Après s’être douchée et avoir porté une attention toute particulière à sa coiffure et à son maquillage, Serena se sentait de taille à affronter tous les regards qui ne manqueraient pas de se poser sur elle suite à la parution de l’article la concernant dans le journal du jour. Mais lorsqu’elle arriva en bas des escaliers, Arna l’accueillit avec son habituelle impassibilité. Ou peut-être avec une impassibilité un peu trop étudiée, sembla-t-il à Serena, qui se sentit rougir, soudain prise d’un affreux doute. Sa chambre était-elle bien insonorisée ?
— Je suis désolée si Ma… enfin, si M. Taggert a dérangé tout le monde ce matin en frappant à ma porte.
Arna se contenta de cligner des yeux.
— J’ai un message pour vous.
— Ah ?
Elle attendit qu’Arna lui tende un papier, mais cette dernière ne bougea pas.
— De quoi s’agit-il ?
— Evelyn souhaite vous inviter à déjeuner.
— Vraiment ? C’est très gentil de sa part.
Puis elle marqua un temps d’hésitation. Etait-elle censée connaître cette Evelyn ?
— Euh, est-ce que vous pouvez me rappeler qui est Evelyn ?
— Evelyn est notre shaman.
Le shaman ? Fantastique ! Elle n’aurait pas à se renseigner pour savoir de qui il s’agissait. Et en plus, elle était invitée chez elle. Mais pourquoi ?
— Est-ce que… Est-ce que je devrais m’inquiéter ? J’ai fait quelque chose de mal ? demanda-t-elle.
Arna fronça les sourcils, l’air interloqué.
— Non.
De nouveau, Serena attendit que cette dernière développe. Mais rien ne vint.
— Chris vous y conduira, comme ça vous ne vous perdrez pas, dit Arna avant de tourner les talons pour aller s’installer derrière le comptoir de la réception, sa longue tresse se balançant dans son dos à chacun de ses pas.
— Comment savez-vous que je… ? commença-t-elle, avant de murmurer pour elle-même : Ça ne fait rien, laissez tomber.
Peu importait comment Arna avait appris qu’elle s’était perdue. Elle n’avait pas spécialement envie de risquer de nouveau sa vie dans ce brouillard. D’après les habitants de la ville, il était extrêmement rare qu’il fasse beau à cette époque de l’année et le temps ensoleillé de la veille avait été une exception. Très vite, les épais nuages et les fortes bourrasques avaient repris leur droit.
Elle s’avança dans le hall, s’assit dans un fauteuil et attrapa un magazine pour attendre Chris. Mais, au lieu de lire, elle ne put empêcher son esprit de gamberger. Elle allait rencontrer un shaman inuit, et ce n’était pas rien. Mais peut-être s’inquiétait-elle pour rien ? Peut-être cette Evelyn avait-elle seulement envie de rencontrer une « célébrité » de la télévision ? La veille, plusieurs personnes l’avaient abordée pour lui parler de son émission. Et ce n’était pas parce que cette femme était shaman qu’elle ne pouvait pas regarder le câble. Et si ce n’était pas la raison de son invitation, elle souhaitait peut-être juste lui souhaiter officiellement la bienvenue à Barrow…
Mais au fond, elle n’y croyait pas.
Non, elle aurait plus volontiers parié que cette rencontre avait quelque chose à voir avec Max. Parmi les bruits qui couraient à son sujet, certains faisaient état de son lien avec le shamanisme. Il s’était peut-être adressé à cette Evelyn, et elle allait lui demander de quitter la ville. Peut-être même avait-elle déjà conseillé aux habitants de l’éviter.
Au bout de dix minutes, Chris sortit de la cuisine, portant un carton contenant visiblement des plats préparés par ses soins et conditionnés dans des petites boîtes. Il s’arrêta devant elle.
— Etes-vous prête, Serena ?
Le sourire franc qu’il affichait dissipa d’un coup toutes ses craintes.
