— À quelle question veux-tu que je réponde ?
— Comment t’appelles-tu ?
— Je m’appelle : Omar-Jo.
— Omar-Jo ?… Ça ne colle pas ensemble ces deux prénoms-là.
— Je m’appelle : Omar-Jo, insista l’enfant.
— À quoi ça ressemble ? À rien !
— C’est mon nom.
— Je t’appellerai Joseph. Ou bien : Jo, si tu préfères. Un diminutif que tout le monde reconnaîtra.
— Ne touche pas à mon nom !
La voix se fit cassante. Malgré la nature enjouée du gamin, Maxime comprit que celui-ci pouvait soudain élever un mur de résistance devant ce qui le heurtait.
— Je ne cherchais pas à te fâcher.
— Je m’appelle : Omar-Jo, reprit-il plus doucement. Omar et Jo : ensemble !
— Omar-Jo, acquiesça l’autre.
— Tu pourras, si tu veux, ajouter un troisième nom à ces deux-là.
— Un troisième nom ?… Lequel ?
— Je t’expliquerai plus tard.
« Plus tard », pensa Maxime. « Ma parole, il s’installe ! Il se croit déjà chez lui. » Le forain constata que les choses étaient déjà en place ; et que désormais son Manège ne pourrait plus se passer de l’astucieux gamin.
— Tous mes services : gratis, GRATIS ! chantonna Omar-Jo.
Il rangea à leur place chiffons, balais, produits ; et revenant vers Maxime :
— Je te ferai aussi un spectacle !
— Un spectacle ?
Sans laisser à ce dernier le temps de réagir, il se précipita de nouveau dans le réduit.
Coincé entre l’électrophone, le tiroir-caisse et l’accumulation d’objets divers, il s’attifa de tout ce qui lui tombait sous la main. Puis, il se grima en raclant les restes de quelques pots de peinture.
Maxime, qui l’observait à travers la vitre de la cabine, éprouva de nouveau un vague soupçon qu’il repoussa aussitôt. Agité de sentiments contradictoires, il oscillait, depuis l’apparition de l’enfant, entre la méfiance et la sympathie.
Il alla chercher une chaise de jardin, et revint s’installer face au Manège dans l’attente du singulier garnement. La curiosité, l’impatience du spectateur, avant le lever de rideau, le gagnaient peu à peu.
L’électrophone se mit en marche. Une musique allègre et syncopée annonçait l’entrée du galopin.
Cheveux orange, joues multicolores, paupières et bouche écarlates, le plumeau ficelé à la place du bras manquant – lui donnant l’apparence d’une créature bizarre, mi-humaine, mi-volatile –, en quelques pirouettes, Omar-Jo se présenta.
Il déambula ensuite entre les figures du Manège ; fit claquer un baiser sur le museau du cheval alezan, grimpa sur un autre, se dressant de toute sa taille sur la selle. Il entra, ressortit plusieurs fois du carrosse jouant, tour à tour, au monarque ou au laquais, au seigneur ou au mendiant.
Toute la piste se ranimait. Maxime se remémora ses enthousiasmes passés, ses premiers élans.
— Regarde-moi bien !
L’enfant sauta à pieds joints sur la terre battue, avança vers le forain, circula autour de son siège, les pieds à l’équerre, en dodelinant des hanches. Il traçait des moulinets dans l’espace, à l’aide d’une canne invisible ; soulevait et remettait un chapeau absent ; lapait l’air avec de brefs coups de langue.
Maxime éclata de rire.
— Quel clown !
— Je ne te rappelle personne ?
Le gamin insista, exhibant la canne et le chapeau manquants, forçant ses pieds vers l’extérieur ; terminant par une chute sur le dos, ses jambes tricotant l’air.
— Chaplin ! Charlie Chaplin ! s’exclama Maxime.
— Bravo, c’est ça !… Eh bien, ce sera mon troisième nom.
— Comment ça ?
— Omar-Jo Chaplin !
— Omar-Jo Chaplin ?… Tu n’y penses pas !
— Je ne pense qu’à ça !
Il vouait, depuis son plus jeune âge, un culte à ce « Charlot », maltraité, comme lui, par les événements et les hommes. À ce « Charlot » attelé aux malheurs, mais qui savait en divertir les autres. S’en divertir.
