A Tin Cup, Texas, les peines de cœur étaient régulièrement cause de désordres. Nommée au poste de shérif depuis trois ans, Gillian avait tout vu en matière de passion, de folie, et en général de bêtise humaine.
Après avoir appris que sa petite amie Anny Duck le trompait avec le paysagiste, Arnold Cervantes avait foncé dans la Ford d’Anny avec sa tondeuse à gazon motorisée. Quand le Dr Emerson avait déposé une demande de divorce, Mme Emerson avait bourré de laxatifs le pudding préféré de son mari, accusation par la suite abandonnée par le juge Lansdale, cousin au deuxième degré de l’accusée. Oscar Ramirez s’était promené à la parade du Memorial Day avec en bannière une des culottes XXL de sa femme, laquelle lui avait refusé une faveur sexuelle illégale selon les lois fédérales du Texas mais qu’il considérait comme son dû.
Les gens devraient se maîtriser un peu mieux et se soucier davantage de leur réputation dans la communauté, se disait-elle régulièrement. En sa qualité de membre du club des cœurs brisés, elle-même n’avait jamais été tentée d’asperger un être humain de peinture ni de mettre le feu à un tas de vêtements… Enfin, pas depuis longtemps. En général, elle évitait de s’attarder sur les accrocs du passé et sur les instants fugaces où elle avait eu envie d’extraire le cœur d’un autre être humain de sa poitrine avec les dents.
Mais c’était différent ce matin.
Tout d’abord, comme tous les jours, elle s’était arrêtée au Harley’s Five & Dime pour jeter un coup d’œil au journal d’Austin. Alors qu’elle y cherchait la page mode, elle avait remarqué le regard inquiet que posait Harley sur elle. Comme s’il s’attendait à la voir éclater en sanglots.
Peut-être l’aurait-elle fait quand elle était une gamine de dix-sept ans ? Mais maintenant elle en avait vingt-sept.
Deux boutiques plus loin, chez Dot’s Good Eats, Dot avait eu l’extrême gentillesse de lui offrir un feuilleté à la saucisse. Un feuilleté gratuit, voilà qui ressemblait clairement à un acte de compassion.
Comme si elle était quelqu’un pour qui on pouvait éprouver de la compassion !
Elle avait été couronnée Miss Tin Cup quatre années d’affilée. Elle avait été championne de softball et avait un lancer si rapide qu’un adversaire peu attentif aurait pu en être blessé. Gillian Wanamaker, des Wanamaker de San Angelo, était une force sur laquelle on pouvait compter, pas un objet de pitié. Elle était une icône, un modèle. Elle était une institution, un peu comme Lady Bird Johnson, Jackie O., Lady Di et Barbie.
Pressée d’échapper à tous ces regards compatissants mais désireuse de n’en rien laisser paraître, elle sortit du restaurant et se dirigea nonchalamment vers le sanctuaire qu’était le tribunal, où elle pourrait se cacher en paix.
Deux cents ans auparavant, c’étaient des troupeaux qui défilaient dans cette rue, pas des pick-up, se dit-elle en longeant les devantures désuètes de Main Street. Mais ça défilait déjà. Il y avait à Tin Cup une permanence, une constance qui lui plaisait infiniment.
En voyant arriver Rita Talleyrand et sa lueur « parlons-en » dans les yeux, elle accéléra le pas et coupa carrément au petit trot par la pelouse, en faisant un vague signe d’excuse de la main au jardinier municipal. Elle se précipita en haut des marches et entra dans le palais de justice, au premier étage duquel elle avait son bureau.
Ledit bureau n’avait rien de reluisant. La table de travail de bois avait vu passer tous les shérifs de Tin Cup depuis la Première Guerre mondiale. Le fauteuil pivotant grinçait et penchait sur la droite. Mais ce mobilier élimé lui convenait à merveille, il avait une histoire à laquelle elle appartenait désormais. Les murs étaient couverts de photos de dignitaires passés par Tin Cup et qui n’y étaient jamais restés, mais bientôt tout cela allait changer avec l’arrivée de la ligne interurbaine trans-Texas reliant Austin à Midland en quatre heures via Tin Cup !
Des plans avaient été tracés pour la nouvelle gare et les équipements additionnels. Le combat était lancé pour faire de Tin Cup une destination en soi. Elle avait bien trop à faire pour bercer des idées de vengeance, voire d’agression caractérisée.
