La pensée objectivée

Klaus Hamberger

« … nous étant mis à la recherche des conditions auxquelles des systèmes de vérités deviennent mutuellement convertibles, et peuvent donc être simultanément recevables pour plusieurs sujets, l'ensemble de ces conditions acquiert le caractère d'objet doté d'une réalité propre, et indépendante de tout sujet. »

Le Cru et le Cuit, p. 19

Introduction

La pensée humaine a-t-elle un caractère d'objet ? Un des mérites de Lévi-Strauss est d'avoir doté cette question d'un sens précis1. D'abord et avant tout en définissant l'objectivité d'une structure de pensée (c'est-à-dire d'une structure symbolique), à l'exemple des mathématiques, par son invariance par rapport à un groupe de transformations2 qui rendent mutuellement convertibles toute une variété de systèmes de pensée subjectifs. Cette variété (et non une quelconque structure « donnée » d'avance) constitue le point de départ empirique de l'analyse structurale ; et le but de cette analyse est de « consolider » cette variété en mettant en place un groupe de transformations adéquat. Si cela est possible, elle peut alors être conçue comme une variété de représentations d'un seul et même « objet », la structure de cet objet dépendant uniquement des propriétés du groupe de transformations.

Mais ce n'est pas seulement dans ce sens fondamental que les travaux de Lévi-Strauss ont permis l'application de la notion d'objet aux structures symboliques. Comme je vais tenter de le montrer, les structures concrètes que Lévi-Strauss a reconstituées en partant des phénomènes de la parenté et de la mythologie présentent bien cette propriété essentielle que nous exigeons généralement d'un « objet » de notre expérience réelle, à savoir l'extension spatiale3. Cette propriété signifie avant tout que les différents sujets, par leurs systèmes de pensée respectifs, non seulement se réfèrent au même monde objectif, mais qu'ils font encore partie de ce monde. En d'autres termes : elle signifie que le monde objectif est constitué de mondes subjectifs, et que sa structure invariante est elle-même une structure de transformations mutuelles.

D'un point de vue formel, cette propriété correspond à la possibilité de transporter la structure d'un groupe de transformations sur l'ensemble des éléments sur lequel il agit. C'est donc l'isomorphie entre l'ensemble des transformations et l'ensemble transformé qui fait de ce dernier un espace et de ses éléments des « points de vue » spatiaux. Cette conception de l'espace remonte à Leibniz ; plus loin j'aborderai ses implications dans le détail. Or c'est précisément une isomorphie de ce type que Lévi-Strauss postule implicitement lorsqu'il envisage la structure objective de certains systèmes symboliques, tels que la parenté ou la mythologie, non seulement comme invariant d'un groupe de transformations intersubjectives, mais encore comme une structure de groupe qui consiste elle-même en relations intersubjectives – « relations d'échange » dans sa terminologie.

En appliquant le concept de transformation aux structures symboliques, Lévi-Strauss parvient donc à introduire dans les sciences humaines, outre une notion d'objet précisée, un concept d'espace qui n'est plus seulement lié à celui des sciences exactes par vague analogie mais par véritable équivalence. Dans ce qui suit, je ne discuterai pas la question de savoir dans quelle mesure est empiriquement fondée l'hypothèse que la pensée humaine peut être objectivée, voire spatialisée, et donc considérée à tous égards comme un univers symbolique. Je veux montrer que ces concepts aujourd'hui ne sont plus des métaphores. Lévi-Strauss leur a donné un contenu concret, tout en leur rendant le sens plein que leur attribuent les sciences exactes. De plus, il a prouvé leur valeur pratique, en tant que principes d'une pensée scientifique qui n'objective pas le monde en le regardant sous un angle particulier, mais en le regardant sous tous les angles possibles.