Elle se leva et ferma sa parka tandis que Chris et Arna échangeaient encore un de ces regards ardents qu’elle avait souvent surpris depuis son arrivée. Le visage d’Arna fut même transfiguré lorsque son mari lui envoya un baiser. Elle fit mine de l’attraper au vol et de le déposer sur sa joue comme une adolescente amoureuse.
Serena suivit Chris jusqu’à sa voiture.
— Vous livrez souvent à domicile ? demanda-t-elle une fois installée à bord.
Il secoua la tête.
— Non. Je ne le fais que pour Evelyn. C’est un personnage important, elle a droit à un traitement de faveur.
— Comment devient-on shaman ?
— Je ne sais pas exactement. Mais je ne crois pas qu’on le devienne. On est ou on naît shaman, plutôt. Mais vous n’aurez qu’à lui demander, elle pourra vous expliquer tout ça…
Bonne idée. Et si l’occasion se présentait, elle essaierait également de lui poser deux ou trois questions au sujet de Max.
Chris roula en direction de la mer, bien au-delà du centre-ville. Quoique habitant elle aussi au bord d’un océan, elle n’était guère habituée à ce genre de paysage où le blanc dominait largement. Curieuse, elle regardait par la vitre, lorsque Chris l’arracha à sa contemplation.
— Alors comme ça, Max et vous…
— Max et moi ? Oh ! Euh… non… On… On n’est pas…
Dieu du ciel, elle n’avait pas bafouillé de la sorte depuis son premier exposé à l’école !
Elle inspira profondément et recommença depuis le début :
— On n’est pas ensemble.
— Pourtant, ce matin, on aurait dit le contraire.
Elle ferma les yeux et sentit son visage s’empourprer.
— Je ne vais pas mentir, on…
— Mais ne vous méprenez pas, l’interrompit Chris. Arna et moi sommes ravis que vous fassiez grincer le lit.
— Pardon ?
Elle ouvrit grands les yeux et elle pivota légèrement sur son siège pour le regarder.
— Ravis ? Vraiment ?
— Vraiment… On pense tous les deux que vous êtes exactement la personne dont Max a besoin.
Il quitta un instant la route des yeux pour lui sourire.
Serena, de son côté, ne parvint pas à lui rendre son sourire. Et Chris se trompait : ils n’avaient pas encore fait l’amour dans un lit. Quoi ! Est-ce qu’elle venait bien de penser « pas encore » ? Ils n’avaient pas fait l’amour dans un lit, et ils ne le feraient jamais. Point. Une journaliste professionnelle ne pouvait se permettre de coucher avec l’homme sur qui elle enquêtait.
Même si c’était déjà trop tard pour cette fois…
— Admettez quand même qu’il n’y a pas que les aurores boréales qui vous intéressent, dit-il avec un petit rire amusé.
Toute cette conversation était surréaliste. Etait-elle vraiment en train d’évoquer sa vie sexuelle avec le propriétaire de l’hôtel dans lequel elle résidait ? Ils ne se connaissaient pas ! Cependant, venant de Chris et d’Arna, le couple a priori le plus improbable de la terre, tout était… étrange — sans aucun doute — mais envisageable. A Barrow, d’une façon plus générale, elle avait l’impression de se trouver dans un univers parallèle, où rien ne se passait comme chez elle. C’était peut-être dû au changement de latitude, ou au climat…
Mais en parlant de latitude, justement, ce n’était pas le moment de perdre le nord. Chris venait de lui fournir une occasion en or d’en apprendre un peu plus sur Max, aussi s’empressa-t-elle de saisir la balle au vol.
— Et alors, pourquoi d’après vous Max aurait besoin de quelqu’un comme moi ?
— Max est resté seul très longtemps.
Il ne prononça que cette phrase, mais Serena sentit qu’il voulait en dire plus. Elle se pencha vers lui, piquée dans sa curiosité.
— A cause de l’accident d’avion ?
Mais il secoua la tête, signifiant qu’il ne répondrait pas.