Une deuxième tasse de café plus tard, elle s’installa à son bureau.
Mais marteler les touches de son clavier ne l’empêchait pas de ruminer. Elle enfonça deux fois la touche « entrée », collante, effaça accidentellement un document fédéral et voua aux gémonies tous les vils comploteurs de cette conspiration technologique, impliquant dans le lot Austen Hart.
Pourquoi elle fourrait ce dernier dans le même panier ? Parce qu’il vivait et respirait toujours, qu’à présent il le ferait plus près de Tin Cup, et qu’elle en avait déjà des picotements partout.
De l’urticaire. Ce n’était rien d’autre que de l’urticaire. Pas de l’excitation, ça, non !
Austen Hart, si facile à aimer, au mensonge si facile, à la fuite plus facile encore… Cinq jours après cet ultime rendez-vous avec lui, ses yeux étaient définitivement décillés. Avec le recul, elle aurait dû comprendre avant, mais elle n’avait jamais su interpréter les signes.
Enfin, au moins avait-elle quelqu’un sur qui faire peser le reproche de tout ce qui allait mal.
Elle se laissa aller dans son fauteuil, prit une profonde inspiration et s’efforça de retrouver ses marques.
Elle avait tout : un emploi super, un presque petit ami solide et digne de confiance, une famille aimante. Elle n’avait aucune raison de ne pas être satisfaite de son sort. Si c’était le cas, cela signifierait qu’elle était difficile. Or, elle ne l’était pas. Exigeante, oui. Difficile, non.
Un coup fut frappé à sa porte, interrompant le fil chaotique de ses pensées, et Joelle entra sans lui laisser le temps de répondre, un plat à la main.
— Gillian, ta mère est là. Elle a apporté les rafraîchissements pour le déjeuner du conseil, mais je ne pense pas que les gâteaux dureront jusqu’à midi. C’est ce chocolat qui me tue chaque fois, soupira Joelle en posant les mains sur ses hanches replètes. Comment te débrouilles-tu pour ne pas grossir ? Déjà, au lycée, j’aurais juré que tu t’étais mise à fumer. C’était la seule explication logique.
Gillian s’emplit avec délectation les poumons d’un arôme absolument décadent de noix de coco, de chocolat et de noix avant de repousser le plat.
— Joelle, combien d’abdominaux me vois-tu faire tous les matins ?
— Trois cents.
— Combien de kilomètres fais-je à la course tous les après-midi, même quand l’asphalte fond sur les trottoirs ?
— Quatre et demi. Le double quand tu t’offres un banana split chez Dot’s.
— Et combien de gâteaux penses-tu que je vais manger ?
Joelle leva une main et arrondit le pouce et l’index.
— Et tu crois que je me soumets à ces tortures de bon cœur ?
— Non, à moins que tu n’aies des désirs de mort. Oh ! A propos de désirs de mort, celui dont on ne prononcera pas le nom a rendez-vous avec le notaire demain et une réservation au Spotlight Inn pour ce soir. Arrivée tardive entre 18 et 19 heures garantie par carte de crédit. Dolores m’a appelée à la première heure ce matin, elle voulait savoir comment tu prendrais la nouvelle.
Gillian afficha un sourire serein.
L’information ne la préoccupait pas. Mais alors, pas du tout.
— Je la prends bien. Je vais peut-être appeler Jeffrey pour qu’on se voie. On pourrait prendre une chambre au Spotlight Inn et faire l’amour très bruyamment.
— Je parie qu’il adorerait ça ! fit Joelle en battant des cils.
Gillian haussa les épaules.
Elle aurait aimé être aussi enthousiasmée par cette idée, mais non.
— Jeffrey est trop attentionné pour prendre une chambre en ville, répondit-elle.
Et c’était une bonne chose, une qualité à respecter chez un homme. Vraiment une bonne chose. Absolument.
— Je parlais d’Austen, répondit Joelle avec un regard entendu.
— Pourrait-on parler d’autre chose ?
— Tu es sûre que tu ne veux pas un petit gâteau avant que je dise à ta mère que tu es disponible ?
Gillian ne répondit pas et baissa les yeux sur la pile des messages en absence posée sur un coin de son bureau.
Mindy avait appelé. Cinq fois.
