Pour se sentir plus proche de son petit-fils, le vieux Joseph décida de fabriquer un Manège, conforme à celui de la place Saint-Jacques. Omar-Jo lui en avait fait parvenir de nombreuses photographies en couleurs. Il installerait ce second Manège au pied du carré de vignes, sur son propre terrain.

 

Après treize ans de combats, le pays traversait une manière d’accalmie, ponctuée par quelques échauffourées.

La capitale s’était tant de fois scindée en deux, puis refragmentée – multipliant les divisions et les conflits –, que la population, pourtant tenace, avide d’espoir, demeurait sur ses gardes.

Tous les cas de figures avaient vu le jour, toutes les querelles avaient été subies. Celles-ci resurgissaient, sans cesse ; s’épuisaient, pour rejaillir de nouveau. Villes ou montagnes plongeaient alors dans des luttes sanglantes, fratricides, souvent conduites par des forces extérieures. Dans l’ombre, trafiquants de drogue et d’armes prospéraient, attisant pourriture et désordre grâce auxquels ils échappaient à toute loi, à tout châtiment.

Que les hommes puissent se livrer à leur propre extermination rendait fou le vieux Joseph.

Son village, miraculeusement épargné jusqu’ici, donnait l’exemple d’une communauté ouverte ; en dépit d’impitoyables événements, ils vivaient solidaires, en harmonie. Si ce hameau n’avait pas souffert sur son sol, dans ses pierres, chacun cependant avait perdu un parent, un ami, à l’intérieur de cette petite patrie devenue un véritable traquenard.

Ici, chaque habitant avait longuement porté le deuil d’Omar et d’Annette.

 

L’idée du Manège se fixa dans l’esprit de Joseph comme un signe, celui d’un obstacle aux cercles de la destruction. Cette plate-forme tournante représenterait l’existence, avec ses tours de piste plus ou moins longs. Les joueurs se cédaient la place, en une suite naturelle, tandis que se perpétuait l’éternelle chevauchée sous une coupole protectrice.

Le vieil homme était reconnaissant au Manège de Maxime d’avoir servi de tremplin à Omar-Jo. L’enfant respirait, évoluait ailleurs que dans le souvenir. Il existait autrement que dans le passé, les antagonismes, la peur. Les fantômes d’Annette et d’Omar, bientôt peut-être son propre fantôme, lui serviraient de soutien plutôt que d’entraves.

Joseph imagina son Manège à lui, s’élançant à travers l’espace. Il le rêvait : survolant la Méditerranée ; s’élevant, pour prendre de la vitesse, par-delà les nuages. Il le voyait redescendant en vue de la Côte d’Azur, s’engageant ensuite dans la ligne médiane qui mène droit vers Paris.

Une fois arrivé – grâce au plan détaillé de la cité que le vieil homme consultait en poursuivant de son index sur la carte les parcours décrits, dans chaque lettre, par l’enfant –, il repérerait Notre-Dame. De là, il manœuvrerait habilement en direction du Châtelet.

Lorsque son Manège se trouverait, enfin, au-dessus de celui de Maxime, le couronnant comme d’un diadème, par une habile manœuvre Joseph arrêterait sa course. Son propre Manège flotterait alors, planerait, tournerait, à quelques mètres du premier, au même rythme et dans le même mouvement.

Ils poursuivraient ainsi, réplique aérienne ou terrestre l’un de l’autre, leur danse fraternelle à travers les années.

 

Joseph cloua au tronc de l’olivier centenaire une photographie, plusieurs fois agrandie, du Manège de Maxime. Il s’y référait, chaque matin, avant d’entreprendre ses travaux.

Il commença par aplanir une bonne surface de terrain, avant d’y élever la plate-forme arrondie qui servirait de piste. Il planta ensuite un solide pieu au centre du plancher, en fixa une quinzaine d’autres autour, à l’horizontale ; chaque pôle devant s’aboucher à une figure taillée dans le bois.

Joseph renonça très vite à la fabrication des chevaux, préférant les remplacer par des animaux plus familiers. Ce furent : un coq, un chien bâtard, un ânon, une chatte goutteuse, un lapin obèse, une bête à Bon Dieu, une chèvre, un ver à soie… Tous de sa composition. Le carrosse devint un chariot. Il ajouta une brouette dans laquelle les marmots s’entasseraient joyeusement.

Le vieux maniait à merveille le marteau et la scie. Il n’ignorait rien des secrets de la varlope ou du vilebrequin ; utilisait avec compétence la gouge, le rabot, le polissoir.

Souhaitant en offrir la surprise à son voisinage une fois les travaux accomplis, le vieil homme se fit aider de quelques jeunes gens pour élever une palissade de planches et de branchages autour de son chantier.

À longueur de journée, et une partie de la nuit, il besognait sans fatigue apparente, débitant des troncs d’arbre, les dégrossissant, les assemblant. Durant des heures, il chevillait, collait, chantournait en sifflotant ; ou en écoutant le transistor suspendu à son cou.

 

L’entreprise arrivait à conclusion ; il ne restait qu’un dernier animal à fabriquer.

