Le regard éloigné :
Lévi-Strauss et l'histoire
François Hartog
« L'histoire mène à tout, mais à condition d'en sortir » ! N'est-ce pas là une formule (une parmi d'autres) bien sacrilège pour des oreilles historiennes ? Pourtant, à tous ceux qui, plus d'une fois, lui ont reproché de méconnaître, d'oublier ou de récuser l'histoire, Claude Lévi-Strauss a constamment répondu qu'il en faisait grand cas. « Rien ne m'intéresse plus que l'histoire. Et depuis fort longtemps ! » rappelle-t-il, une fois encore, dans De près et de loin1. Quelle raison aurait-on de ne pas lui en donner acte ? Mais il n'a jamais caché, non plus, que sa tâche était autre : l'élaboration d'une anthropologie structurale, cette « grande tentative intellectuelle », qu'en 1959, déjà, Merleau-Ponty avait reconnue et saluée.
Qu'entend-il alors par histoire ? Elle est, d'abord, la « contingence irréductible » : l'expression de « la puissance et de l'inanité de l'événement », devant quoi commence par « s'incliner » l'analyse structurale, en lui concédant « une place de premier plan2 ». Ce qui advient, l'imprévisible, qui n'est pas l'arbitraire. Mais « il a fallu attendre les anthropologues, pour découvrir que les phénomènes sociaux obéissaient à des arrangements structuraux […]. Les structures n'apparaissent qu'à une observation pratiquée du dehors. Inversement, celle-ci ne peut jamais saisir les procès, qui ne sont pas des objets analytiques, mais la façon particulière dont une temporalité est vécue par un sujet […]. L'historien travaille à partir de documents qui sont l'œuvre de témoins, eux-mêmes membres du groupe étudié. Tandis que l'ethnologue est son seul témoin, et un témoin, par hypothèse, étranger au groupe. À l'un, donc, le changement, à l'autre les structures3. » Voilà qui est clair et net. L'histoire est aussi celle qu'il nomme, en plusieurs occasions, « l'histoire des historiens » : la discipline et sa pratique. La formule, précise sans aucun doute, sent malgré tout un peu le tâcheron appliqué ! Que serait l'ethnologie des ethnologues ? Peut-il, dans ces conditions, y avoir place pour une « histoire structurale », entendue au sens strict ou, moins encore, pour une « anthropologie historique » ? Et pourtant, combien de pages n'ont-elles pas été écrites sous ces deux enseignes ? Et pourtant, sous la plume de l'ethnologue, « l'idée d'une histoire structurale n'a rien qui puisse choquer les historiens4 ».
À qui prend un peu de distance en jetant un regard rétrospectif, il apparaît aussitôt que l'œuvre de Lévi-Strauss jalonne un demi-siècle du débat entre l'anthropologie et l'histoire. Plus exactement, la discussion se noue à partir et autour de ses réflexions. Débat ne signifie pas que furent organisées des grandes joutes ou des grandes messes, à l'instar de celles qui eurent lieu, à deux ou trois reprises, entre la sociologie et l'histoire au début du XXe siècle5. Bien plutôt, allant son chemin, il a formulé des questions que les historiens ne se posaient pas ou posaient autrement. Si elle a heurté parfois, si elle a suscité des malentendus et des raidissements, sa pratique du regard éloigné, en se portant sur l'histoire des historiens, les a aussi invités à un déplacement de leur point de vue sur leur propre objet. À voir plus loin : à sortir du seul horizon de Hegel et de Marx, d'un temps rythmé par le progrès et l'événement, à s'interroger sur ce que je nomme le régime moderne d'historicité6. Mais les débats et combats se sont alors focalisés principalement sur la notion de structure, portée par l'autorité de la linguistique. Elle se répand avec le succès que l'on sait, c'est-à-dire avec son lot d'approximations et de quiproquos. Comment l'entendre et qui en fixe le bon usage ? Georges Dumézil ne s'est-il pas retrouvé invité au banquet structuraliste et présenté comme un structuraliste conséquent7 ?
