En arrivant rue Baudricourt, Mattei fut frappé par l'élégance sobre de la boutique d'antiquités. Les objets d'art, peu nombreux, mais élégants, étaient disposés avec harmonie, si bien que l'espace en réalité restreint en paraissait agrandi.
Derrière un étroit comptoir en forme de vitrine exposant des bijoux et des colifichets asiatiques, Nguyen Duc était assis, plongé dans la lecture d'un quotidien du matin. Il leva la tête à l'entrée de l'inspecteur, sans manifester de surprise particulière.
« Rebonjour, inspecteur. Pour être franc, je m'attendais à votre visite à bref délai. Mais je ne l'imaginais pas aussi rapide. J'en conclus que l'affaire est particulièrement grave, est-ce que je me trompe ? »
Mattei hocha la tête. Il fallait qu'il livre au moins un bout d'explication.
« Nous n'avons aucune nouvelle de l'homme qui vous a remis cette enveloppe hier.
— Cet homme qui était censé vous prévenir de ma venue ? »
Mattei acquiesça.
« Et vous craignez de plus en plus qu'il lui soit arrivé quelque chose de très fâcheux... Je comprends... Je reconnais que son comportement, hier, ici même, a de quoi accréditer cette hypothèse.
— Justement. J'aimerais revoir avec vous le déroulement de toute la scène. Peut-être pourrons-nous en tirer une indication, une direction de recherche ?
— À votre disposition, inspecteur. »
Il tira deux chaises auprès d'un gracieux guéridon. Sur la tablette laquée il posa un panier d'osier contenant un rembourrage où s'encastrait une théière en terre vernissée.
«Voulez-vous du thé ? dit-il. J'en bois toute la journée. Cet objet matelassé permet de le maintenir au chaud pendant des heures. Une version asiatique de la marmite norvégienne, en quelque sorte. »
Il emplit deux tasses. Ils s'assirent et burent en silence pendant quelques instants.
« Je voudrais, dit Mattei, essayer de reconstituer la scène d'hier depuis le début. Depuis le moment où Godard... »
Il s'interrompit
« Oui, c'est son nom, Godard. Autant que vous le sachiez pour la facilité de la discussion...
— Un de vos collègues, m'avez-vous dit ce matin ? »
Mattei opina.
« Je suis prêt à vous aider », dit Nguyen Duc.
Mattei réfléchit quelques secondes.
« Vous rappelez-vous la place que vous occupiez dans le magasin au moment où Godard y a fait irruption ? »
Duc n'hésita pas.
« Je m'en souviens d'autant mieux que je venais de recevoir une communication téléphonique. J'étais en train de reposer le combiné. »
Il désigna l'appareil de la main. Celui-ci se trouvait sur une étagère, à droite de la porte d'entrée de la boutique.
« Donc vous vous trouviez à proximité de la porte ?
— Exactement. D'ailleurs, toute la scène s'est déroulée en quelques secondes à un mètre de cette porte.
— Dans ces conditions, vous aviez la possibilité de voir Godard avant même qu'il soit entré dans la boutique. Quand il se trouvait encore dans la rue ? »
Duc se concentra, sourcils froncés.
« Pendant mon coup de téléphone, je ne regardais pas dans la rue. Je suppose que je conservais la tête baissée, le regard vers le sol, très attentif aux propos de mon interlocuteur qui m'entretenait d'une affaire importante. Ce n'est qu'après avoir reposé le combiné que j'ai relevé la tête et que je l'ai vu. Il était au milieu de la rue et courait vers la boutique...
— Vous dites : au milieu de la rue ?
— Sans doute possible.
— Donc il venait du trottoir d'en face ?
— Selon toute apparence. »
Il but une gorgée de thé, imité par Mattei, puis dit :
« Mais il n'avait pas traversé exactement en face de la boutique. En réalité, lorsque je l'ai aperçu, il occupait une position décalée par rapport à l'entrée, vers la droite.
— Il venait donc, semble-t-il, de la direction générale de la rue de Choisy ? »
Duc acquiesça d'un hochement de tête :
« Je vais vous montrer. »
Ils se levèrent, se placèrent légèrement en retrait de la porte. Duc désigna du doigt un point vers le milieu de la rue.
« Je me trouvais exactement où nous sommes en ce moment quand, en relevant la tête, je l'ai vu là-bas qui accourait vers la boutique. »
Ils reprirent place devant leurs tasses de thé.
