Le retour de l'oncle maternel

Les applications industrielles ou militaires de la physique et de la chimie modernes nous ont rendu familières les notions de masse ou de température critiques. Elles se rapportent à des seuils en deçà ou au-delà desquels la matière manifeste des propriétés qui demeuraient cachées dans les conditions ordinaires. On aurait pu les croire inexistantes, inconcevables même, avant que ne soient franchis ces seuils.

Les sociétés humaines ont, elles aussi, leurs points critiques qu'elles atteignent quand le cours de leur existence se trouve sérieusement perturbé. En leur sein se révèlent subitement des propriétés latentes, tantôt vestiges d'un état ancien qui resurgit alors qu'on le croyait disparu : tantôt toujours actuelles, mais normalement invisibles parce que enfouies au plus profond de la structure sociale. Souvent, d'ailleurs, elles sont les deux à la fois.

Je me faisais ces réflexions il y a quelques mois en lisant dans la presse le texte de l'intervention du comte Spencer lors des obsèques de sa sœur, la princesse Diana. De la façon la plus inattendue, ses propos faisaient renaître un rôle, celui de l'oncle maternel, dont on pouvait croire que dans l'état présent de la société, il n'est qu'une relation de parenté parmi d'autres, à laquelle ne s'attache aucune signification particulière. Tandis que, dans le passé de notre société et même dans le présent de maintes sociétés exotiques, l'oncle maternel fut ou reste une pièce majeure de la structure familiale et sociale. Considérant que le comte Spencer réside en Afrique du Sud, on conviendra que le hasard fit bien les choses : « The Mother's brother in South Africa », tel est en effet le titre du célèbre article paru en 1924 dans le South African Journal of Science où Radcliffe-Brown mit en lumière l'importance de ce rôle et chercha, l'un des premiers, à comprendre quelle pouvait être sa signification.

En imputant les malheurs de sa sœur à son ex-mari et à la famille royale dans son ensemble, le comte Spencer assume d'abord la position de « donneur de femme », comme disent les ethnologues dans leur jargon, qui conserve sur sa sœur ou sa fille un droit de regard et peut intervenir si lui la croit ou elle se croit maltraitée. Mais surtout, il affirme qu'entre lui et ses neveux, fils de sa sœur, existe un lien spécial qui lui donne le droit et lui fait un devoir de les protéger contre leur père et sa lignée.

Un tel rôle structural dévolu à l'oncle maternel n'est pas reconnu par la société contemporaine, mais il le fut au Moyen Âge et peut-être dans l'Antiquité. Oncle se dit en grec theîos, « parent divin » (d'où dérivent les termes italien, espagnol, portugais zio et tio) ; ce qui laisserait supposer que ce type de parent tenait une place de choix dans la constellation familiale. Cette place était si importante au Moyen Âge que l'intrigue de la plupart des chansons de geste tourne autour des rapports entre l'oncle maternel et son ou ses neveux. Roland est le neveu utérin de Charlemagne comme le sont Vivien, de Guillaume d'Orange ; Gautier, de Raoul de Cambrai ; Perceval, du roi du Graal ; Gauvain, du roi Arthur ; Tristan, du roi Mark ; Gamwell, de Robin Hood… On pourrait allonger la liste. Cette parenté créait des liens si forts qu'ils obnubilaient pratiquement les autres : La Chanson de Roland ne mentionne même pas le père du héros.

L'oncle maternel et le neveu se portaient mutuellement assistance. Le neveu recevait des présents de son oncle. C'était celui-ci qui l'armait chevalier, lui donnait éventuellement une épouse. L'intensité des sentiments qui les unissaient ressort éloquemment des paroles prêtées à Charlemagne par une autre chanson de geste, l'Entrée en Espagne, quand Roland le quitte pour aller au combat : « Si je vous perds, gémit l'Empereur, je vais rester tout seul / Comme pauvre dame quand a perdu l'époux. »

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La relation entre oncle et neveu est, semble-t-il, moins apparente dans les chansons de geste italiennes et espagnoles que dans les françaises et les germaniques. Peut-être parce qu'elle se situe dans un cadre institutionnel plus vaste désigné en anglais du terme de « fosterage », d'origine germanique. La coutume du fosterage, strictement observée en Irlande et en Écosse, voulait que les enfants de lignées nobles fussent confiés à une autre famille qui les élevait et assurait leur éducation. Il en résultait entre les protagonistes des liens moraux et sentimentaux plus puissants que ceux qu'ils se reconnaissaient avec leurs familles de naissance. La coutume existait en Europe continentale, au moins sous la forme dite du « fosterage de l'oncle ». L'enfant noble était confié à sa famille maternelle essentiellement représentée par le frère de la mère chez qui l'enfant occupait la position de « nourri » qu'il conserverait plus tard (le mot avait un sens bien plus large que seulement alimentaire dans l'ancien français).