L'espace symbolique

La fécondité de l'œuvre de Lévi-Strauss réside dans son unité. En dépit de la diversité des découvertes que lui doivent les sciences de l'homme, celles-ci résultent toutes de la même démarche. Ce qui lui permet dans chaque cas de faire apparaître une structure objective dans une variété donnée de productions de l'esprit humain (que ce soit des règles de mariage, des récits ou des plans de village), c'est le fait qu'il conçoit ces productions, sans réduire leur diversité, comme autant d'aspects d'un seul et même objet, vu pour ainsi dire sous différentes perspectives. Multiplicité des aspects et identité de l'objet, voilà au fond ce qui caractérise la « méthode structurale ». Sa démarche est par conséquent d'abord et avant tout comparative : puisqu'une structure n'est rien d'autre qu'un invariant, elle échappe par définition à l'interprétation du phénomène individuel. Mais, à la différence de l'ancienne anthropologie comparative, ici la comparaison ne consiste plus seulement à trouver des éléments communs aux différentes productions. En revanche, elle part de la présupposition qu'elles sont constituées des mêmes éléments et ne se distinguent les unes des autres que par l'agencement de ces éléments ; il s'agit donc de chercher le système des permutations qui transforment l'un dans l'autre ces différents agencements4.

En fait, la présupposition va plus loin. Car elle ne signifie pas seulement que tout représentant d'une variété donnée peut être transformé en n'importe quel autre par permutation de ses éléments constitutifs, elle signifie en outre que toute permutation appartenant au système, lorsqu'elle est appliquée à un représentant quelconque d'une variété, débouchera toujours sur un représentant existant de la même variété, même si éventuellement celui-ci est encore à trouver. Sur cette hypothèse (qui revient à l'idée que l'ensemble des permutations constitue un groupe) repose la valeur heuristique de la méthode, bien plus, elle en est le fondement théorique. Car c'est seulement parce que aucune permutation ne demeure restreinte à une sélection de représentants d'une variété, parce qu'elle peut absorber au contraire tout contenu concret et le transformer en un autre, tout aussi concret, que l'on est en droit de considérer toute permutation non seulement comme transformation d'un objet en un autre, mais comme transformation d'un aspect de l'objet en un autre aspect du même objet, lequel peut par conséquent être caractérisé par des qualités proprement « objectives », à savoir par une structure invariante par rapport à toutes ces transformations.

Il est évident que ce point de départ n'a plus rien d'une simple supposition technique, mais qu'il s'agit bien d'une re-conception de l'objet de l'anthropologie en tant que tel. On a ici la volonté de définir le concept d'« objectivité » en anthropologie de la même façon qu'on le définit en géométrie : comme corrélat de la « convertibilité » relative à un certain groupe de transformations5. En appliquant ce concept aux systèmes de représentations symboliques comme les sciences physiques l'appliquent aux systèmes de perceptions6, Lévi-Strauss instaure face à l'idée d'un monde physique objectif, qui se présente du point du vue de chacune de ses parties d'une façon différente, l'idée équivalente d'un monde symbolique objectif : création proprement humaine et nécessairement collective, puisqu'il ne consiste que dans le système de ses représentations subjectives différentes.

Pourtant cette équivalence n'est pas encore complète. Quant au monde physique, le groupe de transformations qui établit la convertibilité de ses différentes représentations a encore une propriété particulière, propriété qui résulte de sa forme spatiale, et qui peut en effet servir de définition de cette forme : la possibilité d'isoler un sous-groupe de transformations tel que pour tout couple d'éléments d'une représentation donnée, il y a exactement une transformation déterminée qui convertit l'un en l'autre, de sorte qu'on peut associer à chaque élément une transformation unique après avoir choisi un élément référentiel quelconque qui est alors associé à l'identité7. Pouvoir dire de tout élément du monde la façon dont la vue du monde entier se transformerait si on se « mettait à sa place », voilà ce qui confère au monde son caractère spatial.

Cette correspondance entre les éléments et les transformations de toute représentation subjective est une propriété fondamentale de notre connaissance sensible. Leibniz l'a qualifiée d'« harmonie préétablie8 ». Elle permet d'identifier le mode de représentation mutuelle de deux sujets au mode de la transformation mutuelle de leurs représentations du monde (et de leur représentation respective par le reste du monde), de déduire donc leur « proximité » de leur « similitude » et inversement. Ainsi la transmission des signaux (la perception) et la transmission des états (l'effet causal) deviennent des formes de « communication » mutuellement correspondantes, et c'est dans le réseau de ces rapports de communication que réside la structure objective du monde physique9.