Posons que, pour s'interroger sur l'histoire, pas seulement celle des historiens et pas uniquement celle des cinquante dernières années, il pourrait être de bonne méthode, non seulement de faire une place aux questions, objections, critiques énoncées par des auteurs extérieurs à la discipline ou au domaine, mais de partir d'elles. En un mot, les outsiders comptent parfois plus que les insiders, et il est, en tout cas, des outsiders qui ont pesé plus lourd que des générations d'insiders, même si ces derniers n'ont en rien démérité. Dans cette cohorte, qu'on pourrait faire commencer, pour la tradition occidentale, avec le nom d'Aristote (et le chapitre IX de la Poétique), celui de Lévi-Strauss aurait sa place. S'il n'y a nulle raison de penser que cette suggestion ne vaille que pour l'histoire, elle s'applique, je crois, particulièrement bien à elle.
Plusieurs dates (ce « code de l'historien », pour reprendre les mots mêmes de Lévi-Strauss8), non seulement ponctuent le débat, mais lui donnent forme et, pour nous aujourd'hui, sens. Des coïncidences apparaissent et des corrélations se nouent, qu'on peut relever, sans les surinterpréter pour autant. Une première période irait de 1949 à 1960. La même année, 1949, paraissent en effet Les Structures élémentaires de la parenté et La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II de Fernand Braudel. La coïncidence est fortuite, car chacun des livres a sa propre histoire. Mais la guerre a pesé sur leur destin. L'un fut écrit à New York, l'autre dans un Oflag. L'expression « histoire structurale » vient même sous la plume de Braudel9 pour désigner, dans la conclusion, son approche de la Méditerranée, mais on ne la retrouvera pas, sauf erreur, dans la deuxième édition, où la formulation devient seulement « structure, histoire lente d'abord » !
Cette même année 1949 est aussi celle d'une coïncidence plus précise ou plus effective. La Revue de métaphysique et de morale consacre une livraison (juillet-octobre 1949) aux « Problèmes de l'histoire ». Parmi les contributeurs : Lévi-Strauss, avec un article intitulé « Histoire et Ethnologie » et Lucien Febvre, qui intitule le sien « Vers une autre histoire10 ». Il le date de Rio de Janeiro : coquetterie ! Peut-être pas seulement ? Réunis probablement en toute ignorance l'un de l'autre, les deux articles ne semblent guère se recouper, même si Lévi-Strauss donne vers la fin comme exemple d'un grand livre d'histoire, « imprégné d'ethnologie », le Rabelais de Febvre. On est, en tout cas, infiniment loin d'un livre, publié également en 1949, Le Mythe de l'éternel retour de Mircea Eliade, où s'exprime et se répète, une pensée, pour le coup, du refus de l'histoire.
L'ethnologue part en effet des débats du début du siècle entre Simiand et Hauser, pour mettre en valeur le contraste entre une histoire qui s'est tenue au « programme modeste et lucide » qui lui était proposé et la sociologie qui certes s'est beaucoup développée, mais n'a pas trouvé son assise11. L'autre, l'historien, commence par une présentation de l'Apologie pour l'histoire, le dernier livre inachevé de Marc Bloch, avant d'aller, justement, vers Braudel. Le décalage au départ est donc patent : ils ne parlent pas de la même histoire. Sachant qu'il écrit pour des philosophes, Lucien Febvre prend bien soin de se présenter comme « praticien » de l'histoire, seulement. Cet adieu à Marc Bloch est aussi un salut adressé à Braudel, et l'article vaut comme transmission de relais. Mais il fait plus, en esquissant à grands pas une réflexion sur la situation présente de l'histoire.