— Arna m’a bien recommandé de faire attention à tenir ma langue.
— Vous pouvez bien m’en dire un peu plus. Arna n’en saura rien.
Mais sa tentative de corruption resta sans effet.
— Ah, nous voici arrivés…
Il s’engagea dans une allée de graviers et s’arrêta.
— Est-ce que vous pouvez donner ça à Evelyn de ma part ? demanda-t-il en se contorsionnant pour attraper le carton qu’il avait posé à l’arrière. Dites-lui que j’entrerai la prochaine fois. Mais là, il faut que je me dépêche, les premiers clients vont bientôt arriver pour le déjeuner.
Serena prit le carton et descendit de voiture.
— Merci de m’avoir emmenée.
Elle ferma la porte et il fit demi-tour pour repartir.
— Attendez !
Elle lui fit signe, trottinant derrière la voiture.
— Comment est-ce que je vais…
Mais il s’en alla sans remarquer ses gesticulations.
— … rentrer ?
Elle revint sur ses pas et se dirigea vers la petite maison de bois. Elle frappa, inspirant longuement pour calmer sa légère appréhension.
Lorsque la porte s’ouvrit, elle n’en crut pas ses yeux. En face d’elle se trouvait la vieille femme qu’elle avait vue la veille en compagnie de Max.
Cette dernière se tenait immobile et la regardait, d’un air impénétrable.
— Entrez, entrez…
Joignant le geste à la parole, elle s’effaça pour la laisser passer.
— Max m’a raccompagnée à la maison avant qu’on ait pu être présentées hier soir. Je suis Evelyn, sa grand-mère.
Ses cheveux gris étaient séparés en deux très longues tresses et sa peau mate était creusée d’une multitude de rides.
— Serena, enchantée.
— Je suis si heureuse que vous soyez enfin là !
Après cette remarque énigmatique, elle la conduisit jusqu’à une petite cuisine décorée de théières en céramique colorée de toutes tailles et de toutes formes. Puis elle se tourna vers la cuisinière et ôta une bouilloire du feu.
— Un peu de thé ? C’est un mélange de ma composition.
— Avec grand plaisir.
A l’invitation d’Evelyn, elle s’installa à table. La vieille femme lui tendit une tasse remplie, avant de se servir elle-même et de venir s’asseoir à ses côtés.
— Maintenant parlons, dit-elle en souriant si franchement que les rides autour de ses yeux s’accentuèrent encore. Je vais répondre à toutes vos questions…
Elle se pencha et posa sa main sur la sienne.
— Et vous allez répondre aux miennes.
— Vous avez des questions à me poser ?
La vieille femme acquiesça, sans cesser de sourire.
Soudain, Serena se souvint de ce que Max lui avait dit le matin même. Que la journaliste signataire de l’article avait importuné sa grand-mère avec ses questions.
— Je m’excuse si je vous ai causé du tort, commença-t-elle alors, embarrassée.
— Vous ne m’avez causé aucun tort, je vous rassure. Je voulais juste parler avec vous. Vous avez interrogé de nombreuses personnes au sujet de Max. Pourquoi vous intéresse-t-il autant ?
Elle sirotait son thé, observant Serena par-dessus sa tasse.
— J’aimerais devenir reporter et j’ai entendu beaucoup de rumeurs au sujet de Max à Anchorage. J’ai pensé que, même si une seule d’entre elles était vraie, je ne pourrais pas trouver sujet plus passionnant ni fascinant.
— Ce qui signifie que, pour l’instant, vous n’êtes pas encore reporter ?
— Non, en effet.
La vieille femme pinça les lèvres et hocha la tête en reprenant son air énigmatique.
— Bien, à vous maintenant… Vous avez le droit de me poser une question.
Une douzaine de questions se bousculaient dans sa tête, se bagarrant pour obtenir la première place. Mais celle qu’elle formula d’abord fut la suivante :
— Comment êtes-vous devenue shaman ?