Mindy, à présent Mme Shuck, devait avoir appris la nouvelle à propos de celui que l’on ne nommait pas. Elle voudrait tout savoir. Elle était sa meilleure amie depuis le cours élémentaire et connaissait tous ses secrets. Elle seule comprenait le calvaire qu’elle vivait, et elle voudrait en parler. Dans les moindres et les plus sinistres détails. Ne surtout pas la rappeler. Pas encore. Jackie O. se répandait-elle en jérémiades à propos de ses malheurs ? Jamais de la vie.
Alors que Gillian réfléchissait au moyen d’éviter sa meilleure amie sans que celle-ci s’en rende compte, l’arôme satanique des gâteaux au chocolat imprégnait l’atmosphère, semblable au chant des sirènes.
Après tout, il allait lui falloir un apport supplémentaire en glucose si elle voulait survivre à cette journée, et elle avait bien peur qu’il n’y ait pas assez de sucre sur terre pour réussir ce miracle.
Elle poussa un soupir.
— Laisse-m’en deux, dit-elle finalement.
— Tu vas courir huit kilomètres ? s’enquit Joelle de sa voix la plus douce.
Pour toute réponse, Gillian se massa les tempes. Elle devrait effectivement courir huit kilomètres, mais les gâteaux maternels les valaient bien.
Sa secrétaire, qui n’était pas bête, déposa quatre biscuits sur le bureau.
Deux secondes plus tard, Modine Wanamaker arrivait en trombe dans la pièce.
— Je suis venue dès que Vernelle me l’a dit. Comment te sens-tu ? s’écria-t-elle en posant une main sur le front de Gillian. Tu es un peu rouge, mais tu ne parais pas fiévreuse.
— Tout va bien, maman, répondit Gillian en enlevant gentiment la main de sa mère et en tâchant d’avoir l’air détendu.
Sa mère était une femme courte et boulotte dont le sourire perpétuel ne vacillait jamais, sauf peut-être quand elle voyait sa fille unique en uniforme réglementaire et les pieds dans des rangers.
La triste vérité était que la carrière de Gillian était en conflit ouvert avec les espoirs qu’avait nourris Modine pour elle. Celle-ci respectait la loi et les représentants de l’ordre mais, à l’image de nombre d’autres choses, elle ne voulait pour sa fille unique rien qui puisse interférer avec ses aptitudes à lui fabriquer des petits-enfants. Elle avait dans son sac à ouvrage trois faire-part de naissance au point de croix prêts à être encadrés dès qu’elle aurait pu achever d’y broder un prénom et une date.
Gillian faisait comme si elle ne savait pas, et Modine savait qu’il n’en était rien. Mais elles s’aimaient quand même, parce que c’était ce que faisaient les mères et les filles.
Modine l’inspecta de haut en bas.
— J’ai dit à Vernelle qu’il n’y avait rien à craindre de ce fils Hart. Je lui ai dit que tu l’avais oublié.
— Je ne l’ai pas oublié, maman. Il m’a posé un lapin pour le bal de promo sans un coup de fil ni rien. J’avais une robe neuve. J’avais été élue reine de la promo.
« Il était censé être mon premier. »
— Au final, ta vie est bien plus belle sans lui, lui rappela sa mère. Frank Hart, que son âme infecte repose en paix, a élevé deux fils bâtards, et ses actes, une vie de crimes, la drogue, jettent une ombre noire sur eux. Certes, nous avons pour devoir d’aider les plus démunis, mais il n’est écrit nulle part que nous devons les épouser. Et puis, tu as Jeff, qui a reçu une bonne éducation et qui a du respect pour ton père. Vernelle a laissé échapper qu’il est en quête d’un diamant. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ?
Sourcils levés, elle exigeait une confirmation, comme font toutes les mères quand elles soupçonnent leur fille de leur cacher quelque chose.
— Rien à dire, répondit Gillian en secouant la tête.
Bien sûr, elle ne lui disait pas tout, mais elle n’avait aucun secret sur ce point.
Intérieurement, cependant, cette histoire de diamant la dérangeait. Elle aimait bien Jeff, il était drôle et prévenant, et certainement un excellent vétérinaire, mais…
Pourquoi y avait-il un mais ? Pas de doute, elle était difficile.
Peu disposée à poursuivre cette conversation, elle alla se planter devant l’imprimante.
Alors qu’elle y collectait les pages dont elle venait de lancer l’impression, sa mère prit des trombones dans sa boîte à trombones, les tordit et les transforma en fleur.
— Il y a une vente de charité à l’église samedi, je rassemble quelques affaires. Y a-t-il des vêtements dont tu voudrais te débarrasser ?