Pour Febvre, il y a en effet lieu « d'ajouter quelque chose à ce qu'a dit Bloch », dans la mesure où « depuis 1945 nous vivons des années dont chacune vaut dix ». Comme à son habitude, il pense et brasse large, à l'échelle du monde (vu depuis Rio de Janeiro). Premier rappel : à la différence d'autres civilisations, l'indienne par exemple, « notre civilisation » est une « civilisation d'historiens » (le credo chrétien en est un témoignage fort). Cet élargissement du point de vue l'amène à noter, mais sans s'y arrêter, que, sur « l'historicité des diverses civilisations, nous savons bien peu de chose12 ». Lévi-Strauss a-t-il alors prêté attention à cette note ? Poursuivant, toujours avec la même vivacité d'écriture, Febvre exhorte alors les historiens à sortir de la religion du seul document écrit. « L'histoire peut se faire, doit se faire sans documents écrits s'il n'en existe point. » Et l'historien doit s'employer à « faire parler les choses muettes, leur faire dire ce qu'elles ne disent pas d'elles-mêmes ». Aussi, ce livre tout récent, qui a fait de la Méditerranée son personnage central, vaut-il comme « manifeste » : il est un « signe » et une « date ». Son auteur s'attache en effet à repérer « les forces permanentes qui agissent sur les volontés humaines, qui pèsent sur elles sans qu'elles s'en rendent compte13 ».
S'interrogeant, pour finir, sur la portée de l'histoire, il met en avant l'oubli : « Oublier est une nécessité pour les groupes, les sociétés qui veulent vivre. » Ne pas se laisser écraser par la pression des morts et questionner la mort en fonction de la vie vaut en effet aussi bien pour les sociétés traditionnelles que pour les autres. Dans un cas, c'est la tradition, qui est en charge, dans l'autre l'histoire, mais le « besoin » est le même. Et il lance, à nouveau en passant, une idée d'enquête collective, dans la suite de la note sur l'historicité des sociétés, sur le « problème énorme » de la tradition14. Cette définition du rôle social de l'histoire, qui devrait « organiser le passé pour l'empêcher de trop peser sur les épaules des hommes », est dans le droit fil de son éditorial de 1946 pour les nouvelles Annales. Il l'avait intitulé « Face au vent ». Faire face à ce qui venait de se passer n'était alors pas, ou ne lui était, en tout cas, pas possible et faire face au monde bouleversé sorti de la guerre était nécessaire et urgent.
L'ethnologue maintenant. Après avoir formulé ce qu'il nomme le « dilemme » des sciences ethnologiques (prétendre reconstituer un passé dont on est impuissant à atteindre l'histoire, drame de l'ethnologie ; vouloir faire l'histoire d'un présent sans passé, drame de l'ethnographie) et après avoir montré les impasses de la méthode fonctionnaliste (qui, « après tout », a été formulée par les historiens15), il examine la démarche de l'histoire et de l'ethnologie. Il arrive à la conclusion, vite fameuse, bientôt disputée et, plus vite encore, simplifiée : ce qui les distingue, ce n'est ni l'objet ni le but, mais « le choix de perspectives complémentaires ». L'histoire organise ses données par rapport aux « expressions conscientes », l'ethnologie par rapport aux « conditions inconscientes », de la vie sociale16. C'est en effet la « structure inconsciente », « sous-jacente à chaque institution ou coutume » que vise l'ethnologue. Dressant un inventaire de possibilités inconscientes, il fournit « une architecture logique à des développements historiques qui peuvent être imprévisibles, sans être jamais arbitraires ». Vient alors, pour ramasser le propos, la reprise de la formule de Marx : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne savent pas qu'ils la font17. » L'historien va « de l'explicite à l'implicite », tandis que l'ethnologue va « du particulier à l'universel ».
Mais il ajoute qu'aujourd'hui l'historien appelle à la rescousse tout l'appareil des élaborations inconscientes (c'est là que vient l'exemple du Rabelais). L'ethnologue n'en est donc pas resté à l'histoire au programme « modeste et lucide » par laquelle il avait commencé et a rejoint l'histoire qui se fait. L'écart, si marqué au départ, s'est réduit. Allant plus loin encore, il conclut sur une note de prospective : on saisira mieux la complémentarité des deux approches le jour où l'ethnologue et l'historien aborderont « de concert » les sociétés contemporaines. Ce « véritable Janus à deux fronts », que forment les deux disciplines, semble, au total, se partager l'exploration d'un même terrain : l'inconscient.