Evelyn sembla hésiter, puis répondit :
— D’habitude, je n’aime pas trop parler de ça…
Elle finit son thé et les resservit toutes les deux.
— J’ai eu ma première vision à l’âge de quinze ans. C’était une époque de grands bouleversements pour notre peuple. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Marine américaine a construit un laboratoire de recherche ici, et beaucoup d’hommes blancs sont arrivés. Ils n’étaient pas tous aussi ouverts aux autres cultures que le sont les jeunes gens d’aujourd’hui. Les Inuits furent parfois victimes d’humiliation et de discrimination.
Etrangement, elle se mit à sourire. Elle ferma les yeux, comme happée par ses souvenirs.
— Mais j’adorais danser le jive.
Elle rouvrit les paupières et regarda Serena dans les yeux.
— J’étais trop jeune pour savoir que je n’aurais pas dû danser avec un Blanc. On m’a frappée puis conduite dans la toundra, où on m’a abandonnée. J’ai erré pendant deux jours. Et puis un tornaq m’est apparu.
— Un tornaq ? demanda Serena, qui en avait totalement oublié son thé.
— Un esprit. Il m’a guidée jusqu’à ma famille, et depuis, je n’ai cessé d’avoir des visions. Vous m’êtes même apparue la nuit dernière.
— Moi ?
— Oui, vous. Dans ma vision, vous étiez un harfang des neiges. Un oiseau qui s’aventurait dans la nuit, bravant les dangers, cherchant et appelant son âme sœur.
Serena se redressa, surprise. Elle, une chouette ? Quelle idée…
— Est-ce que cette vision vous parle, Serena ?
— Non, pas vraiment… Même si je collectionne les objets qui représentent des chouettes. Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ?
Evelyn la regarda droit dans les yeux.
— Ce n’est pas une coïncidence. Et vous êtes aussi têtue que mon petit-fils. Lorsque Maximilian, pendant un moment, avait décidé de vivre totalement coupé du monde extérieur, j’ai dû feindre une crise cardiaque pour qu’il revienne enfin me voir.
Serena resta bouche bée.
— Ne me dites pas que vous avez osé…
— Eh bien si…, répondit-elle, les yeux pétillant de malice.
— Il a dû être furieux quand il a découvert la supercherie.
Evelyn haussa les épaules.
— J’ai fait ce que je devais faire. Exactement comme maintenant.
Serena se dit qu’elle avait peut-être enfin trouvé quelqu’un qui pourrait lui dire la vérité au sujet du crash. Le moment était venu d’essayer d’en apprendre un peu plus.
— Que lui est-il arrivé après cet accident ? Pourquoi est-il resté terré dans son chalet si longtemps ?
Alors qu’Evelyn s’apprêtait à répondre, Serena posa sa main sur son bras.
— Je dois vous prévenir. J’aimerais réaliser un reportage sur ce qui s’est vraiment passé. Mais je ne dirai rien sans votre permission.
La vieille femme sourit imperceptiblement.
— Je le sais, ma chère. Mais les choses ne sont vraiment pas comme vous croyez. La chouette et le loup doivent tous les deux trouver leur chemin.
Elle s’était peut-être réjouie un peu trop vite. Pourtant, elle insista :
— Est-ce que vous pouvez me dire ce qui s’est passé ? Est-ce que Max sait ce qui a causé le crash ? Et pourquoi a-t-il réagi en décidant de vivre en reclus ?
Le regard troublé, Evelyn hésita quelques secondes, avant de répondre.
— Il y avait, ce jour-là, beaucoup de turbulences, et…
Soudain la porte d’entrée s’ouvrit.
— Aanaga ?
Quelques secondes plus tard, Max pénétra dans la cuisine en portant un sac de courses, Mickey à ses côtés. Il s’arrêta net et dévisagea Serena, à mi-chemin entre la contrariété et la gêne. Mickey montra moins de réserve. Il aboya, courut vers elle, posa ses deux pattes avant sur ses genoux et lui lécha le visage.