Peut-on alors dire la même chose de la structure objective du monde symbolique, que la recherche de Lévi-Strauss s'emploie à reconstruire ? L'objectivation de la pensée permet-elle, de la même façon que l'objectivation de la perception, d'associer chaque élément d'une représentation – ici chaque symbole – à une transformation de cette représentation après avoir identifié l'élément qui représente le sujet ? Est-il possible d'établir une isomorphie entre le monde subjectif des symboles d'une part et le monde intersubjectif des transformations symboliques d'autre part et d'attribuer donc à cette structure à la fois symbolique et sociale le caractère d'un espace ?

On remarquera bien sûr que l'anthropologie structurale dans son programme même peut se résumer dans le principe de traiter le symbolique et le social comme étant « une même réalité10 ». Mais la question ici n'est pas de savoir si les systèmes symboliques (tels que les mythes) et les systèmes sociaux (tels que la parenté) présentent une structure analogue qui pourrait être interprétée, comme l'a exprimé Lévi-Strauss, comme une solution d'un problème socio-logique dans le premier cas, d'un problème sociologique dans le second11. La question est de savoir si on peut établir entre eux une correspondance qui permettrait de les considérer comme la solution d'un seul et même problème : accorder ensemble une variété de modèles symboliques (que ceux-ci soient opérants dans les attitudes des parents réels ou dans les actions de figures mythiques) de telle sorte que chacun d'eux devienne le « miroir vivant12 » d'un monde social objectif qui consiste justement dans la texture de leurs transformations mutuelles.

Leibniz déjà avait songé, vers la fin de sa Monadologie, à une conception semblable du « monde moral ». Lévi-Strauss a en quelque sorte réhabilité cette idée, non pas en tant que spéculation métaphysique, mais en tant que postulat réglant la recherche empirique et devant prouver sa légitimité par ses résultats.

L'exemple de la parenté

Le thème commun aux deux ouvrages principaux de Lévi-Strauss – Les Structures élémentaires de la parenté et les Mythologiques – est le caractère de groupe que présente un système de relations symboliques, qu'il s'agisse de relations de parenté entre des acteurs sociaux ou de relations de transformation entre des systèmes mythiques.

En ce qui concerne les relations de parenté, cela signifie que toute relation lie tout acteur à exactement un autre, que tous les acteurs sont liés entre eux, et que la composition de deux relations est indépendante de l'identité particulière des acteurs qu'elles lient. Le réseau idéal de parenté se présente donc de la même façon quel que soit le point de vue adopté au sein de celui-ci : toutes les positions sont structurellement similaires, aucun acteur ne se distingue des autres par ses seules relations. C'est cette homogénéité qu'exprime en fait le « principe de réciprocité » lévi-straussien, selon lequel par exemple pour tout « donneur » se définit aussi un « donneur du donneur » qui ne peut coïncider pour aucun sujet avec le « preneur » à moins qu'il ne coïncide avec lui pour tout sujet. Si cette condition est remplie, les relations de parenté peuvent être considérées comme un groupe de permutations régulier13 agissant sur l'ensemble des acteurs, sur lequel se transporte alors sa structure dès qu'un acteur référentiel (un « ego ») est choisi. L'univers social se présente ainsi comme un espace : pour chaque acteur, tout échange de place avec un autre acteur entraîne une permutation différente de l'univers entier ; chaque système subjectif d'attitudes et d'appellations devient de la sorte un miroir leibnizien du système de leurs transformations effectuées par le passage d'un sujet à l'autre.