Une autre référence partagée, non sans rapport avec la précédente, joue également un rôle : la géologie. Dans Tristes tropiques, le chapitre « Comment on devient ethnographe » contient en effet une véritable profession de foi géologique : « L'intense curiosité qui, dès l'enfance, m'avait poussé vers la géologie. » Sous le désordre apparent il y a un ordre. Pour le géologue, comme pour le psychanalyste, « l'ordre qui s'introduit dans un ensemble au premier abord incohérent n'est ni contingent ni arbitraire18 ». Les couches des temporalités braudéliennes, avec leurs structures feuilletées, empruntent également à la géologie. L'un y cherche un « maître-sens », d'abord invisible, à recouvrer, l'autre une force modelante, qui ne cesse de façonner insensiblement l'histoire des hommes.
Fin du premier acte, mais avec, quelques années plus tard, une reprise, lorsque chacun des deux articles connaît une seconde vie. Febvre reprend en effet le sien en 1953, et le place en conclusion des Combats pour l'histoire : vers une autre histoire. En 1958, Lévi-Strauss fait du sien l'introduction d'Anthropologie structurale. Relevons, en outre, parce que cette coïncidence est notée par l'auteur lui-même, que son livre paraît l'année du centenaire de Durkheim, dont il se déclare le disciple « inconstant » et qu'il honore, en citant Hésiode, comme un homme de la race d'or. Pour Febvre, ces pages sont bien une conclusion (mais en forme d'ouverture), tandis qu'elles sont proprement une ouverture pour Lévi-Strauss. En 1949, ce dernier était encore inconnu, mais il est devenu entre-temps l'auteur de Tristes tropiques, et il vient d'être élu au Collège de France. Placé à l'entrée d'un livre, qui va être, lui aussi, un manifeste et une date, le propos prend évidemment un autre relief.
De fait, une réponse vient, dès la même année, sous la plume de Braudel (qui a pleinement pris le relais). Dans cet autre texte-manifeste qu'est vite devenu son article sur « la longue durée », il se livre à un rapide inventaire des propositions de Lévi-Strauss, qui apparaît comme un des principaux interlocuteurs. L'histoire « inconsciente », oui, mais « c'est, bien entendu, celle des formes inconscientes du social19 ». « Les hommes font l'histoire, mais ils ignorent qu'ils la font », oui, si l'on entend par là qu'elle fait aussi les hommes et façonne leur destin (le point de vue du géologue). À distance de l'événementiel, l'histoire inconsciente est, « par excellence, celle du temps structurel ». Les modèles, oui, mais ce ne sont que des hypothèses, des systèmes d'explications. De plus, le modèle est comme un « navire », auquel on fait monter ou descendre les eaux du temps. Le moment le plus significatif est toujours celui du « naufrage20 ». Autrement dit, point de modèle qui vaille hors de la durée. Or, Lévi-Strauss se place toujours, note-t-il, sur les seules routes de la très longue durée. Avec la parenté, il met en cause un phénomène « d'une extrême lenteur, comme intemporel ». Ce sont autant de notations qui soulignent un écart.
Dans la conclusion de la deuxième édition de La Méditerranée, en 1966, Braudel mettra les points sur les i (après la parution de La Pensée sauvage en 1962). « Je suis structuraliste de tempérament », lance-t-il, pour ajouter aussitôt « peu sollicité par l'événement, et à demi seulement par la conjoncture ».
Si bien que « le structuralisme d'un historien n'a rien à voir avec la problématique qui tourmente, sous le même nom, les autres sciences de l'homme. Il ne se dirige pas vers l'abstraction mathématique des rapports qui s'expriment en fonctions ». L'historien travaille « au ras du sol ». Fin du flirt de la structure et de la longue durée ou du flou, parfois commode, entre l'une et l'autre.
