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le vol 111 Pan American en provenance de Rome commença son approche vers Kennedy Airport. Le

front pressé contre le hublot, Elizabeth contempla le miroitement du soleil sur l'océan, les contours lointains de Manhattan. C'était le moment qu'elle aimait tant autrefois, à la fin d'un voyage, cette sensation de revenir chez elle. Mais aujourd'hui elle aurait tout donné pour pouvoir rester dans l'avion, continuer jusqu'à la prochaine destination.

-

C'est un spectacle merveilleux, n'est-ce pas?

Lorsque Elizabeth avait embarqué à bord de l'avion, la vieille dame à l'air bienveillant dans le siège voisin du sien lui avait adressé un sourire aimable avant d'ouvrir son livre. Elizabeth s'était sentie soulagée; une conversation de sept heures avec une inconnue était la dernière chose dont elle eût envie. Mais peu lui importait, maintenant. L'avion allait atterrir dans quelques minutes. Elle reconnut que la vue était superbe.

-

C'est mon troisième voyage en Italie, poursuivit sa voisine.

Mais je ne m'y rendrai plus en août. Il y a trop de touristes. Et la chaleur y est insupportable. Quelles régions avez-vous visitées?

L'avion s'inclina sur l'aile et amorça sa descente. Elizabeth préféra répondre sans détours.

-

Je suis actrice. J'étais à Venise pour un tournage.

-

C'est merveilleux! Vous m'avez fait penser à Candice Bergen quand je vous ai vue. Vous avez la même taille, les mêmes ravissants cheveux blonds, les mêmes yeux bleu-gris. Peut-être devrais-je connaître votre nom?

- Pas du tout.

L'appareil toucha la piste avec une imperceptible secousse et commença à rouler. Afin de décourager sa voisine de lui poser d'autres questions, Elizabeth sortit le bagage à main qu'elle avait rangé sous son siège et s'affaira à en vérifier le contenu. Si Leila était à ma place, pensa-t-elle, on l'aurait immédiatement reconnue. Leila LaSalle ne passait jamais inaperçue. Mais Leila aurait voyagé en première classe, non en classe touriste.

Aurait voyagé. Après tous ces mois, il était temps d'admettre la réalité de sa mort.

La première édition du soir du Globe était en vente dans un kiosque à journaux derrière les guichets de la douane. Elizabeth ne put s'empêcher de voir le gros titre: OUVERTURE DU PROCÈS LE 8 SEPTEMBRE.

L'article commençait par:

"Manifestement agacé, le juge Michael Harris a catégoriquement refusé d'ajourner davantage le procès pour meurtre du millionnaire Tédy Winters. " Le visage de Tédy emplissait le reste de la première page.

La stupeur se mêlait àl'amertume dans son regard, un pli sévère marquait sa bouche. C'était une photo prise le jour où le grand jury l'avait inculpé du meurtre de sa fiancée, Leila LaSalle.

Dans le taxi qui roulait à vive allure vers le centre de la ville, Elizabeth lut l'article - un rappel des circonstances de la mort de Leila et des accusations portées contre Tédy. Des photos de Leila étalées sur les trois pages suivantes du journal. Leila à une générale, avec son premier mari; Leila au cours d'un safari, avec son second mari; Leila aux côtés de Tédy; Leila en train de recevoir son oscar - des photos d'agence. L'une d'elles retint le regard d'Elizabeth. Il y avait un soupçon de mélancolie dans son sourire, une sorte de vulnérabilité qui contrastait avec l'arrogance du menton levé, la lueur moqueuse du regard. La moitié des Américames avaient imité cette expression, copié la façon qu'avait Leila de rejeter ses cheveux en arrière, de sourire par-dessus son épaule...

- On est arrivé, ma belle.

Étonnée, Elizabeth leva la tête. Le taxi s'était garé devant le Hamilton Arms, 57e Rue et Park Avenue. Le journal lui glissa des mains.

Elle se força à prendre un ton posé.

- Je suis désolée, je me suis trompée d'adresse. Voulez-vous me conduire ~ 1e Rue et 5C Avenue?

- J'ai déjà arrêté le compteur.

-

Remettez-le en marche.

Les mains tremblantes, elle chercha fébrilement son portefeuille dans son sac. Le portier de l'immeuble s'approchait et elle ne voulait pas qu'il la reconnût. Elle avait inconsciemment donné l'adresse de Leila. C'était là que, dans une fureur d'ivrogne, Tédy l'avait poussée par-dessus la terrasse de son appartement.