En effet, Leibniz avait déjà employé le modèle d'une structure de parenté homogène et ceci justement pour expliciter sa notion générale d'espace comme étant « un certain ordre où l'esprit conçoit l'application des rapports ». Il le caractérisait comme « un ordre consistant en lignes généalogiques, dont les grandeurs ne consisteraient que dans le nombre des générations, où chaque personne aurait sa place. Et si l'on ajoutait la fiction de la métempsycose, et faisait revenir les mêmes âmes humaines, les personnes y pourraient changer de place. Celui qui a été père ou grand-père pourrait devenir fils ou petit-fils, etc.14 ». Si l'on considère que par exemple dans la terminologie des Kachin le terme qui désigne le « preneur de femme » signifie littéralement « éternel enfant » et que les « preneurs des preneurs » et « donneurs des donneurs » sont classifiés respectivement comme « petits-fils » et « grands-pères15 », on pourrait sans grande difficulté interpréter cet « espace généalogique » comme une structure d'échange généralisé et identifier les « changements de place » à ses transformations.

Le groupe de ces transformations cependant ne contient pas seulement celles qui caractérisent chacune de ces « places », mais aussi des transformations qui, comme la permutation leibnizienne des « fils » et des « pères », n'affectent pas la place d'« ego » tout en changeant son système de relations. Elles n'entraînent donc pas de « translation », mais plutôt une sorte de « rotation » de l'espace de parenté. Or tout groupe de telles « rotations » autour d'un élément donné est isomorphe au groupe des « automorphismes » de l'espace, c'est-à-dire des transformations qui permutent les relations spatiales elles-mêmes sans pour autant changer leur structure de composition, par exemple en transformant des donneurs en preneurs et inversement (comme ce serait par exemple le cas, à chaque changement de génération, dans un système de mariage avec la cousine croisée patrilatérale). Étendre l'analyse traditionnelle16 des structures de parenté en tant que groupes de permutation réguliers à l'analyse de ses automorphismes, comme Tjon Sie Fat l'a entrepris systématiquement17, permet ainsi une nouvelle interprétation des règles de mariage consanguin comme des automorphismes de l'espace d'alliances matrimoniales (la règle du mariage avec la cousine croisée matrilatérale représentant le cas limite de l'identité).

Mais l'importance de cette démarche est plus fondamentale encore. Elle facilite le chemin vers l'adoption, dans le domaine de la parenté, du primat du concept de transformation sur le concept de structure (chose que Lévi-Strauss a toujours soulignée) et conduit donc vers un tournant analogue à celui que le « Programme d'Erlangen » a fait prendre à la géométrie18. Un tel tournant signifierait que l'on ne partirait plus de certaines relations définies arbitrairement comme « objectives » (telles que « père » ou « fils »), pour ensuite déterminer la structure du groupe qu'elles forment, et enfin indiquer le groupe de transformations qui laisse invariante cette structure ; cela voudrait dire à l'inverse que l'on partirait des différentes représentations subjectives du monde social (où « père » et « fils » désignent des rôles absolus plutôt que des relations), pour ensuite déterminer le groupe de leurs transformations mutuelles (chacune entraînant une re-distribution des rôles), et vérifier seulement à ce stade si certaines de ces transformations forment un groupe régulier et peuvent donc servir à caractériser chacun de ces rôles sociaux indépendamment des acteurs particuliers qui les remplissent, les tournant ainsi en relations sociales objectives.

Seule cette inversion du point de départ donnerait toute sa valeur heuristique à l'hypothèse selon laquelle l'univers social peut se définir comme espace, c'est-à-dire comme système de perspectives. Car en effet l'intérêt n'est pas de déduire d'une structure spatiale donnée les diverses représentations que les sujets se font du monde selon leurs différentes positions, mais à l'inverse de découvrir les positions objectives des sujets à partir des transformations mutuelles de leurs respectives représentations du monde.