Si Febvre appelait à une ouverture sur le monde, et datait symboliquement son article de Rio, l'auteur de Tristes tropiques, qui paraît en 1955, revenait de plus loin encore : des hauts plateaux brésiliens et du monde des sauvages. Renouant avec Montaigne, Léry, Rousseau, Rousseau surtout, il voit dans l'anthropologie cette entreprise, « renouvelant et expiant la Renaissance, pour étendre l'humanisme à la mesure de l'humanité21 ». Alors même que la France patauge dans les années de la décolonisation, il plaide pour un décentrement et une conversion du regard en direction du Sauvage, qui ne se trouve pas, pour autant, promu au rang de nouveau prolétaire ou détenteur d'une vérité, jusqu'alors cachée, sur l'humaine condition. D'où le reproche qui lui est alors adressé par des marxistes de « désespérer Billancourt » !
Quelques lignes du livre, par une claire allusion au Renan de la Prière sur l'Acropole, expriment à merveille le décentrement et l'élargissement du point de vue. « Mieux qu'Athènes, le pont d'un bateau en route vers les Amériques offre à l'homme moderne une acropole pour sa prière. Nous te la refuserons désormais, anémique déesse, institutrice d'une civilisation claquemurée ! […] Hurons, Iroquois, Caraïbes, Tupi, me voici22 ! » Cette antiprière, formulée au beau milieu de l'Atlantique, est un adieu à l'Ancien Monde et à son humanisme confiné. Si cette posture traduit une remise en cause de l'Histoire, pour le coup, celle de la philosophie de l'histoire du XIXe siècle, celle de ses études de philosophie, elle le conduit aussi à esquisser les linéaments de ce que pourrait être une autre histoire universelle (bien entendu, il n'emploie pas une telle expression) qui, sans oublier Marx, ferait toute sa place à Rousseau, attentive à l'homme naturel, et soucieuse des commencements.
Plusieurs textes, écrits dans les mêmes années, vont dans cette direction. Il s'agit de « récuser », non pas l'histoire [qui, en réalité, « consiste entièrement dans sa méthode »], mais l'équivalence entre la notion d'histoire et celle d'humanité, qu'on prétend nous imposer dans le but inavoué de faire de l'historicité l'ultime refuge d'un humanisme transcendantal23. Pas plus dans Race et histoire que dans Tristes tropiques, le but n'est de « détruire » l'idée de progrès, mais de « la faire passer, du rang de catégorie universelle du développement humain, à celui de mode particulier d'existence, propre à notre société (et peut-être à quelques autres)24 ».
Dans Race et histoire, commandité et publié par l'Unesco en 1952, il prend acte qu'on est désormais dans une civilisation mondiale25. Pour faire droit à la diversité des cultures, il faut commencer par reconnaître que toutes les sociétés sont dans l'histoire, mais aussi que le temps n'est pas le même pour tous. D'où, d'abord, la critique du « faux évolutionnisme », dénoncé comme l'attitude qui consiste pour le voyageur occidental à croire « retrouver », par exemple, l'âge de la pierre chez les indigènes d'Australie ou de Papouasie. Puis, la mise en perspective du progrès. Les formes de civilisation que nous étions portés à imaginer « comme échelonnées dans le temps » doivent bien plutôt être vues comme « étalées dans l'espace ». L'humanité « en progrès » n'est pas comme « un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés […]. C'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable26. » De plus, il n'existe pas de société cumulative « en soi et par soi » : une culture isolée ne saurait être cumulative. Les formes d'histoire les plus cumulatives ont en effet été atteintes par des sociétés « combinant leurs jeux respectifs », volontairement ou involontairement.
Avec, pour finir, la thèse centrale du livre : le plus important est l'écart différentiel entre les cultures. C'est là que réside leur « véritable contribution » culturelle à une histoire millénaire, et non dans « la liste de leurs inventions particulières27 ». Aussi, maintenant qu'on est entré dans une civilisation mondiale, la diversité devrait être préservée, mais à la condition de l'entendre moins comme contenu, que comme forme : compte surtout « le fait » même de la diversité, et moins « le contenu historique que chaque époque lui a donné28 ».