On a vu dans ces usages la preuve d'une ancienne prédominance du droit maternel et de la filiation matrilinéaire que rien, pourtant, n'atteste dans l'Europe ancienne. Nous comprenons aujourd'hui qu'ils sont, bien au contraire, un effet parmi d'autres de la filiation patrilinéaire : c'est précisément parce que le père détient l'autorité familiale que l'oncle maternel, véritable « mère masculine », assume le rôle inverse ; tandis que, dans une société à filiation matrilinéaire, l'oncle maternel, qui exerce l'autorité familiale, est redouté, obéi par son neveu. Une corrélation existe donc entre l'attitude vis-à-vis de l'oncle maternel et celle vis-à-vis du père. Dans les sociétés où la relation entre père et fils est familière, celle entre oncle et neveu est sévère : et là où le père apparaît comme l'austère dépositaire de l'autorité familiale, l'oncle est traité avec tendresse et liberté.

D'innombrables sociétés par le monde illustrent l'une ou l'autre formule selon que la filiation se transmet directement par les hommes, de père en fils, ou par l'intermédiaire des femmes (la filiation allant alors de l'oncle au neveu). Dans les deux cas, l'oncle maternel est présent et forme avec sa sœur, le mari de celle-ci et les enfants nés de leur union un système à quatre termes qui, de la façon la plus économique concevable, réunit les trois types de rapports familiaux nécessaires pour qu'une structure de parenté existe, c'est-à-dire une relation de consanguinité, une relation d'alliance, une relation de filiation. Autrement dit, une relation de frère à sœur, une relation d'époux à épouse, une relation de parents à enfants.

C'est cette structure devenue peu visible parce que noyée dans la complexité des sociétés modernes que, par ses propos, le comte Spencer a rendue à nouveau actuelle. De façon impeccable, il a su définir les relations internes d'un système familial à quatre termes. Sa sœur et lui étaient, dit-il, unis par une intimité tendre remontant à leur petite enfance : « Nous deux, les plus jeunes de la famille, partagions notre temps ensemble. » Par contre la relation de la princesse avec son mari et avec la lignée de celui-ci furent marquées par l'angoisse […], les larmes, le désespoir. Et de la même façon que s'opposent les relations entre frère et sœur d'une part, celles entre mari et femme d'autre part, s'opposent, dans le discours du comte, les relations entre l'oncle et les neveux auxquels il s'engage à donner une éducation plus aimable. Soit deux types de relations contrastées, les unes positives, les autres négatives, qui se font exactement pendant dans une structure qu'on peut à bon droit considérer comme l'atome de la parenté parce qu'on ne peut en concevoir de plus simple (mais il en existe de plus compliquées).

Contrairement à ce que l'on a longtemps cru, ce n'est pas en effet la consanguinité qui fonde la famille. En raison de la prohibition de l'inceste, pratiquement universelle bien qu'elle se réalise sous beaucoup de formes différentes, un homme ne peut obtenir de femme que d'un autre homme qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur. On n'a donc pas besoin d'expliquer comment l'oncle maternel fait son apparition dans la structure de parenté. Il n'y apparaît pas, il en est la condition, il y est immédiatement donné.

Encore reconnaissable il y a deux ou trois siècles, cette structure s'est désagrégée sous l'effet des changements démographiques, sociaux, économiques et politiques qui ont accompagné – tantôt comme ses causes, tantôt comme ses effets – la révolution industrielle. À la différence de ce qui se passe dans les sociétés sans écriture, les liens de parenté n'exercent plus chez nous un rôle régulateur sur l'ensemble des rapports sociaux : leur cohérence globale dépend d'autres facteurs.

L'intense émotion provoquée dans le monde entier par la mort de la princesse Diana s'explique en grande partie du fait que ce drame installait le personnage à la croisée de grands thèmes folkloriques – le fils du roi épousant une bergère, la méchante belle-mère – et de thèmes religieux – la pécheresse mise à mort et assumant par son sacrifice les péchés des nouveaux convertis. On comprend mieux par là que le drame ait permis de réapparaître à d'autres structures archaïques. Un oncle maternel a pu ainsi revendiquer un rôle qui lui eût appartenu dans le passé de nos propres sociétés et lui appartiendrait dans d'autres, bien que ce rôle soit aujourd'hui dénué de toute base légale ou même coutumière. « Nous tous, ta famille par le sang », proclame le comte Spencer comme si les droits qu'il s'attribue sur ses neveux avaient un fondement dans les mœurs : « Je m'engage à protéger ses enfants d'un sort semblable au sien [à faire en sorte] qu'ils soient élevés de manière tendre et imaginative. » Au nom de quoi pourrait-il y prétendre sans faire revivre une structure de parenté qui fut prédominante dans les sociétés humaines, qu'on croyait disparue de la nôtre et qui, à la faveur d'une crise, remonte à la conscience des acteurs ?