Gillian poussa un énorme soupir.
Il y avait bien tout au fond de son placard une chemise de nuit sexy qu’elle n’avait jamais portée. Elle serait parfaite pour une jeune mariée ayant un peu de mal à joindre les deux bouts.
— Non, maman, je n’en ai pas.
Voilà qu’elle n’était pas seulement difficile, mais égoïste par-dessus le marché !
Elle entreprit de ranger ses trombones mais se ravisa et enleva la main de la boîte métallique. Le métal conduisait l’électricité, et qui sait quand la foudre pouvait tomber dans un bâtiment en briques.
— Tu as sûrement quelque chose à donner, Gilly.
Modine était persuadée que la route du paradis était pavée de poignants actes de charité chrétienne. Une doctrine qui n’était pas sans inconvénients, et parfois même lourde de conséquences. Six ans auparavant, elle avait donné la demeure familiale, une bâtisse coloniale à un étage sur un hectare de terrain, à l’infortunée famille Taylor quand la banque avait saisi leur maison. Le lendemain matin, Gillian trouvait son père et sa mère sur son paillasson.
Comment ficher ses propres parents dehors ? Ça ne se faisait pas.
Oui, elle était difficile et égoïste, mais rien pour elle ne surpassait les liens du sang. Elle voyait la présence de ses parents chez elle comme une pénitence pour ses mauvaises actions passées, mais également une police d’assurance contre d’éventuelles bêtises ultérieures.
La mine inquiète de sa mère lui alla droit au cœur.
— Je vais voir ce que je peux trouver.
Soulagée que sa fille unique n’aille pas en enfer dans l’heure suivante, Modine voulut feuilleter la pile de messages, mais Gillian l’en empêcha d’une main ferme.
En voyant sa mère conserver une expression sereine, elle se prit à rêver d’avoir une nature plus indulgente.
— Pour dîner, je vais préparer du poulet King Ranch. Ton préféré, dit Modine.
— J’ai des mandants, maman. Je suis un officier élu qui dépend des électeurs de cette ville. J’ai rendez-vous à la chambre de commerce avec Wayne. Il n’a pas été content de la sécurité le 4 juillet dernier. Son chiffre d’affaires a baissé de vingt-cinq pour cent à cause des trottoirs bloqués. Le poulet devra attendre.
Mentalement, elle nota d’appeler Wayne dès le départ de sa mère. Ainsi, ce ne serait pas vraiment un mensonge mais plutôt une anticipation de ce qu’elle aurait de toute façon dû faire.
— Ne peux-tu laisser ce genre de choses au maire ?
Elle se contenta de regarder fixement sa mère.
Leroy Parson, maire de Tin Cup, était un héros de la Seconde Guerre mondiale âgé de quatre-vingt-treize ans. Chaque Memorial Day, chaque Veteran Day et chaque 4 Juillet, il ouvrait le défilé, mais c’étaient bien les seules choses qu’il faisait. Personne n’ayant à cœur de chasser un héros de guerre, la ville attendait qu’il casse sa pipe, et elle s’occupait du gros de ses tâches — ce que sa mère considérait comme un écueil sur la voie de sa future descendance.
— Je te laisserai une assiette dans le réfrigérateur, dit Modine, s’avouant vaincue. Ne rentre pas trop tard. Tu sais la vitesse à laquelle se propagent les racontars. Ils te prétendront enceinte et en voyage pour neuf mois en Europe avant que tu éternues trois fois.
— Nous sommes au XXIe siècle, maman. Le Moyen Age, c’est fini.
— Ne sous-estime jamais le pouvoir de la réputation, la gourmanda sèchement sa mère. Elle peut détruire une femme. A l’âge des ténèbres, ils avaient la lapidation. Maintenant, ils ont Facebook.
— Je croyais que l’internet était l’œuvre du diable ? répliqua Gillian, toute innocence.
— Certainement pas. J’ai trouvé un excellent site de recettes…, protesta sa mère avant de se taire en comprenant la ruse de sa fille. Je ne me laisserai pas fourvoyer, Gillian. Il est temps que Jeffrey junior fasse de toi une femme honnête. Je me suis mariée à dix-sept ans, et ta grand-mère à quatorze ans.
— Heureusement que je n’étais pas shérif en ce temps-là, j’aurais dû arrêter grand-père ! Merci pour les gâteaux, maman. Les membres du conseil adorent quand tu leur en apportes.