— Tu crois vraiment que c’est une idée ? demanda le forain.
Toute cette situation lui paraissait incongrue. De plus ces trois noms disparates – issus de pays et même de continents différents – étaient la marque d’un cosmopolitisme qui ne lui disait rien de bon.
— C’est une très bonne idée. Elle te rapportera gros.
L’enfant avait hérité de ses ancêtres – navigateurs, champions du négoce, créateurs de comptoirs de marchandises sur tout le pourtour de la Méditerranée depuis l’Antiquité – un sens aigu du commerce.
— Tu verras, je t’amènerai des foules. Je les ferai rire… Rire jusqu’aux larmes !
Il buta sur le dernier mot. « Larmes » évoquait trop de sang versé, trop de tragédies réelles, de déchirements vécus. En hâte, il se reprit :
— Je voulais dire : rire à se tordre. Ils se tordront tous de rire, tu verras !
Omar-Jo revint, jour après jour. C’était le temps des vacances, il disposait de beaucoup de liberté.
— Nous mettrons des affiches autour du square. Je les ferai moi-même, avec mes trois noms.
Les paroles de l’enfant prenaient rapidement corps, il trouvait toujours le moyen d’exécuter ses idées. Emporté par le courant, Maxime se laissait faire. Ils s’accordaient sur bien des points ; décidèrent de prolonger les heures d’ouverture, achetèrent des lampions pour former une couronne scintillante autour de la coupole.
Les récompenses – sucettes et diverses friandises – avaient réapparu. Pour guider les enfants jusqu’à leurs places, les installer sur leurs montures, fixer leurs liens, Omar-Jo apparaissait parmi eux en divers déguisements. Garçons et fillettes accouraient de plus en plus nombreux ; le gamin comptait sur son futur spectacle pour qu’ils se multiplient.
Après la disparition des enfants, quelques adultes nostalgiques ne résistaient pas au plaisir de faire un tour de piste. Même Maxime se surprit, un soir, à califourchon sur le cheval bai-cerise, tandis qu’Omar-Jo battait la mesure en marchant tout autour.
— Et ta famille ? Tu m’as dit que tu avais une famille ici ?
— Ce sont des cousins : Rosie et Antoine. Ils ont une blanchisserie.
— Qu’est-ce qu’ils pensent de tout ça ?
— Ils me laissent faire. Je suis en vacances.
— Moi, je veux être en règle, je ne veux pas d’ennuis.
— Je leur demanderai de venir te voir.
Tourmentée par sa vie de couple qui ne prenait guère le chemin qu’elle avait escompté – la rupture avec Claudette ne s’annonçait d’aucune manière –, Rosie décida de rechanger d’apparence, de ranimer sa coquetterie éteinte. Elle sacrifia son chignon, teignit ses cheveux blancs. Elle redécouvrit ses jambes bien galbées sous des jupes moins enveloppantes, ses seins effrontés sous des chemisiers moins amples. En peu de temps elle parvint à aguicher un jeune libraire qui apportait son linge, à laver au poids, tous les mardis.
Également absorbés par les affaires de leur commerce, Antoine et Rosie furent soulagés d’apprendre que « ce malheureux enfant traumatisé par la guerre » venait de trouver un emploi divertissant qui deviendrait, peut-être, lucratif. Omar-Jo les avait persuadés qu’après l’apprentissage, le forain le rétribuerait. Durant l’année scolaire, il continuerait de consacrer quelques heures par semaine au Manège, ainsi que les dimanches et jours fériés.
Un après-midi les cousins décidèrent d’aller voir sur place, et de faire la connaissance du forain.
Ils se congratulèrent mutuellement :
— C’est un débrouillard votre petit cousin !
— C’est vrai qu’il est beau votre Manège !
Il les trouva rassurants, convenables. Cherchant à les tranquilliser à son tour, il promit d’assurer à l’enfant tous ses repas durant ses heures de présence.
Ils se quittèrent dans les meilleurs termes.
Chaque soir, Omar-Jo et Maxime partaient dans des directions opposées pour se rendre à leurs domiciles respectifs.
Quelquefois, la soirée se prolongeant, l’enfant avait obtenu la permission de dormir chez le forain. Il s’était aménagé une couche sur le canapé de la seconde pièce.