— Que faites-vous ici ? Et toi, Mickey, descends tout de suite ! Couché !
Le chien gémit et s’aplatit aux pieds de Serena.
— J’étais…, commença-t-elle.
— Je ne veux rien savoir, l’interrompit-il aussitôt, non sans contradiction.
Il posa le sac de courses sur le plan de travail et s’approcha d’un air menaçant, avant de lui saisir le bras.
— Je ne veux pas que vous importuniez ma grand-mère, c’est compris ? Si je dois vous mettre de force dans un avion, je n’hésiterai pas à le faire…
— Maximilian !
Evelyn se leva lentement et se dirigea vers son petit-fils, posant la paume de sa main sur sa poitrine.
— Je l’ai invitée…
— Pardon ?
L’air stupéfait, il se tourna vers sa grand-mère et lâcha le bras de Serena.
— Max, c’est elle, j’en suis sûre ! Ivabiaqtuq uumifa !
Elle tourna vers Serena un visage joyeux et souriant.
Max, lui, ne semblait pas avoir envie de rire. Il blêmit et scruta Serena d’un air mauvais.
— Non ! Impossible !
— Je suis quoi ? demanda Serena, qui ne comprenait rien à leur échange.
— Non, grand-mère, tu te trompes, répéta Max.
Mais Evelyn secoua la tête.
— Je ne me trompe pas !
Aucun des deux ne semblait plus prêter attention à elle, ce qui était un comble, puisque, précisément, la conversation paraissait tourner autour d’elle.
— Mais enfin, est-ce que vous pouvez me dire de quoi il s’agit ? demanda-t-elle, commençant à perdre patience.
Comme un seul homme, ils se tournèrent vers elle ; Evelyn souriait, Max fulminait.
— Ma grand-mère prétend que vous êtes ivabiaqtuq uumifa, Celle qui Cherche.
La vieille femme acquiesça en riant. Mais son rire ressemblait plus à un ricanement, exactement comme Serena imaginait celui des sorcières de Macbeth.
Et elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce dont ils parlaient.
* * *
Max enfouit ses mains tremblantes dans ses poches et s’appuya sur le plan de travail. Serena ? Celle qui Cherche ? Impossible…
D’habitude sa grand-mère ne se trompait pas, mais là, ce devait être une erreur. Ce ne pouvait être qu’une erreur…
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Serena en leur lançant à tous les deux des regards interrogateurs. C’est parce que je recherche la vérité ?
Il partit d’un rire moqueur.
— Ah ! La vérité… Je doute que ce soit ce qui vous intéresse vraiment.
— Max ! le réprimanda sa grand-mère.
— Je suis désolé, aanaga, mais tu dois te tromper. Et vous, ajouta-t-il en pointant un doigt menaçant sur Serena, vous devez partir.
— Non, protesta sa grand-mère. Serena est mon invitée.
— Max a raison, Evelyn. C’est mieux que je m’en aille…
Elle mit son sac en bandoulière et se dirigea à grands pas vers la porte. Une fois dans l’entrée, elle se retourna et adressa un salut de la main à la vieille dame.
— Je vous remercie pour votre invitation.
Mais Evelyn secoua la tête.
— Seul Max peut vous ramener à votre hôtel. Et j’ai absolument besoin qu’il jette un coup d’œil à ma cheminée avant de s’en aller. Vous allez donc rester pour le déjeuner. Et Max aussi.
Il étouffa un grognement. Parce que, en plus, il allait devoir la raccompagner ? En y réfléchissant, il n’avait pas vu la voiture de location de Serena devant la maison, en effet. Comment était-elle venue ? Chris l’avait probablement accompagnée. Celui-là ! Toujours à se mêler de ce qui ne le regardait pas !
— Je ne voudrais pas causer de dérangement, reprit Serena sur le pas de la porte, en lui jetant un regard presque timide.
Il eut un petit rire méprisant.
