua la tête.
« Du diable si j'sais laquelle... »
Les deux policiers arrivèrent au bout de dix
minutes, accompagnés d'un médecin. L'homme était toujours dans la
même position. Les policiers braquèrent leur torche pendant que le
médecin l'examinait. Patrick et le concierge étaient demeurés
légèrement en retrait.
Le médecin ne tarda pas à se redresser.
« Il est mort. Depuis longtemps.
— Combien de temps ? dit l'un des policiers
— Une idée de la cause du décès ?
— Voyez vous-même. »
Il retourna le corps, le mit sur le dos. Tout le
devant de la veste était imprégné de sang coagulé qui raidissait le
tissu.
« Arme à feu?
— Poignardé. Au moins en dix endroits. »
Patrick, que l'effarement avait jusque-là frappé
de mutisme, intervint :
« Mais pourquoi ? Pourquoi l'avoir assassiné ici
devant ma porte ? »
Le policier examina minutieusement le sol sur
toute la longueur du corridor.
« Il n'a pas été assassiné ici. Sinon, il aurait
saigné, et il y aurait du sang partout sur le plancher. Ce qui
n'est pas le cas. Il devait être mort depuis déjà un bout de temps
quand on l'a transporté.
— Mais pourquoi l'avoir amené devant ma porte ?
»
Le policier se tourna vers Patrick, comme s'il
prenait seulement conscience de sa présence.
« C'est votre appartement ?
— C'est moi qui ai découvert le corps quand j'ai
voulu rentrer chez moi !
— Je ne sais pas. Je n'ai pas vu son visage. Je
n'ai pas osé le toucher. »
Le policier braqua sa lampe sur le visage du
mort.
« Regardez-le maintenant. »
Patrick hésita, submergé d'appréhension. Le
policier le saisit par le bras et le tira vers le cadavre.
« Regardez-le », répéta-t-il rudement.
Patrick fit un effort pour surmonter sa
répugnance. Il vit le visage blême, les yeux fermés, la bouche
entrouverte. Il sentit la nausée monter dans sa gorge. Et la peur.
Il fit un violent effort sur lui-même et parvint à articuler
:
« Non... Non, je ne l'ai jamais vu.
— Vraiment ? »
Le policier avait un ton étrange, entre
scepticisme et surprise. Il se tourna vers le concierge.
« À vous. »
Le concierge s'approcha, le genou flageolant, et
se pencha vers l'homme.
« Nom de Dieu ! »
Il se redressa, jeta au policier un regard effaré
puis répéta :
« Nom de Dieu !
Le concierge eut du mal à reprendre son souffle.
Il finit par articuler :
« Alors, si je ne voyais pas monsieur Sarun là,
debout, à côté de moi, je serais prêt à jurer que le macchabée, par
terre, c'est monsieur Sarun lui-même. Mais regardez donc, c'est
monsieur Sarun tout craché ! »
Le policier éclaira alternativement le visage du
cadavre et celui de Patrick.
« Tout craché, si vous y tenez. Apparemment,
monsieur Sarun, vous ne vous êtes jamais regardé dans une glace !
»