Joseph décida de faire de celui-ci une créature à part. Une bête magique, sortie tout droit de sa tête, et qui ne ressemblerait à rien de connu. Un animal rêvé, inventé, avec des yeux mobiles ; et qui posséderait, tout à la fois, des pattes, des ailes, des nageoires, lui permettant de se débrouiller sous n’importe quelles circonstances et dans n’importe quel lieu !

Il le désignerait d’un surnom qui témoignerait du lien entre son petit-fils et lui-même. Amalgamant, combinant les lettres et syllabes de leurs deux prénoms dans tous les sens le vieux Joseph chercha longtemps.

Une nuit, la trouvaille l’arracha de son sommeil :

— Josamjo !… Ce sera : « Josamjo » ! s’exclama-t-il.

 

Aujourd’hui, j’achève la confection de Josamjo, dictait-il dans une de ses dernières lettres. De tous mes animaux, c’est celui que je préfère ! Beaucoup se demanderont si cette bête étrange existe vraiment. Toi seul, Omar-Jo, et moi connaîtrons la clé de ce nom dans lequel nos prénoms resteront mélangés, liés l’un à l’autre, pour toujours. Toi et moi, saurons que Josamjo existe, parce que nous l’avons imaginé, fabriqué, voulu !

Bientôt nos amis abattront la palissade. Ce jour-là j’offrirai, à chacun, un tour gratis. Un tour immobile, puisque mon Manège à moi a tout d’un Manège : sauf la mécanique. Dans ce domaine-là, je reste un véritable crétin !

Après que je serai venu te visiter, tu reviendras ici avec Maxime, Cheranne et ton copain Sugar, pour de longues vacances, vu que la trêve dure et qu’on parle de désarmer bientôt toutes les factions.

Je te quitte à présent, petit. Notre Josamjo, que je viens de terminer, attend ses couleurs. J’ai choisi les plus coûteuses, les plus chatoyantes.

Ton vieux Joseph à toi.

 

Le vieil homme s’était souvenu que le fils de Nawal était marchand de couleurs. Il éprouvait souvent des remords d’avoir si brusquement repoussé son ancienne amie, le jour de la disparition d’Annette et de son gendre. En commandant des pots de peinture au jeune homme il se dit qu’il aurait l’occasion de s’excuser auprès de la mère.

Dès que Joseph évoquait Nawal, ses sentiments demeuraient ambigus ; une cuisante nostalgie se mêlait à une sourde exaspération.

Rouchdy arriva dans sa camionnette avec un stock de pots de peinture.

Sa mère, assise sur la banquette du conducteur, immobile, les mains croisées sur le ventre, s’efforçait de passer inaperçue.

Joseph s’approcha, ouvrit la portière, l’invita à rejoindre son fils à l’intérieur de la maison, où il leur offrit du café et des figues de son jardin.

 

Dès le lendemain, le vieil homme entreprit de peindre Josamjo.

Mais ce jour-là, ce même jour : la mort devait le surprendre.

Celle-ci eut cependant des égards. Elle lui laissa le temps de disposer autour de lui, sur une partie de la piste, ses cinq pots de peinture.

Elle lui permit, en outre, de grimper à califourchon sur sa bête – l’enduit de la veille avait déjà séché –, d’étaler une première couche sur l’encolure et la tête de l’animal ; d’aviver, ensuite, sa crinière-à-plumes de tons vifs et francs.

 

La mort patienta encore.

Elle lui laissa appliquer, avec soin, d’autres couches, bordant les formes, accusant les reliefs.

L’odeur d’huile et de térébenthine le grisait agréablement.

Pour parachever ce premier travail, il trempa son pinceau dans un liquide visqueux et doré, il le souleva tout dégoulinant de soleil. Puis, soudain, un sourire satisfait aux lèvres, le vieil homme s’écroula.

Cela eut lieu sans secousses, sans angoisse prémonitoires. Le vieux Joseph s’était effondré sans heurt, sans bruit, comme un sac de son, autour de l’encolure humide de Josamjo.

Les traces cuivrées de la peinture encore fraîche s’imprimèrent sur sa chemise blanche, largement entrouverte, et strièrent de larges traits son cou et toute sa face.

 

Les villageoises revêtirent le cadavre de son habit noir de chantre. Elles le chaussèrent de ses sandales aux semelles trouées d’avoir tellement dansé sur les chemins caillouteux.

Prévenue par son fils, Nawal était accourue pour la dernière toilette.

Elle sanglotait, baisant les mains raidies de ce vieux fou qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer.

Le prêtre du village voisin, qui l’avait rarement aperçu aux offices mais qui le connaissait de longue date, plaça son propre crucifix sur la large poitrine du vieil homme :

— L’ami de tous a sa place dans cette vie et dans l’autre, conclut-il.

Personne n’avait réussi à débarbouiller le visage du vieux Joseph, à en faire disparaître les dernières marques de peinture. Tout cet or lui collait à la peau.

— De l’excellent produit importé d’Allemagne, murmura Rouchdy à sa mère. De la couleur indélébile… Ne te fatigue pas, tu n’arriveras jamais à l’effacer !

 

C’est ainsi que Joseph entra dans la nuit de son cercueil : des empreintes jaunes sur les mains, des traces de soleil au front.