— C’est pourtant ce que vous n’avez cessé de faire depuis que j’ai eu le malheur de vous rencontrer !
Elle pinça les lèvres et leva son arrogant petit menton.
— Départ dans une demi-heure, lança-t-il.
Il ne voulait pas manquer de respect à sa grand-mère en refusant de raccompagner son invitée. Mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’il devait se joindre à elles pour le déjeuner.
— En attendant, je vais aller faire cette inspection sur le toit.
Presque arrivé à la porte, il se retourna :
— Viens, Mick. Tu vas me tenir compagnie.
Mickey leva la tête et remua la queue, mais il resta à côté de Serena.
— Mick, allez !
L’animal poussa un petit gémissement, mais ne bougea pas.
— Parfait. Reste ici si tu en as envie !
Et il sortit en claquant la porte.
* * *
Malgré le froid, malgré la neige où il s’enfonçait jusqu’aux chevilles et la concentration requise pour qui s’affairait debout sur un toit, Max ne décolérait pas. Vraiment, Serena avait un sacré culot d’être venue là !
Certes, lui-même était allé la trouver dans son hôtel le matin même, commettant une grossière erreur. Il en enrageait encore. A quoi avait-il pensé ? S’aventurer dans sa chambre avec un lit à moins de deux mètres ! Non pas qu’un lit leur ait été nécessaire, d’ailleurs. Mais dès qu’il était près d’elle, il avait envie d’elle.
En fait, il avait envie d’elle même quand elle n’était pas à proximité. Même lorsqu’il était en colère contre elle.
Il se remit à la tâche en grommelant. Le conduit de la cheminée semblait en à peu près bon état mais, dès que la neige aurait fondu, il aurait sans doute à remplacer quelques bardeaux du toit. Il nota mentalement de penser à apporter son marteau, quelques clous et quelques bardeaux neufs la prochaine fois qu’il viendrait.
Il posa la main sur son ventre. Son estomac criait famine et son visage était gelé. Pourtant il était hors de question qu’il… Bon sang ! Comprenant son erreur tactique, il redescendit en vitesse de l’échelle, épousseta les manches de sa parka qui étaient couvertes de glace et se dépêcha de rentrer. Il n’aurait jamais dû laisser Serena seule en compagnie de sa grand-mère. Il n’osait pas imaginer quelles informations elle était en train de lui soutirer !
Il s’arrêta cependant à l’entrée de la cuisine, où il resta sans se montrer, entendant sa grand-mère qui racontait une vieille légende inuit. Celle du corbeau qui avait apporté la lumière du jour aux Inuits, qu’elle lui avait racontée souvent quand il était enfant. Il s’appuya contre le cadre de la porte, ferma les yeux et écouta.
— Le corbeau secoua son bec et dit : « Je ne peux apporter qu’une petite boule de lumière, et elle aura besoin de se recharger en énergie de temps en temps. Vous n’aurez donc la lumière du jour que pendant la moitié de l’année. » Les gens répondirent : « Ne t’inquiète pas, corbeau, nous sommes heureux d’avoir la lumière du jour pour la moitié de l’année. Avant que tu ne nous l’apportes, c’était toujours la nuit. » Et c’est pour cette raison qu’au pays des Inuits, très loin au Nord, il fait nuit la moitié de l’année et jour l’autre moitié. Les gens n’ont jamais oublié que c’était un corbeau qui la leur avait offerte et ils prennent garde de ne jamais lui faire de mal, de peur qu’il ne décide de la leur reprendre…
Max tendit le cou et jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce. Serena avait appuyé sa tête sur une de ses mains et semblait captivée par le récit.
— Quelle magnifique histoire, dit-elle d’un ton rêveur.
Elle n’avait plus grand-chose de la présentatrice télé sophistiquée qu’il avait rencontrée à Anchorage. On aurait dit que la femme assise à côté de sa grand-mère, vêtue d’un gros pull marin extra-large et de bottes de neige en peau de phoque, avait toujours vécu à Barrow.