1960 : autre date, autre coïncidence, mais provoquée celle-là. Le 5 janvier, Lévi-Strauss prononce sa leçon inaugurale au Collège de France. Intitulée « Le champ de l'anthropologie », on y rencontre ce qu'il a, lui-même, nommé « une profession de foi historienne ». Republiée en 1973, elle fournira l'introduction d'Anthropologie structurale deux. Ainsi, entre 1949 et 1973, en deux séquences 1949-1960 d'abord, 1958-1973 (pour les reprises), soit sur près d'un quart de siècle, deux textes définissent et délimitent le projet lévi-straussien. Or, dans l'un comme dans l'autre, l'histoire est plus que simplement présente et mieux qu'un faire-valoir.
Comment ont réagi les historiens aux propos d'un outsider qui semblait savoir mieux qu'eux-mêmes ce qu'ils faisaient ou pourraient faire ? En 1958, Braudel, nous venons de le voir, avait pris acte, interprété les propositions et marqué finalement les limites de son acquiescement : votre structure n'est pas la mienne, qui est cette « réalité que le temps use mal et véhicule très longtemps ». Cette fois, le scénario va être autre. Les Annales publient un extrait de la leçon inaugurale, sous le titre « L'anthropologie sociale devant l'Histoire29 ». La manière dont le choix est fait ne manque pas d'intérêt. On commence en effet avec Mauss, qui a su protéger la sociologie durkheimienne du péril de la « désincarnation », et on termine sur le « rêve secret » de l'anthropologie sociale : « Si elle se résigne à faire son purgatoire auprès des sciences sociales, c'est qu'elle ne désespère pas de se réveiller parmi les sciences naturelles à l'heure du jugement dernier30. » Que peut en conclure un lecteur des Annales, sinon qu'après Mauss a paru un nouveau Durkheim et que l'anthropologie structurale aspire à rejoindre les sciences naturelles ? Il ne trouvera pas, en particulier, le passage, capital pourtant, sur les sociétés froides et les sociétés chaudes.
Cette impression se confirme si l'on s'avise que le terrain avait été en quelque sorte préparé par la republication dans un numéro précédent (1, 1960) de l'article de François Simiand « Méthode historique et science sociale ». Paru en 1903 et repris tel quel, il est placé dans la rubrique « Débats et combats » (comme celui de Braudel de 1958). Pourquoi le republier, pourquoi à ce moment-là ? « L'article classique de F. Simiand, explique une courte note de la rédaction, est bien connu de tous ceux qui firent leur apprentissage avant 1939. Nous le publions surtout à l'intention des jeunes historiens, pour leur permettre de mesurer le chemin parcouru en un demi-siècle et de mieux comprendre ce dialogue de l'Histoire et des Sciences sociales, qui reste le but et la raison d'être de notre Revue31. » Mais encore ? Ceci peut-être : les critiques que Simiand adressait aux historiens, en 1903, sont devenues, dans une large mesure, le programme des Annales (c'est le chemin parcouru) ; le dialogue ensuite : le projet de science sociale (au singulier) autour d'une sociologie rectrice a échoué, et, ajoute l'historien, convaincu de la spécificité de son objet (l'homme en société), ne pouvait qu'échouer. La méthode n'est pas tout et l'histoire n'est pas qu'une méthode. Aux historiens qui seraient tentés de croire que les débats en cours sur structuralisme et histoire sont entièrement nouveaux, il convient de rappeler qu'il y avait eu, un demi-siècle plus tôt, les assauts de la sociologie contre l'histoire méthodique. Si le structuralisme peut être compris, pour ce qui est de l'ambition intellectuelle, comme un nouveau durkheimisme, on se repère mieux et on sait ce qui reste à faire.