Lévi-Strauss lui-même a ouvert la voie à une analyse de ce type, notamment avec ses études de morphologie sociale, c'est-à-dire de la représentation de l'espace social dans le medium qu'est l'espace physique (le village, le camp, la maison, etc.)19. Loin de constituer une donnée objective qui servirait simplement de base à l'analyse morphologique, cette représentation peut varier à chaque changement de position sociale, soit que, comme il est arrivé à Radin chez les Winnebago, les informateurs appartenant à deux moitiés différentes fournissent des plans systématiquement opposés, soit que, comme Lévi-Strauss l'a observé lui-même chez les Bororo, l'organisation interne des deux moitiés obéisse à des principes différents20. Le résultat physique est dans les deux cas ambigu, voire contradictoire ; mais c'est justement cette ambiguïté qui garantit la « convertibilité » des différentes représentations subjectives, en permettant à chacune des deux moitiés de se voir elle-même au « sud » (et l'autre au « nord »), ou au « centre » (et l'autre à la « périphérie »), en d'autres termes, de marquer sa position sociale relative par des coordonnées physiques absolues21. Dans leur fonction de marques symboliques de l'espace social, des indications telles que « au sud » ou « au centre » peuvent être aussi relatives que « à gauche » ou « proche ». Quant à savoir quels repères dans l'espace physique qualifient quelles positions de l'espace social, cela n'est jamais lisible à partir de la disposition immédiatement « observable » du village ou de la maison, mais dépend du système des transformations de cette disposition telle qu'elle se présente selon les différents points de vue sociaux.

L'exemple des mythes

Ces observations sont également valables pour d'autres « systèmes de coordonnées ». Ainsi par exemple Viveiros de Castro a démontré en Amazonie22 que les termes taxinomiques (tels que « Homme » et « Jaguar ») peuvent fonctionner de façon analogue aux termes de parenté (tels que « Ego » et « Beau-frère ») en tant qu'ils qualifient des positions relatives, chacune étant caractérisée par une permutation de l'ensemble de leurs référents possibles23. La question se pose alors de savoir si on ne peut pas affirmer la même chose pour les différentes fonctions narratives qui constituent l'armature des mythes.

Une telle « spatialisation » de la pensée mythique voudrait dire que l'on pourrait associer à tout couple de termes désignant des personnages mythiques une transformation unique de chaque mythe (comprise comme une permutation de ces termes par rapport aux fonctions que leur attribuent les mythes), l'ensemble de ces transformations formant un groupe. Si donc une fonction quelconque (soit Fx) passe d'un terme a à un terme b, cela s'effectuera toujours par la même permutation, et donc entraînera toujours un transfert simultané de la fonction du terme b (soit Fy) à un troisième terme déterminé a-1, et ainsi de suite pour tous les autres termes.

La « formule canonique » de la transformation mythique que donne Lévi-Strauss, et dont j'ai ici emprunté la notation, n'exprime au fond rien d'autre qu'une permutation de ce type ; Lévi-Strauss en a souligné explicitement l'analogie avec la formule de l'échange généralisé24. Sa complexité vient de ce qu'elle cherche en outre à exprimer une ambiguïté qui justement constitue la plus grande difficulté à la détermination concrète des permutations : le fait que « termes » et « fonctions » mythiques puissent être pris l'un pour l'autre, alors qu'il faudrait les différencier avec précision pour découvrir la permutation des termes par l'identification de leurs fonctions. Ainsi la même expression (par exemple « potière ») peut représenter métaphoriquement une fonction (la jalousie) qui caractérise un terme donné (l'engoulevent), alors qu'en même temps elle représente métonymiquement un terme (le fournier) caractérisé par une fonction opposée (l'entente entre époux)25. Mais c'est précisément cette ambiguïté de l'expression « potière » qui, tout comme l'ambiguïté de la disposition du village Winnebago ou Bororo, rend possible et aisé le passage entre les positions de l'espace mythologique, passage que met en scène la métamorphose de la potière d'un fournier (symbolique) en un engoulevent (réel).

La distinction entre « termes » et « fonctions » n'est donc pas à strictement parler la condition, mais plutôt le résultat de l'analyse des transformations mythiques. Interpréter ces transformations comme changements de perspective dans l'appréhension d'un seul monde symbolique26 donne toutefois un critère pour leur distinction, car on identifie de la sorte les « fonctions » aux lieux symboliques et les « termes » à leurs contenus variables, si bien que la détermination d'un terme référentiel qui prend la fonction de l'« ego » mythique27 (c'est-à-dire du héros) permet d'associer à chaque terme une transformation particulière du mythe.