L'ouvrage d'un jeune ethnologue chinois formé en France vient d'apporter de nouveaux documents sur la place éminente faite à l'oncle maternel par certaines sociétés exotiques. Un groupe ethnique des confins de l'Himalaya, en Chine, possède un système familial et social en tout point remarquable qui, déjà au XIIIe siècle, avait éveillé la curiosité de Marco Polo. La cellule domestique, qu'on ose à peine appeler famille tant elle s'éloigne de nos conceptions habituelles, se compose d'un frère, d'une sœur et des enfants de celle-ci. Ces enfants, qui appartiennent exclusivement à la lignée maternelle, sont le fruit des rapports sexuels que la femme peut avoir avec tout homme non apparenté (car la prohibition de l'inceste s'applique ici comme ailleurs). Parfois relativement durables, ces unions se réduisent le plus souvent à des visites furtives sans lendemain. La femme peut recevoir un nombre illimité de ces visites à quoi les hommes s'emploient assidûment dès que la nuit est tombée. Quand naît un enfant, on n'a donc pas le moyen de savoir lequel de ces amants d'occasion est le père, et d'ailleurs on ne s'en soucie pas. La nomenclature de parenté ne comporte aucun terme auquel puisse s'attacher le sens de « père » ou de « mari1 ».

L'auteur de ces intéressantes observations croit, non sans naïveté, avoir découvert un cas unique et qui met à bas toutes les idées admises sur la famille, la parenté et le mariage. C'est faire une double erreur. Les Na représentent un cas peut-être extrême d'un système dont on connaît depuis longtemps d'autres exemples, notamment au Népal, dans le sud de l'Inde et en Afrique. Et loin que de tels cas ruinent les idées admises, la structure familiale qu'ils illustrent offre simplement une image symétrique et inversée de la nôtre.

Ces sociétés oblitèrent la catégorie de mari comme nous-mêmes avons oblitéré la catégorie d'oncle maternel (pour laquelle nos nomenclatures de parenté n'ont plus de mot distinctif). Non, certes, parmi nous, que dans telle ou telle famille, cet oncle ne puisse jouer occasionnellement un rôle, mais qui n'est pas inscrit par avance dans le système. Une famille qui n'a pas de rôle de mari n'a donc rien qui doive surprendre. En tout cas, pas plus qu'une famille sans rôle prévu pour l'oncle maternel qui nous semble, à nous, naturelle. Nul ne prétendrait que nos propres sociétés infirment les théories de la parenté et du mariage. Celle des Na pas davantage. Ce sont tout bonnement des sociétés qui n'accordent pas, ou plus, à la parenté et au mariage une valeur régulatrice pour assurer leur fonctionnement et s'en remettent à d'autres mécanismes. Car les systèmes de parenté et de mariage ne possèdent pas la même importance dans toutes les cultures. Ils fournissent à certaines le principe actif qui règle leurs relations sociales. Dans d'autres, telles la nôtre et sans doute aussi celle des Na, cette fonction est absente ou très diminuée.

À quoi mènent ces réflexions dont le point de départ fut un événement qui, voici quelques mois, bouleversa l'imagination publique ? Pour mieux comprendre certains ressorts profonds du fonctionnement des sociétés, on ne peut pas recourir seulement à celles qui sont le plus éloignées de nous dans le temps ou dans l'espace.

On se tournait naguère de façon presque automatique vers l'ethnologie pour interpréter des coutumes anciennes ou récentes, dont on ne connaissait plus le sens, comme des survivances ou des vestiges d'un état social encore présent chez les peuples sauvages. À l'encontre de ce primitivisme désuet, nous nous sommes aperçus que des formes de vie sociale et des types d'organisation bien attestés dans notre histoire peuvent, en certaines circonstances, redevenir actuels et jeter un jour rétrospectif sur des sociétés très éloignées de nous dans le temps ou dans l'espace. Entre les sociétés dites complexes ou évoluées et celles appelées à tort primitives ou archaïques, la distance est moins grande qu'on ne pouvait le croire. Le lointain éclaire le proche, mais le proche peut aussi éclairer le lointain.

Publication originale : « I Legami di sangue », La Repubblica, 24 décembre 1997.