— Est-ce qu’elle vous a raconté l’histoire de la femme à la lampe ? demanda-t-il en pénétrant dans la pièce.
Puis il sortit un bol d’un placard, le remplit de soupe et alla s’asseoir à table.
— Oui, et elle m’a aussi parlé de Sedna, la déesse de la mer, répondit Serena en le regardant avec douceur.
— Alors, et ma cheminée, fiston ?
— Ta cheminée tire bien, aanaga. Tu ne cours aucun risque. Il faut juste que je pense à te rentrer un peu de bois avant de partir.
Il avala une cuillerée de soupe en remarquant à peine qu’il s’agissait de sa préférée, le bouillon d’orignal.
Evelyn était à présent en train de tourner les pages d’un vieil album photo en noir et blanc. Un album que, de mémoire, il n’avait jamais vu.
— C’est ma photo de mariage, dit-elle en contemplant une image, un sourire nostalgique aux lèvres.
Puis elle tourna l’album afin qu’il puisse voir à son tour. Le couple qui posait devant une petite cabane de bois et de torchis semblait à peine avoir l’âge du premier rendez-vous, certainement pas celui de se marier. L’homme comme la femme n’étaient encore que des enfants.
Mais le jeune Inuit regardait l’appareil photo d’un air radieux tout en tenant fermement son épouse par la taille.
— Quel âge avais-tu, aanaga ?
— Quinze ans. Et ton grand-père, dix-sept.
— Quinze ans, c’est si jeune pour se marier ! s’exclama Serena. Mais vous ne m’avez pas dit que vous aviez quinze ans quand…
— Si. Et pendant longtemps, j’ai cru que je ne pourrais jamais avoir d’enfant.
Max se tourna vers sa grand-mère avec un air de reproche.
— Tu ne m’as jamais raconté ça, aanaga.
— C’est parce que tu ne m’as jamais demandé mon histoire, mon garçon.
Son ton à elle était celui de la simple constatation. Elle le regardait avec amour — comme toujours — mais, dans ses yeux, il vit également autre chose. Une attente. Une sollicitation. Comme si elle voulait l’encourager à poser — enfin — les questions qu’il n’avait jamais posées.
Il prit sa main entre les deux siennes et l’embrassa tendrement.
— Je suis désolé. Je me suis montré si égoïste, aanaga.
Elle sourit :
— Tu vois, elle aide déjà ton âme à retrouver son chemin.
Il marqua un temps d’arrêt. Il s’était fait prendre comme du fretin dans un filet !
— Ton grand-père m’a trouvée dans la toundra, quand je n’en pouvais plus de marcher. Il s’est occupé de moi. Nous nous sommes mariés quelques mois plus tard.
Elle passa son doigt sur la photographie.
— Il était si beau. Il restera toujours mon héros.
— Il vous manque…, dit Serena d’une voix triste.
— Oui, répondit Evelyn dans un soupir.
Pour Max, c’était une révélation. Il lui semblait voir sa grand-mère pour la première fois. Même s’il avait entendu des histoires au sujet de son grand-père, il ne l’avait jamais connu. Il était mort en chassant la baleine.
Sa grand-mère tourna la page, et il découvrit sa mère bébé, puis un peu plus âgée. Elle semblait une enfant heureuse, souriante. Sur une photographie, on la voyait même rire aux éclats tandis que son père la lançait dans les airs.
— Quel âge avait ma mère lorsque grand-père est mort ?
— Quinze ans.
— Et je suis né quand elle en avait seize ?
— Oui. La mort de ton grand-père lui a causé un chagrin immense. Mais Holly aimait danser, comme moi avant elle. Elle a rencontré ton père quand il stationnait ici avec l’armée de l’air, et elle est partie à Anchorage avec lui.
— Que lui est-il arrivé ensuite ?
Serena venait de formuler la question qu’il posait souvent quand il était enfant : « Où est maman ? »