Joseph retrouva son petit-fils à l’hôpital. Il devait attendre plusieurs semaines avant de pouvoir le ramener chez lui.

Le soir même de l’accident – cherchant à sauver les restes d’Omar et d’Annette de la fosse commune – le vieil homme, accompagné d’Édouard, était revenu sur les lieux de la catastrophe.

Dans la confusion générale, il échappa aux contrôles, traversa la cohue.

À l’intérieur d’une boîte à outils vide, que son jeune compagnon tenait par sa double anse, Joseph entassa tout ce qui avait appartenu aux siens : des morceaux de tissu de la robe à fleurettes orange, des loques de la chemise à carreaux beige, du blue-jean ; une portion du cabas de sa fille, une des pochettes du portefeuille de son gendre… À ces fragments, s’agglutinaient des lambeaux de chair.

Plus tard, toujours assisté d’Édouard, le vieil homme se rendit au cimetière de sa communauté.

 

Asma, la gardienne des sépultures, une femme erratique et impérieuse, hantait, comme à l’accoutumée, les allées du cimetière à la recherche de son époux.

Celui-ci, prétendait-elle, se gavait de nourriture, au détriment de ses huit enfants. Ensuite, pour digérer et dormir en paix tout le reste de la journée, il s’abritait dans un caveau de notable. Spacieuses, dotées d’une chapelle funéraire, plus fraîches l’été, plus tièdes l’hiver, ces tombes-mausolées possédaient tous les avantages. Elles lui permettaient, aussi, d’échapper aux cris de son épouse et aux corvées qu’elle tentait de lui imposer.

Pour qu’Asma perde ses traces, il changeait sans cesse de caveau. Renonçant à des incursions intempestives et vaines, elle se contentait, le plus souvent, de tonner à travers le cimetière, appelant à sa rescousse, les anges, les saints, les morts d’un certain rang ; et sa ribambelle d’enfants qui cherchaient, eux aussi, à la fuir.

— Votre fainéant, votre pourri de père mange tout votre pain, mes malheureux petits !… Et vous, ô respectables morts, il vous rend complices de ses noirceurs !

 

Édouard et le vieux Joseph aperçurent la gardienne de loin. Comme d’habitude, elle fulminait. Sa chevelure roussâtre, hirsute, son visage belliqueux surplombaient la houle de vastes robes noires qui lui descendaient jusqu’aux chevilles.

Selon la religion, et même selon les rites – ce petit pays en offrait près d’une quinzaine, différant à quelques nuances près –, les cimetières demeuraient strictement séparés.

Déterminé à ne pas entamer une discussion avec Asma, dont la religiosité à fleur de peau s’offusquerait de toute alliance de doctrines ou de liturgies, le vieux Joseph avait décidé – comme s’il leur en avait fait la promesse – de ne pas séparer dans la mort ces deux êtres si parfaitement unis dans la vie.

Il tendit une somme conséquente à la gardienne avant de lui faire sa demande. Ne pouvant résister à la vue de l’argent, celle-ci fourra les billets dans sa poche à double fond, confectionnée en cachette de son vaurien d’époux.

Le vieil homme lui montra ensuite la boîte portée par Édouard, et réclama un modeste emplacement pour les siens. Il avait repéré un coin, au bas du tour de clôture en partie écroulé, qui donnait sur des champs ; puis, au loin, sur la mer.

— Qui sont-ils ? demanda la gardienne.

— L’explosion de la voiture piégée… Tués sur le coup. Ma fille, son mari.

— C’est tout ce qui reste de ces enfants de Dieu ?

— C’est tout.

— Ton gendre était-il du même rite que toi ? questionna-t-elle d’un air entendu sans jamais se douter qu’il était d’une autre croyance.

— Un enfant de Dieu, grommela le vieux.

Elle s’en contenta.

— Voilà ce que nous faisons dans ce pays de tous les enfants de Dieu ! gémit-elle, tâtant tout de même avec satisfaction l’argent empoché.

 

Avec l’aide d’Édouard, Joseph enterra la boîte.

En guise de couronne, il enroula autour d’un pieu un pan de tissu à fleurettes orange et l’enfonça dans le sol.

Sur une tombe défoncée, il trouva un tronçon de marbre blanc, qu’il emporta pour le poser par-dessus le carré de terre. Avec son canif à plusieurs lames, il y grava, patiemment, les deux initiales « A » et « O » entrelacées.

 

Dès qu’Omar-Jo serait guéri, il lui indiquerait l’emplacement de cette tombe.

Plus tard, il glisserait au doigt de son petit-fils la bague d’Omar surmontée du scarabée sacré.