Un frisson la parcourut au souvenir de la vision à jamais gravée dans sa memoîre: le beau corps de Leila dans son pyjama de satin blanc, avec ses longs cheveux roux ondoyant derrière elle, qui tombait du quarantieme etage pour venir s'écraser sur le ciment de la cour. Et toujours les mêmes questions... Etait-elle consciente? S'était-elle rendu compte de ce qui lui arrivait?

Les dernières secondes avaient dû être atroces!

Si j'étais restée auprès d'elle, songea Elizabeth, il ne serait rien arrivé..

après deux mois d'absence, l'appartement sentait le renfermé. Mais dès qu'Elizabeth eut ouvert les fenêtres, une légère brise pénétra dans les pièces, chargée de ce mélange d'odeurs si particulier à New York : les effluves piquants qui montaient du petit restaurant indien en bas de l'immeuble, l'arôme des fleurs qui poussaient sur la terrasse de l'autre côté de la rue, l'âcreté des gaz d'échappement des bus dans la 5c Avenue, un souffle d'air marin apporté par l'Hudson.

Elizabeth respira profondément et se sentit moins tendue. C'était bon de se trouver chez soi. Son travail en Italie lui avait procuré un moment d'évasion, un répit temporaire. Mais le fait qu'elle finirait nécessairement par se rendre au procès, en tant que témoin à charge contre Tédy, n'avait jamais quitté son esprit.

Elle défit rapidement ses valises, mit ses plantes vertes dans l'évier. Visiblement, la femme du concierge n'était pas venue les arroser régulièrement, comme promis. Après avoir ôté les feuilles mortes, Elizabeth alla prendre le courrier empilé sur la table de la salle à manger. Elle le parcourut rapidement, jetant les publicités, offres et primes diverses, séparant les lettres personnelles des factures. Un sourire impatient étira ses lèvres à la vue de l'élégante écriture et du nom inscrit dans le coin supérieur d'une enveloppe : Mlle Dora Samuels, Cypress Point, Pebble Beach, Cal fornie. Sammy.

Mais avant de la lire, Elizabeth ouvrit sans enthousiasme l'enveloppe demi-format qui portait la mention: BUREAU DU PROCUREUR.

La lettre était brève. Elle rappelait à Elizabeth de téléphoner au procureur adjoint William Murphy dès son retour le 29 août, et de prendre rendez-vous pour étudier son témoignage.

Même la lecture du journal ne l'avait pas préparée àl'émotion qui la saisit en parcourant ces quelques lignes officielles. Elle se sentit soudain la bouche sèche. Il lui sembla que les murs se resserraient autour d'elle. Elle eut brusquement l'impression de revivre les heures où elle avait témoigné devant la chambre d'accusation, le moment où elle s'était évanouie à la barre, quand on avait étalé sous ses yeux les photos du cadavre de Leila. Oh, Seigneur! pensa-t-elle, tout allait recommencer...

Le téléphone sonna. Son "allô" fut presque inaudible.

- Elizabeth! s'exclama une voix. Comment vas-tu? Je n'ai cessé de penser à toi.

Min von Schreiber! Il ne manquait qu'elle! Elizabeth se sentit tout à coup très lasse. C'était Min qui avait engagé Leila dans son agence de mannequins, au début. Aujourd'hui, elle était mariée a un baron autrichien et propriétaire du célèbre institut de remise en forme de Cypress Point àPebble Beach, en Californie. Min était une amie de longue date; pourtant Elizabeth ne se sentait pas le courage de l'écouter en ce moment. Mais c'était l'une des rares personnes à qui elle ne savait pas dire non.

Elle s'efforça de prendre un ton joyeux.

- Je vais très bien, Min. Un peu fatiguée, peut-être. Je viens à peine d'arriver.

- Ne défais pas tes bagages. Tu pars demain matin pour Cypress Point.

Il y a un billet d'avion à ton nom au comptoir de l'American Airlines.

Le vol habituel. Jason viendra te chercher à l'aéroport de San Francisco.

- Min, je ne peux pas.

- C'est moi qui t'invite

- Mais Min...

Elizabeth faillit éclater de rire. D'après Leila, c'était les mots que Min avait le plus de mal à prononcer.

Pas de " mais ". Je t'ai trouvée maigre comme un clou, le jour où je t'ai vue à Venise. Ce foutu procès va être abominable. Tu as besoin de repos. Tu as besoin qu'on te remette sur pied.

Elle se représentait Min, ses cheveux noir d'ébène torsadés autour de sa tête, toujours sûre de voir ses désirs exaucés sur-le-champ.

Elle eut beau protester, énumérer toutes les raisons qui lui interdisaient de venir, Elizabeth finit par accepter malgré elle la proposition de Min. Elle souriait en raccrochant.