— J’en ai préparé sans noix pour Martin, ils sont sur une assiette à part. A tout à l’heure. Ne rentre pas trop tard.
Le reste de la journée se déroula sans heurts : une arrestation pour vol à l’étalage, une heure passée à promettre à Wayne qu’au lieu de barricades la municipalité affecterait deux agents supplémentaires au maintien de l’ordre dans son secteur le jour de la fête nationale. Dans l’après-midi, on retrouva Aaron Metzger, un apprenti fugueur de douze ans, caché dans le garage du voisin. Le dernier point de son planning, la réunion du conseil municipal, se termina sur une note amère, car personne ne voulait embaucher le bon à rien d’arrière-petit-neveu du maire pour construire la nouvelle gare, et personne ne voulait non plus en informer le vieil homme. L’un dans l’autre, ce fut une journée ordinaire, et elle n’entendit plus parler d’Austen Hart.
Mais qu’est-ce qu’elle en avait à faire ? Rien du tout. Elle ne s’était attendue à rien de spécial. Et certainement pas à un coup de téléphone de lui. Pas du tout.
D’humeur sombre, elle jeta un coup d’œil à la pendule et décida que 19 h 30 était suffisamment tard.
Il était temps de rentrer à la maison, de passer un instant de qualité avec ses parents et de les convaincre qu’elle n’était pas sens dessus dessous à cause du retour en ville de l’auteur de « La Plus Infecte Journée de la vie de Gillian Wanamaker ».
Elle finissait d’enfourner quelques rapports dans sa besace quand Joelle surgit dans le bureau, les joues rubicondes et l’œil étincelant d’une lueur criminelle.
— Je viens de recevoir un appel d’urgence de Dolores. Des gosses jettent des œufs sur les voitures qui passent sur la route juste devant le Spotlight Inn.
Gillian se renfrogna.
Il n’y avait pas de jeteurs d’œufs à Tin Cup. Il y avait des bombeurs de peinture, des cinglés du lance-pierres, mais il n’y avait pas de jeteurs d’œufs, pour la simple raison qu’au Texas tout le monde savait que la chaleur cuisait l’œuf avant qu’il ne puisse faire de dommages.
— Ça me semble étrange, marmonna-t-elle en continuant d’organiser son sac.
— J’ai juste pris l’appel, éluda Joelle sans prendre la peine de demander ce qui prêtait à soupçons.
— Peux-tu y envoyer une patrouille ? s’enquit Gillian en tambourinant des ongles sur le bureau.
— Tu veux que Martin y aille ? Tu sais bien que c’est leur anniversaire, ils sont partis à San Angelo pour la soirée.
— Et je parie que Dolores le sait, commenta Gillian, de plus en plus renfrognée.
— Tout le monde le sait, Gilly.
— Elle me déteste.
— Ça, c’est certain. Elle voulait ta place de pom-pom girl en chef, tu vas le payer ta vie durant.
— Très bien, dit Gillian en réprimant la pointe d’excitation qui naissait dans son ventre. Peux-tu appeler la régulation et leur dire que je me charge de la patrouille ?
— Pas de problème, fit Joelle avec un sourire qui en disait long.
Gillian se prépara à partir, désabusée.
La vie était bien plus facile quand elle n’avait pas à se soucier de ce que pensaient les gens d’elle. Au collège, tout tournait autour de la grosse tête, du caïd ou de la reine des abeilles. Quand Austen avait quitté la ville, elle n’avait plus été que la grosse tête peu glorieusement larguée. Cette mode-là, personne ne voulait la suivre. Jackie O. n’avait jamais été larguée.
Elle se leva et s’inspecta dans le miroir avant de chausser ses lunettes de soleil.
Le kaki n’était pas ce qui lui allait le mieux, il affadissait le blond de ses cheveux. Mais les minuscules menottes agrafées au col y ajoutaient une touche plaisante.
Ces derniers temps, elle avait troqué les pompons, la minijupe et le haut bleu et blanc des Tin Cup Lionnettes contre un Glock 19 et un uniforme de shérif. Elle avait aussi les cheveux bien plus courts, une coupe sportive, plus pratique. Austen ne pourrait jamais la reconnaître.
Gillian la princesse avait disparu à jamais, songea-t-elle en tapotant le revolver à sa hanche. Elle était à présent armée et dangereuse. Exactement comme Dieu voulait que soient les femmes.