Une sorte d'intermède maintenant. Avec La Pensée sauvage, publiée en 1962, Lévi-Strauss persiste et signe. Les Annales organisent un débat. Marque d'intérêt donc. Plus exactement, c'est Roland Barthes qui réunit un abondant dossier, sous le titre « Les sciences humaines et l'œuvre de Lévi-Strauss32 », faisant appel à plusieurs contributeurs, parmi lesquels on ne compte, en dépit de ce qui est annoncé, aucun historien et qu'un seul anthropologue (Edmund Leach) ! De quelle réception s'agit-il alors ? D'un accueil en trompe l'œil ? C'est probablement dans cet ouvrage (dans le chapitre « Histoire et dialectique »), il est vrai, que se trouvent les formulations les plus rudes pour des oreilles historiennes, du type de celle qui ouvre ces pages. « L'ethnologue respecte l'histoire, mais il ne lui accorde pas une valeur privilégiée. » Il y a lieu de « récuser l'équivalence entre la notion d'histoire et d'humanité, qu'on prétend nous imposer dans le but de faire de l'historicité l'ultime refuge d'un humanisme transcendantal ». « Il faut beaucoup d'égocentrisme ou de naïveté pour croire que l'homme est tout entier réfugié dans un seul des modes historiques ou géographiques de son être33. »
Le deuxième acte : 1971. L'initiative revient, cette fois, aux historiens, même si l'on est toujours dans la réponse à la « provocation » de l'ethnologie. L'opération prend la forme d'un numéro spécial des Annales, intitulé « Histoire et structure », qui commence ainsi : « La guerre entre l'histoire et le structuralisme n'aura pas lieu34. » D'autant moins, pourrait-on ajouter, qu'elle a déjà eu lieu ! Vient alors une défense et illustration de l'histoire des Annales, en fait structuraliste avant la lettre. Le partage conscient/inconscient, lui, ne tient plus : l'histoire n'a cessé, depuis un demi-siècle, de franchir la frontière des données conscientes. S'il est vrai que l'expérience particulière de l'Europe ne peut prétendre mesurer l'histoire du monde, il est non moins vrai que, dans l'histoire de l'Europe elle-même, il y a des cycles, des crises, des moments d'équilibre, bref des alternances de chaud et de froid. Ici aussi, l'histoire n'est pas continûment ou seulement cumulative.
Ce « bilan », promptement expédié, arrive ce qui fait l'objet même du numéro : l'histoire culturelle. Car, c'est là, estime André Burguière, que la démarche structurale peut avoir « le plus d'efficacité ».
Comment ? Pour se prémunir, en fait, contre l'anachronisme, elle est la mieux à même de « rendre aux formes culturelles leur dimension historique, c'est-à-dire leur distance par rapport à notre propre univers mental35 ». Par sa propre contribution qui ouvre le numéro, « Le temps du mythe », Lévi-Strauss semble enrôlé dans cette nouvelle histoire culturelle structurale ! Peut alors venir la conclusion, d'inspiration toute jauressienne, « un peu de structuralisme éloigne de l'Histoire, beaucoup y ramène36 » !
Le dernier acte se joue en une scène. Lévi-Strauss est invité par François Furet à prononcer, en 1983, la 5e conférence Marc Bloch. Sous le titre « Histoire et ethnologie », elle sera le dernier texte publié par Lévi-Strauss dans les Annales. Il y a vingt ans. De « Ethnologie et histoire », en 1949 à « Histoire et ethnologie », en 1983 ! S'il est inutile de s'arrêter sur la permutation des deux termes, on ne peut que relever, en revanche, la constante de la préoccupation. Mais, surprise : il n'est pas ou plus là où on l'attend. Certes, l'anthropologie historique est nommée, et reconnu l'intérêt de faire cette ethnologie du passé de nos propres sociétés. Intérêt double : pour les historiens, bien sûr, mais aussi pour les ethnologues qui disposent ainsi d'un plus grand nombre d'expériences sociales. Mais l'essentiel du propos est ailleurs.