A cinq mille kilomètres de là, Minna von Schreiber attendit la fin de la communication avant de composer un autre numéro. Lorsqu'elle obtint son correspondant, elle murmura:

-

Tu avais raison. Ça a marché. Elle accepte. N'oublie pas d'avoir l'air surpris en la voyant.

Son mari entra dans la pièce pendant qu'elle parlait. Il attendit la fin de la conversation, et s'écria:

-

Tu as donc fini par l'inviter, hein?

Min leva les yeux vers lui d'un air de défi.

- En effet, je l'ai invitée.

Helmut von Schreiber se renfrogna. Ses yeux d'un bleu de porcelaine s'assombrirent.

- Malgré mes avertissements? Minna, Elizabeth peut tout faire capoter. A la fin du week-end, tu regretteras àjamais ton invitation.

Elizabeth décida de se débarrasser sans tarder de son appel téléphonique au procureur. William Murphy se montra visiblement ravi d'entendre sa voix.

-

Mademoiselle Lange, je commençais à désespérer d'avoir de vos nouvelles.

-

Je vous avais dit que je rentrais à New York auj ourd'hui. Je ne m'attendais pas à vous trouver au bureau un samedi.

-

Nous avons un travail fou. La date du procès est confirmée pour le 8 septembre.

-

C'est ce que j'ai lu.

-

J'aurais besoin de mettre au point votre témoignage avec vous, afin que vous l'ayez frais à l'esprit.

- Je l'ai toujours eu à l'esprit, fit Elizabeth.

- Je sais. Mais nous devons examiner ensemble le genre de questions que l'avocat de la défense vous posera. Je vous propose de passer me voir lundi. Nous nous reverrons ensuite plus longuement pendant le week-end prochain. Etes-vous libre?

- Je pars demain matin, répondit Elizabeth. Pourrons-nous parler de tout cela à mon retour?

Sa réponse la contraria.

-

Il vaudrait mieux que nous ayons un entretien préliminaire. Il n'est que trois heures de l'après-midi. En sautant dans un taxi, vous pouvez être là dans une quinzaine de minutes.

Elle accepta à contrecoeur. Jetant un coup d'oeil à la lettre de Sammy, elle préféra attendre d'être de retour pour la lire. Cette perspective lui réchaufferait le coeur. Elle prit rapidement une douche, tordit ses cheveux en un chignon au-dessus de sa tête et enfila une combinaison de coton bleu et des sandales.

Une demi-heure plus tard, elle était assise en face du procureur adjoint. Un bureau, trois chaises et une rangée de classeurs en métal gris composaient tout le mobilier. Des dossiers cartonnés extensibles s'empilaient sur le bureau, par terre et au-dessus des armoires métalliques. William Murphy semblait insensible au désordre qui régnait autour de lui

- à moins, pensa Elizabeth, qu'il n'ait fini par s'en accommoder.

Chauve, joufflu, approchant de la quarantaine, parlant avec un fort accent new-yorkais, Murphy dégageait une impression d'énergie et d'intelligence aigué. Après l'audience du grand jury, il lui avait avoué que son témoignage était la raison principale de l'inculpation de Tédy. Elle savait qu'il y attachait le plus grand prix.

A présent, il ouvrait un épais dossier: L'État de New York contre Andrew Edward Winters .

-

Je n'ignore pas combien ce procès vous est pénible, dit-il. Vous allez être forcée de revivre la mort de votre soeur, la douleur de sa disparition. Et vous allez témoigner contre un homme qui vous inspirait de l'affection et une confiance absolue.

-

Tédy a tué Leila; l'homme que j'ai connu n'existe pas.

- Il n'existe aucune hypothèse contradictoire dans cette affaire. Cet homme a causé la mort de votre soeur; c'est à moi

- avec votre aide - de faire en sorte qu'il soit privé de sa liberté.

Le procès sera éprouvant pour vous, mais je vous promets que vous pourrez ensuite continuer plus facilement votre propre chemin. Après avoir prêté serment, vous serez priée d'énoncer votre nom. Je sais que "Lange" est votre nom de scène. N'oubliez pas d'expliquer au jury que vous vous appelez légalement Elizabeth LaSalle. Répétons votre déposition.

" On vous demandera si vous viviez avec votre soeur.

-

Non, une fois mes études à l'université achevées, je me suis installée dans mon propre appartement.

- Vos parents sont-ils toujours en vie?

- Non, ma mère est morte trois ans après mon départ avec Leila pour New York, et je n'ai jamais connu mon père.

