Lorsqu’il sentait son public avec lui, applaudissant et riant de ses loufoqueries, Omar-Jo changeait brusquement de répertoire.
D’abord, il faisait taire la musique ; ses pitreries se fracassaient contre un mur invisible. Ensuite, il laissait un silence opaque planer au-dessus des spectateurs.
D’un seul geste, il arrachait alors les rubans ou les feuillages qui dissimulaient son moignon. Puis, il présentait celui-ci au public, dans toute sa crudité.
Il ôtait son faux nez. En se frottant avec un pan de sa chemise, il se débarbouillait de son maquillage. Sa face apparaissait d’une pâleur extrême ; enfoncés dans leurs orbites, ses yeux étaient d’un noir infini.
Il s’était également dépouillé de ses déguisements qui s’entassaient à ses pieds. Il les piétina avant de grimper sur leurs dépouilles comme sur un monticule, d’où il se remit à parler.
Ce furent d’autres paroles.
Elles s’élevaient du tréfonds, extirpant Omar-Jo de l’ambiance qu’il avait lui-même créée. Oubliant ses jongleries, il laissait monter cette voix du dedans. Cette voix âpre, cette voix nue qui, pour l’instant, recouvrait toutes ses autres voix.
L’enfant multiple n’était plus là pour divertir. Il était là aussi pour évoquer d’autres images. Toutes ces douloureuses images qui peuplent le monde.
Mené par sa voix, Omar-Jo évoque sa ville récemment quittée. Elle s’insinue dans ses muscles, s’infiltre dans les battements du cœur, freine le voyage du sang. Il la voit, il la touche, cette cité lointaine. Il la compare à celle-ci, où l’on peut, librement, aller, venir, respirer ! Celle-ci, déjà sienne, déjà tendrement aimée.
Ici, les arbres escortent les avenues, entourent les places. De robustes bâtiments font revivre les siècles disparus, d’autres préfigurent l’avenir. Une population diversifiée flâne ou se hâte. Malgré problèmes et soucis, ils vivent en paix. En paix !
Là-bas les îlots en ruine se multiplient, des arbres déracinés pourrissent au fond de crevasses, les murs sont criblés de balles, les voitures éclatent, les immeubles s’écroulent. D’un côté comme de l’autre de cette cité en miettes, on brade les humains !
Omar-Jo se déchaîne, ses paroles flambent. Omar-Jo ne joue plus. Il contemple le monde, et ce qu’il en sait déjà ! Ses appels s’amplifient, il ne parle pas seulement pour les siens. Tous les malheurs de la terre se ruent sur ce Manège.
Tout s’est immobilisé. Les chevaux ont terminé leur ronde. Le public écoute, pétrifié.
Maxime, perplexe, n’ose pas faire taire l’étrange enfant.
Après ces cris d’angoisse, il ne reste d’autre issue que de renouer avec la vie.
Omar-Jo ressort de sa poche son vieil harmonica et, retrouvant son souffle, il en tire, une fois de plus, des sons mélodiques et vivaces.
Lentement, le Manège se remet à tournoyer.
Ne sachant plus si elle vient de plonger dans l’actualité la plus cruelle ou si elle n’a fait qu’assister à une pantomime, la foule applaudit.
— À ton âge, d’où tiens-tu ces choses ? demanda Maxime, plus tard, dans la soirée.
— Un jour, je te raconterai.
— Tu parles parfois comme un enfant, parfois comme un adulte. Quand es-tu toi-même, Omar-Jo ?
— Chaque fois.
Le forain était bien décidé à questionner l’enfant sur son passé. Dès le lendemain, il l’interrogea de nouveau.
— Ton bras ? Qu’est-ce qui t’est arrivé au juste ?
— Laisse…
— Un accident ?
— Un accident, si tu veux.
— Je ne veux rien, moi. Je veux savoir, c’est tout. Quelle sorte d’accident ?
— La guerre…
— Encore une de ces guerres de barbares !
— Pas plus barbares que d’autres ! rétorqua l’enfant.
— Je ne t’attaquais pas.
À cause de leur mariage mixte Omar et Annette s’étaient intéressés, plus que d’autres, à l’Histoire. Il y avait toujours eu des livres chez Omar-Jo. Depuis le début de l’humanité la barbarie avait ensanglanté la Terre ; en Europe, il y avait peu de temps, l’horreur régnait partout.
— Je ne cherchais vraiment pas à t’offenser, reprenait Maxime. Tout ça c’est peut-être une affaire de religion ? En quel Dieu crois-tu ?
— Il n’y a qu’un Dieu, répliqua l’enfant. Même si les chemins ne se ressemblent pas. Mon père et ma mère le savaient. Ils sont morts des mêmes violences, dans la même explosion. Si je crois : c’est en un seul Dieu. Mais les hommes ne veulent pas voir, ni savoir. Ils sont aveugles.
Maxime se demandait si lui-même avait la foi. Et s’il l’avait, de quelle sorte de croyance s’agissait-il ? Il participait, comme la plupart des gens, à des cérémonies religieuses qui devenaient chaque fois l’occasion de fêtes et de ripaille ; en dehors de cela, il n’était guère pratiquant.
S’efforçant de poursuivre le dialogue avec l’enfant, il continua :
— Sais-tu que certains Croisés partaient de cette Place où nous nous trouvons, pour se rendre dans tes contrées ?
— Je le sais. Les guerres se portaient bien en ce temps-là aussi !
— Ils se combattaient, mais parfois ils pactisaient. Je me suis documenté là-dessus. Saladin était toujours disposé à avancer sur les chemins de la paix. À une époque une véritable entente s’était établie entre chefs chrétiens et musulmans. Frédéric, l’empereur germanique, écrivait au sultan du Caire : « Je suis ton ami. » Sais-tu qu’un certain Nicolas Flamel entretenait des relations étroites avec ceux de l’autre côté de la Méditerranée ?
— Je le sais, dit l’enfant. C’est comme toi et moi.
— Pourquoi pas ! Et peut-être, ajouta le forain en riant, que nous découvrirons ensemble la pierre philosophale. Celle qui change tout en or.
— Nous changerons tout en or, dit l’enfant. Tu verras !
— Ton bras, Omar-Jo ? Tu ne m’as toujours pas raconté comment tu l’avais perdu.