Les analyses que Lévi-Strauss fait des mythes amérindiens soutiennent en effet une telle interprétation « spatiale » de leur structure logique. Quand par exemple le père vengeur, qui dans le mythe de référence (M1) des Mythologiques bannit le héros au-delà des flots, prend dans M2 la position du protagoniste, la permutation simultanée de tous les autres termes fait que le réseau original des relations est restitué à partir de ce nouveau centre : le père devient héros, le précédent héros va prendre la position d'un oiseau associé à l'ordure (rôle joué dans M1 par les secourables vautours charognards), un nouveau père, séparé lui aussi du héros par les flots, réapparaissant à la périphérie du mythe. À l'inverse, le mythe M5 donne le rôle du protagoniste à une représentante des parents maternels du héros de départ, laquelle, au début et à la fin du mythe, se présente du point de vue de celui-ci comme une figure associée à l'ordure en raison de son manque de distance. De cette manière s'esquissent les contours d'un espace dans lequel les positions du protagoniste, du parent « trop éloigné » ou « d'en bas », et du parent « trop proche » ou « d'en haut », occupées selon le cas par un enfant, un homme ou une femme, sont caractérisées à chaque fois par une transformation déterminée de l'espace entier : la première laisse identique le système de référence, la deuxième le décale « vers le bas » (le héros de départ étant déplacé « vers le haut » dans la position de l'oiseau), la troisième le décale « vers le haut » (le héros étant alors en bas dans la position de la termite). Les deux catégories de changement de place, tout comme les métamorphoses qui leur sont associées, apparaissent de manière explicite dans les mythes28.

S'il est possible de généraliser ce modèle et si la structure objective des mythes, dont Lévi-Strauss dit qu'elle n'est rien d'autre que l'architecture de l'esprit qui les élabore29, peut effectivement se concevoir comme une structure spatiale, on attribuera aussi une nouvelle signification à la question d'une correspondance éventuelle entre les transformations des mythes et les relations entre les sociétés (ou parties de société) d'où ils proviennent. Car si une telle correspondance existait et si l'on pouvait caractériser la relation entre des sociétés voisines par telle ou telle modification du point de vue pris au sein d'un espace symbolique commun, et bien cet espace ne serait plus seulement constitué de relations imaginaires, au moyen desquelles les mythes symbolisent leurs positions logiques, mais il serait constitué de relations réelles que les différentes sociétés expriment en opposant systématiquement leurs mythes respectifs30. Il n'y a plus alors qu'un pas à faire pour poser la question : dans quelle mesure cet espace à la fois socio-logique et sociologique a-t-il également une projection physique, que ce soit en tant que mytho-géographie, comme Lévi-Strauss l'a étudiée de manière exemplaire dans son analyse de la « Geste d'Asdiwal », ou que ce soit en tant que morphologie sociale à l'échelle « intertribale », comme il l'a abordée dans son article sur les « Rapports de symétrie entre rites et mythes de peuples voisins31 » ?

L'« Architecture de l'esprit »

Toutes ces questions sont par nature empiriques. Rien ne permet d'affirmer a priori que les opérations de la pensée humaine s'objectivent par un groupe de transformations, voire qu'elles correspondent elles-mêmes à de telles transformations et que la pensée objectivée prend donc un caractère spatial. Mais bien qu'il incombe aux faits en parenté, dans les mythes, dans la morphologie sociale, de légitimer une telle hypothèse, ces faits seraient en grande partie restés muets et même demeurés dans l'ombre s'il n'y avait eu auparavant la décision justifiée de les regarder et de les chercher à la lumière de cette hypothèse. Cette décision de nature philosophique, Lévi-Strauss l'a exprimée dans Tristes tropiques :