Repartant de sa division entre sociétés froides et chaudes, dont il rappelle une fois encore la portée heuristique, il concentre son attention sur les « seuils » : comment une société en vient à s'ouvrir à l'histoire ? C'est en ce point que le recours simultané à l'ethnologie et à l'histoire devrait pouvoir être le plus fructueux. Nous menant du Japon médiéval à la France de Louis XIV, la démonstration s'attache à saisir les moments où les « vieux liens du sang » viennent à s'altérer et identifie un type de structure qui est celui des sociétés « à maisons ». Avec les stratégies matrimoniales, on est sur un terrain où choix individuels et exigences collectives s'interpénètrent, où le dualisme de l'événement et de la structure devrait donc être dépassé. Mais mener ces enquêtes requiert de faire appel, moins à l'histoire « nouvelle », qu'à l'histoire « la plus traditionaliste et qu'on dit parfois périmée : ensevelie dans les chroniques dynastiques, les traités généalogiques, les mémoires et autres écrits consacrés aux affaires des grandes familles37 ». C'est donc de la plus « petite histoire » dont a besoin l'ethnologue ! Avec la micro-histoire, les historiens ont cherché à répondre, à leurs façons, aux questions soulevées là sur l'articulation entre choix individuels et formes sociales38.
Dresser le relevé sur un demi-siècle des divergences a son utilité, mais elle est modeste. Pointer les conflits de frontières, décrypter des stratégies, c'est l'ordinaire d'une histoire des disciplines. De la sociologie à l'anthropologie, de Durkheim, outsider lui aussi, à Lévi-Strauss, nouveau Durkheim, nous embrassons un siècle de l'histoire de la discipline historique et, plus largement, des sciences sociales. Pointer les quiproquos, repérer la part des malentendus et des incompréhensions et, surtout, leurs effets, les working misunderstandings, est une manière, rapide, mais intellectuellement stimulante de procéder ! Quand les mêmes mots sont mobilisés, mais qu'ils sont entendus différemment, quand sont reprises les mêmes métaphores, mais qu'elles renvoient à des significations et à des pratiques différentes.
Les écrits sur l'histoire de Lévi-Strauss ont été et sont une provocation à la réflexion pour les historiens (et, bien évidemment, pour les anthropologues, dont je ne parle pas ici39). Il s'est trouvé (irréductible contingence ?) qu'il a proposé les termes du débat et délimité, pour un temps, l'espace de la réflexion. Même l'ignorer (ostensiblement) devenait une façon de le reconnaître ! Sa structure, c'est entendu depuis longtemps, n'est pas celle des historiens. De cette notion, ils ont fait un usage souple, mou, approximatif, maladroit, parfois polémique, métaphorique presque toujours, mais aussi malin, curieux, inventif souvent. Elle a été une ressource pour regarder autrement, ailleurs, avec d'autres questions à poser à des sources inédites ou renouvelées. Nul besoin, on en conviendra, de s'absorber dans un long inventaire pour le montrer. Si l'anthropologie historique (l'histoire devenant anthropologie, tandis que l'adjectif historique venait contester le structural de l'anthropologie du même nom) n'avait été qu'une tentative de défense face à la menace de l'anthropologie structurale, voire une machine pour s'y opposer, il n'y aurait pas lieu d'en parler longuement, mais chacun sait qu'elle a été bien autre chose. Sous cette bannière se sont en effet écrits toute une série de livres novateurs, où cette référence commune était tout, sauf univoque.
Les débats sur la structure, sur lesquels s'est longtemps focalisée toute l'attention, sont retombés. Rien n'est résolu mais, comme le notait Péguy, « Et tout d'un coup on tourne le dos », et ce sont d'autres questions. En revanche, dans cette démarche, pourtant étiquetée comme anti-historiste, se dégage, aujourd'hui plus clairement, la place faite au temps, alors même que, depuis une quinzaine d'années, le temps fait problème pour nos sociétés, que nos rapports au temps ont perdu de leur évidence. Dans cette grande « tentative intellectuelle », j'ai perçu, entendu de plus en plus nettement, comme le retour d'une phrase musicale, cette attention au temps, c'est-à-dire aux divers modes de temporalités, à ce que j'ai fini par nommer régimes d'historicité.