En empruntant en sens inverse le chemin parcouru la veille par Godard, Mattei réfléchissait à ce que venait de lui dire l'antiquaire : Godard s'était comporté en homme pressé, mais il n'avait pas l'air effrayé.
Fallait-il en déduire qu'il n'avait pas conscience, à ce moment-là, de courir un danger immédiat ?
L'hypothèse d'un Godard traqué — la première à laquelle s'était arrêté Mattei — perdait alors beaucoup de sa consistance, tandis que prenait corps l'hypothèse inverse : au moment de son apparition dans la boutique, Godard n'était peut-être pas le gibier. Peut-être était-il le chasseur. Ce qui expliquerait pourquoi l'antiquaire n'avait vu personne à ses trousses.
Pourtant Godard avait éprouvé le besoin de se débarrasser du rouleau de pellicule. Une façon d'agir qui ne lui ressemblait guère... Il fallait donc qu'il eût été amené, à un certain moment, à penser qu'il pourrait se trouver ultérieurement en situation difficile. Que s'était-il passé pendant les trente-cinq minutes qui avaient séparé son départ de Saint-Hippolyte et son irruption dans la boutique ?
Mattei marcha lentement tout au long de la rue Baudricourt, puis de l'avenue de Choisy, observant avec attention façades, boutiques et restaurants, ces derniers en grand nombre. Quelque part, sur cette distance de six cents ou sept cents mètres, Godard avait forcément eu la révélation d'une chose grave. Laquelle ? Et où ? Dans une des tours d'habitation ? Dans une boutique, un bistro, un restaurant ? Comment le savoir ? Bien sûr, les enquêteurs de la PJ allaient s'activer sur le secteur. La photo du mystérieux interlocuteur de Sarun à la main... Pas assuré, le résultat ! On n'était guère porté sur la confidence, dans cette partie de la capitale...
Il entra dans l'église Saint-Hippolyte, sans raison précise. Que pouvait-il y apprendre ? Une église récente, largement éclairée par de grands vitraux, modernes comme l'ensemble de la décoration. Il admira un chemin de croix d'une inspiration originale, signée d'un artiste vietnamien, et, derrière l'autel, un impressionnant crucifix de bois stylisé. L'église était vide en ce début d'après-midi, et il en fit le tour, se demandant si les deux hommes, la veille, avaient eu une raison particulière pour la choisir comme lieu de rendez-vous.
Au moment où il s'apprêtait à sortir, un homme franchit l'une des petites portes latérales d'accès. Il était vêtu d'un complet civil mais arborait sur le revers de son veston une petite croix de métal. Mattei alla vers lui.
« Je suppose, mon père, que vous êtes l'un des desservants de cette église ? »
Le prêtre acquiesça aimablement et demanda s'il pouvait être de quelque utilité.
« Pardonnez ma curiosité, dit Mattei, mais je me demandais quel niveau de fréquentation atteignaient vos offices, dans ce quartier où les Asiatiques forment la majorité de la population. »
Le prêtre sourit.
« Nous faisons le plein chaque dimanche, monsieur. Et nombreux sont les gens qui assistent en semaine à nos groupes de discussion. Vous savez, beaucoup de Vietnamiens et de Chinois sont catholiques, et généralement très pratiquants.
— Et les autres ? Je veux dire les Indonésiens, les Cambodgiens, les Thaïs, les Malais, les Birmans ? »
Le prêtre secoua la tête.
« Les Indonésiens dans leur immense majorité et les Malais sont musulmans. Les autres sont bouddhistes, mais, à la différence du Vietnam, toutes les tentatives d'évangélisation dans ces pays se sont soldées par des échecs. Le bouddhisme du Petit Véhicule, qui y est pratiqué, est une forteresse imprenable... Déjà, dans le passé, les conversions étaient rarissimes. Aujourd'hui, avec les bouleversements du monde moderne, elles sont pratiquement nulles... Voilà pourquoi on ne voit guère de leurs ressortissants dans cette église...
— Vous voulez dire aux offices ? »
Devant l'air étonné du prêtre, Mattei expliqua :
« J'ai une raison précise pour évoquer ce point. J'appartiens à la Police judiciaire... »
Il exhiba son insigne.
«... et j'enquête sur une affaire très sérieuse. Nous avons une indication selon laquelle l'un des personnages clés de cette affaire aurait rencontré hier, ici même, un homme dont l'aspect physique trahirait une origine asiatique. »
Mattei sortit la photo de sa poche et la tendit au prêtre.
«Voici cet homme. Peut-être avez-vous eu l'occasion de l'apercevoir, ici ou ailleurs... »
Le prêtre prit la photo, y jeta un coup d'oeil et n'hésita pas.
« Ah, celui-là, je l'ai vu ! Je l'ai remarqué parce qu'il est effectivement venu hier, en fin d'après-midi, s'asseoir dans l'une de ces rangées, à côté d'un Européen avec qui il avait visiblement rendez-vous... »
Il marqua une pause puis dit, l'air pensif :
« Je n'y aurais pas prêté attention si un scénario identique ne s'était produit la semaine dernière... Et la semaine précédente...
— Et auparavant ? »
Le prêtre secoua négativement la tête.
« Non... Du moins à ma connaissance. Parce que je ne suis pas toujours là...
— Et vous n'avez, je suppose, aucune idée de l'identité de cet homme ?
— Aucune.
— Et de l'homme qui était avec lui ?
— Pas l'ombre. »