« … je me convainquais qu'êtres et choses peuvent conserver leurs valeurs propres sans perdre la netteté des contours qui les délimitent les uns par rapport aux autres, et leur donnent à chacun une structure intelligible. La connaissance… consiste dans une sélection des aspects vrais, c'est-à-dire ceux qui coïncident avec les propriétés de ma pensée. Non point comme le prétendaient les néo-kantiens, parce que celle-ci exerce sur les choses une inévitable contrainte, mais bien plutôt parce que ma pensée est elle-même un objet. Étant “de ce monde”, elle participe de la même nature que lui32. »

Si l'on peut donc attribuer à l'esprit humain une structure objective, et même une structure spatiale, c'est parce qu'il est construit de la même manière que le monde dont il fait partie, et parce que les opérations symboliques dont il est tributaire ne sont pas différentes en espèce, mais seulement en degré, des phénomènes de la nature que la philosophie rationaliste du XVIIe siècle identifiait dans une analogie pertinente aux opérations d'un esprit divin.

Il n'est pas sans intérêt en effet de paraphraser cette idée dans la langue de cette époque qui vit naître nos conceptions modernes de l'objectivité et de la spatialité. Si pour Leibniz toute notre pensée ne consistait en rien d'autre qu'en connexion et substitution de symboles33, elle représentait de la sorte un modèle discret des transformations continues du nombre infini de perceptions, transformations au système desquelles il identifiait l'univers naturel. Il est par conséquent logique qu'il ait conçu l'« assemblage de tous les esprits » comme un système analogue, à la seule différence près qu'à la place de l'interaction physique se trouve la « communication » symbolique, ce qui fait de cet assemblage un univers moral, « une manière de société ». Car si les « esprits » pensants se distinguent des « âmes » simplement percevantes en ce qu'elles ne sont pas seulement « des miroirs vivants ou images de l'univers des créatures, mais… encore des images de la divinité même, ou de l'auteur même de la nature, capable de connaître le système de l'univers et d'en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques34 », ils restent tout de même des miroirs vivants de l'« assemblage de tous les esprits », et la correspondance entre la structure de cette « société » et l'architecture interne de chaque esprit n'est ni plus ni moins énigmatique que l'« harmonie » entre la structure causale de la nature et l'architecture interne de chaque perception.

Pensée et perception sont à cet égard analogues – chacune est une production subjective de l'âme, libre au fond, qui n'a de rapport au monde objectif qu'en ce qu'elle est convertible aux productions de toutes les autres, et qui ne fait partie de ce monde objectif qu'en ce que sa propre structure interne reflète les conditions de cette convertibilité. Quant à déterminer comment une telle isomorphie entre structure interne et structure externe est possible dans les deux cas, et à quel pôle l'attribuer (à la conscience, symbolique ou perceptive, ou bien à l'être, social ou physique), cela est une question de métaphysique ; que cette isomorphie existe est d'ailleurs un postulat plutôt qu'un résultat. Toutefois, et cette formule pourrait caractériser à la fois l'analyse structurale, le système de la monadologie et la pensée sauvage elle-même, si elle existe pour un cas, elle existe aussi pour l'autre.

Ces dernières réflexions ne prétendent pas donner une interprétation de la pensée de Lévi-Strauss. Mais si l'on se focalise sur l'unité qui existe entre les différentes parties ou plutôt les différents aspects de son œuvre, alors s'impose aussi un traitement explicite des présupposés sur lesquels cette unité repose et qui ont cette singularité : en eux se côtoient la tradition la plus stricte du rationalisme européen et les conceptions propres à des sociétés qui ont édifié leur cosmologie sur des bases tout autres. Avoir réalisé cette rencontre n'est pas le moindre mérite de Lévi-Strauss : il a fait communiquer entre eux Leibniz et les Amérindiens ; et les répercussions que l'on peut attendre de ce contact tardif de l'Ancien et du Nouveau Monde ne concernent pas seulement l'anthropologie, qu'il a révolutionnée, mais peut-être aussi une philosophie à venir.

Traduit de l'allemand par Arlette Camion.
Traduction révisée par l'auteur.