« Monsieur Duc, pourriez-vous fixer approximativement l'heure à laquelle l'incident s'est produit ? »
Duc eut un léger sourire.
« Je peux même le faire de la façon la plus précise, monsieur l'inspecteur. Ainsi que je crois vous l'avoir dit, j'étais sur le point de fermer ma boutique, à vingt heures, comme chaque soir. Le coup de téléphone m'a retardé de quelques minutes... Disons que l'affaire s'est déroulée vers vingt heures cinq... »
Mattei demeura pensif un long moment. L'appel que lui avait lancé Godard depuis l'église Saint-Hippolyte était intervenu aux environs de dix-neuf heures trente. Que s'était-il passé pendant ces trente-cinq minutes, entre Saint-Hippolyte et la boutique d'antiquités, sur un trajet aussi court, un trajet de cinq cents mètres à peine ?
Duc l'observait entre ses paupières fines qui ne laissaient apparaître des yeux qu'une ligne sombre. Il respecta la réflexion de Mattei. Celui-ci finit par rompre le silence.
« Venons-en à la scène elle-même. Je souhaiterais savoir l'ordre dans lequel les choses se sont déroulées au moment où Godard est entré dans la boutique... »
Duc l'interrompit.
« On ne peut pas dire qu'il soit entré dans la boutique. Il est resté dans l'encadrement de la porte.
— Et c'est de là qu'il vous a jeté, m'avez-vous dit, le rouleau de pellicule ?
— Oui, mais pas tout de suite. Il m'a d'abord expliqué très vite ce qu'il attendait de moi, puis, comme s'il était tenaillé par le temps, m'a effectivement jeté le rouleau de pellicule qu'il venait de sortir de la poche de son blouson et est reparti en courant.
— Dans quelle direction ? »
Duc désigna la direction opposée à celle d'où Godard était venu.
« Et ensuite ? »
L'antiquaire écarta les mains en signe d'impuissance.
« Ensuite, je ne sais plus rien.
— Vous n'avez pas vu s'il continuait tout droit ou s'il bifurquait dans une des rues adjacentes ?
— Non. Et pour une simple raison. C'est que je ne suis pas sorti tout de suite de ma boutique. Je suis d'abord allé jusqu'à mon comptoir pour y déposer le rouleau et surtout pour noter votre nom avant que ma vieille mémoire ne me trahisse. Cela n'a duré que quelques secondes, mais lorsque je suis ressorti sur le trottoir, Godard avait disparu...
— Vous a-t-il donné l'impression d'être poursuivi ?
— Je ne saurais le dire. En tout cas, je n'ai vu personne lancé à sa poursuite. Mais tout cela s'est fait si vite... Quelqu'un a très bien pu passer devant la boutique sans que je le voie, précisément pendant que j'étais occupé à noter votre nom... Lorsque je suis ressorti, la rue était calme, sans trace visible d'agitation.
— Avez-vous eu le sentiment de vous trouver en face d'un homme effrayé par un quelconque danger ?
— S'il était effrayé, il ne le montrait pas... Non, je ne pourrais pas dire qu'il paraissait effrayé. »
Il ajouta, après réflexion :
« Il avait seulement l'air d'un homme pressé... »
Mattei prit dans sa poche l'enveloppe contenant les photos, en choisit deux qu'il posa sur le guéridon.
« Puis-je vous demander de regarder ces photos ? Ce sont celles que Godard vous a confiées hier et que nous avons développées sans attendre. J'aimerais que vous me disiez si, par extraordinaire, vous auriez déjà vu l'homme qui y figure. Dans la mesure où elles ont été prises tout près d'ici, rien n'interdit de penser qu'il puisse vivre dans le quartier... »
Duc s'arma d'une loupe et examina les photos avec attention pendant un long moment.

« L'avez-vous déjà vu ? » interrogea Mattei.
L'antiquaire secoua la tête.
« Non. Mais ce n'est pas étonnant. Je sors peu de ma boutique. Et je n'ai même pas à me déplacer pour rejoindre mon domicile... »
Il fit de l'index un geste en direction du plafond.
« J'habite au-dessus. »
Il ajouta au bout de quelques instants :
« De toute façon, je connais peu de gens en dehors de la population d'origine vietnamienne. »
Mattei reprit les deux photos et les examina à nouveau. Elles étaient, sans contredit, d'une qualité exceptionnelle.