-

A présent, revoyons votre témoignage à partir de la veille du meurtre.

-

J'étais partie en tournée depuis trois mois... Je suis rentrée à New York le vendredi soir, 28 mars, juste à temps pour assister à l'avant-première de la pièce de Leila.

-

Comment avez-vous trouvé votre soeur?

-

Elle était manifestement sur les nerfs; elle oubliait son texte, elle jouait mal. A l'entracte, je suis allée la voir dans sa loge.

Elle qui ne buvait jamais plus qu'un peu de vin de temps à autre, je l'ai trouvée en train d'avaler un whisky sec. Je lui ai pris son verre des mains et l'ai vidé dans le lavabo.

-

Comment a-t-elle réagi?

- Elle s'est mise en colère. Elle avait énormément changé, elle buvait trop... Tédy est entré dans sa loge. Elle nous a crié de sortir.

-

Avez-vous été étonnée de son comportement?

- Il serait plus exact de dire que j'ai été bouleversée.

- En avez-vous parlé avec Winters?

-

Il avait l'air sidéré. Il s'était beaucoup absenté, lui aussi.

-

Pour ses affaires?

-

Oui, je crois...

-

La pièce a-t'elle mal marché?

-

Un désastre. Leila a refusé de venir saluer au baisser du rideau.

Quand ce fut fini, nous nous sommes rendus chez Elaine's.

-

Qu'entendez-vous par nous?

-

Leila... Tédy et Craig... moi... Syd et Cheryl... Le baron et la baronne von Schreiber. Nous étions tous de vieux amis.

-

On vous demandera d'identifier ces personnes pour le jury.

-

- Syd Melnick était l'agent de Leila. Cheryl Manning est une actrice célèbre. Le baron et la baronne von Schreiber sont propriétaires de l'institut de remise en forme de Cypress Point en Californie. Min - la baronne - dirigeait autrefois une agence de mannequins à New York. C'est elle qui avait donné son premier job à Leila. Tédy Winters - tout le monde le connaît, il était fiancé à Leila. Craig Babcock est le bras droit de Tédy. C'est le vice-président du groupe Winters.

-

Que s'est-il passé chez Elaine's?

-

Ce fut une soirée abominable. Quelqu'un a crié à Leila que sa pièce était une nullité. Elle s'est mise en rage. Elle a hurlé : "

Une nullité comme on en a rarement vue, et je vais y mettre un point final. Vous entendez tous, je me tire!" Puis, elle s'en est pris à Syd Melnick. Elle l'a accusé de l'avoir fourrée dans la pièce pour récupérer son pourcentage

-

ajoutant qu'il lui avait fait jouer tout et n'importe quoi depuis deux ans, pourvu que ça lui rapporte de l'argent. (Elizabeth se mordit les lèvres.) Vous devez comprendrequ'elle n'était pas elle-même. Bien sûr, elle pouvait faire preuve de nervosité pendant les premières représentations d'une nouvelle pièce. C'était une star.

Une perfectionniste. Mais elle ne s'était jamais conduite de cette façon.

-

Qu'avez-vous fait?

- Nous avons tous tenté de la calmer. Mais ce fut pire. Quand Tédy voulut la raisonner, elle ôta sa bague de fiançailles et la jeta à travers la salle.

-

Comment a-t-il réagi?

- Il était furieux, mais il s'est efforcé de le dissimuler. Un serveur a rapporté la bague et Tédy l'a glissée dans sa poche. Il a fait mine de le prendre en riant. Il a dit quelque chose comme: "Je vais la garder jusqu'à demain, quand elle sera de meilleure humeur." Ensuite, nous l'avons ramenée chez elle en voiture. Tédy m'a aidée à la coucher.

Je lui ai promis qu'elle lui téléphonerait dans la matinée, dès son réveil.

- Lorsque vous serez à la barre, je vous demanderai s'ils vivaient ensemble.

- Il avait son propre appartement au troisième étage du même immeuble.

J'ai passé la nuit auprès de Leila. Elle a dormi jusqu'à midi passé.

Elle n'était pas brillante en se réveillant. Je lui ai donné une aspirine et elle s'est recouchée. J'ai téléphoné à Tédy de sa part.

Il était à son bureau. Il a dit qu'il passerait la voir vers sept heures du soir.

Elizabeth sentit sa voix chevroter.

- Je suis désolé de vous forcer à continuer, mais tâchez de prendre ça comme une répétition. Plus vous serez préparée, plus votre déposition vous semblera facile le jour où vous vous trouverez ala barre.

-

Ça va.

- Avez-vous parlé avec votre soeur de la soirée de la veille?