« Vous avez donc l'impression qu'il ne s'agit pas d'un Vietnamien ? »
Nguyen Duc eut un léger sourire.
« C'est plus qu'une impression... Bien sûr, en cette matière, on ne peut jamais avancer de certitudes. Mais, pour moi, cet homme est tout sauf un Vietnamien. Il peut être indonésien, cambodgien, laotien, birman, thaï à la rigueur, mais pas vietnamien, ni chinois. »
Mattei sortit de l'enveloppe une troisième photo, celle de l'inconnu de la rue Cadet, prise par l'identité judiciaire.
« Et celui-ci ? »
Duc examina la photo, eut un imperceptible mouvement de recul.
« Un cadavre !
—Cet homme a été trouvé assassiné, sans rien sur lui qui permette de l'identifier. Nous cherchons à savoir qui il peut être. »
Surmontant une répugnance visible, Duc examina de nouveau la photo avec sa loupe puis la reposa.
« Je ne l'ai jamais vu. »
Il ajouta, au bout de quelques secondes.
« C'est un métis...
— De quelle origine à votre avis ? Vietnamienne ?
— Impossible à dire... La marque asiatique est évidente, mais on ne peut rien affirmer d'autre. »
L'inspecteur vida sa tasse de thé et se leva. Il fit des yeux le tour de la boutique.
« Je vois que vous proposez des objets de grande valeur...
— Disons plutôt de qualité...
— Tous d'origine vietnamienne?
— Les meubles et les statues proviennent surtout de Thaïlande et de Birmanie, la vaisselle et les colifichets d'un peu partout en Asie du Sud-Est, y compris du Vietnam... »
Mattei s'approcha du comptoir en forme de vitrine derrière lequel Duc se tenait à son arrivée.
« Je remarque que vous vendez aussi des bijoux...
— Uniquement des bijoux fantaisie. Il n'y a aucune pierre précieuse dans cette vitrine.
— Ce genre de commerce ne vous intéresse pas ? »
Duc haussa légèrement les épaules. Mattei eut l'impression qu'il mettait du temps à répondre.
« Je laisse ça aux spécialistes... »
Les deux hommes sortirent sur le trottoir.
« Voici le numéro de mon téléphone mobile, vous pourrez m'y joindre à toute heure du jour et de la nuit, dit l'inspecteur. Je voudrais vous demander de faire quelque chose pour moi. De me prévenir si jamais vous voyez cet homme dans les parages. Je peux vous en laisser une photo si vous le souhaitez. »
Duc secoua la tête avec, sur son visage maigre, un léger sourire qui lui donnait un air de jeunesse.
« Ce ne sera pas nécessaire. Je suis plutôt physionomiste. Je n'oublierai pas les traits de cet homme... Mais j'aime autant ne pas garder sa photo ici. Soyez assuré que je vous préviendrai immédiatement si je le vois. D'une manière générale, puisque, comme on peut le supposer, les nécessités de votre enquête vous ramèneront dans ce secteur, vous me trouverez toujours disposé à vous apporter mon concours, si je le peux, et si vous le souhaitez... »
Mattei remercia. Il était sensible à la vivacité et à la précision intellectuelles de l'homme. Il s'interrogea sur l'âge qu'il pouvait avoir, et constata qu'il était incapable de répondre à la question.
Duc demeura sur le pas de la porte pendant que Mattei s'éloignait. Il le vit traverser la rue et suivre le trottoir opposé vers l'avenue de Choisy. Il hocha la tête. Il avait prévu qu'il prendrait cette direction-là. « Saint-Hippolyte, se dit-il. Il ne m'en a pas parlé aujourd'hui, mais il y a fait allusion hier : lorsqu'il m'a demandé à quelle distance de l'église se trouvait ma boutique. Et je serais bien étonné que ce ne soit pas les marches de Saint-Hippolyte que l'on aperçoit sur la photo, derrière le visage de l'homme. »
Il se promit d'aller faire un saut jusqu'à l'église, simplement pour le plaisir de vérifier qu'il ne s'était pas trompé. Ça ne lui posait pas de problème, de toute façon : il était de religion catholique et assistait de temps en temps à la messe, le dimanche.
À Saint-Hippolyte, précisément.