- Non. Il était clair qu'elle ne le désirait pas. Elle était très calme. Elle m'a dit de rentrer chez moi et de défaire mes valises.

J'avais laissé tous mes bagages dans l'entrée avant de me precipiter au théâtre. Elle m'a demandé de lui téléphoner vers huit heures du soir, précisant que nous dînerions

ensemble. J'ai pensé qu'elle voulait dire tous les trois ensemble: elle, Tédy et moi. Mais elle a ajouté qu'elle ne reprendrait pas sa bague, que tout était fini avec lui.

-

Mademoiselle Lange, cela est très important. Votre soeur vous a-t-elle effectivement dit qu'elle avait l'intention de rompre ses fiançailles avec Tédy Winters?

-

Oui.

Elizabeth baissa les yeux et regarda fixement ses mains, se rappelant la façon dont elle les avait posées sur les épaules de Leila, dont elle lui avait caressé le front.

" Tais-toi, Leila. Tu ne parles pas sérieusement.

"Mais si, Moineau. "

"Non. "

" Comme tu veux, Moineau. Mais téléphone-moi vers huit heures ce soir, d'accord?"

Le dernier instant passé auprès de Leila. Elle avait bordé les couvertures, posé une compresse froide sur son front, certaine que sa soeur serait à nouveau elle-même dans quelques heures, joyeuse, prête à se moquer de l'incident:

"Je m'en suis donc pris à Syd, j'ai envoyé la bague de Tédy àl'autre bout de la salle, et j'ai laissé tomber la pièce. Tout ça en deux petites minutes chez Elaine's!" Elle rejetterait la tête en arrière en éclatant de rire, et après coup, cette histoire semblerait très drôle - une star qui pique sa crise en public.

-

J'y ai cru parce que je voulais le croire, dit-elle involontairement à William Murphy.

D'un ton précipité, elle récita le reste de sa déposition.

-

J'ai téléphoné à vingt heures... Leila et Tédy se disputaient.

On aurait dit qu'elle avait bu à nouveau. Elle m' a demandé de la rappeler un peu plus tard. C'est ce que j'ai fait. Elle pleurait. Ils se disputaient encore. Elle avait dit àTédy de s'en aller. Elle répétait qu'elle ne pouvait faire confiance à aucun homme, qu'elle ne voulait plus personne dans sa vie; elle voulait que je parte avec elle.

-

Qu'avez-vous fait?

-

J'ai tout essayé. J'ai cherché à la calmer. Je lui ai rappelé qu'elle était toujours très nerveuse au début d'une nouvelle pièce. Je lui ai dit que le rôle était écrit pour elle, que Tédy l'aimait passionnément et qu'elle le savait. Puis j'ai essayé de feindre la colère. Je lui ai dit... (La voix d'Elizabeth vacilla, hésita. Son visage pâlit.) Je lui ai dit qu'elle ressemblait à maman quand elle se soûlait.

-

Qu'a-t-elle répondu?

-

J'ai eu l'impression qu'elle ne m'avait pas entendue. Elle s'est contenté de répéter: "C'est fini avec Tédy. Tu es la seule en qui je puisse avoir confiance. Moineau, promets de partir avec moi."

Elizabeth renonça à refouler ses larmes.

-

Elle criait, sanglotait...

-

Et ensuite...

-

Tédy est revenu. Il s'est mis à crier après elle.

William Murphy se pencha en avant. Toute chaleur quitta sa voix.

-

A présent, mademoiselle Lange, ce qui va suivre est un point capital dans votre déposition. A la barre, avant de vous demander à qui appartenait la voix que vous avez entendue, je dois préparer le terrain afin de convaincre le juge que vous avez véritablement reconnu cette voix. Voici donc la façon dont nous allons procéder...

Il

laissa planer un silence.

-

Question: Avez-vous entendu une voix?

- Oui, souffla Elizabeth.

-

Avec quelle force s'exprimait cette voix?

-

Elle criait.

-

Sur quel ton?

-

Sur le ton de la colère.

- Combien de mots avez-vous entendus?

Elizabeth les compta en esprit.

- Huit mots. Deux phrases.

-

Maintenant, mademoiselle Lange, aviez-vous déjà entendu cette voix auparavant?

- Des centaines de fois.

La voix de Tédy lui emplissait les oreilles. Tédy qui riait, qui appelait Leila: Hé! la vedette, dépêche-toi, j'ai faim; Tédy qui savait si bien protéger Leila d'un admirateur trop empressé: Monte dans la voiture, chérie, en vitesse. Tédy à la première de la pièce d'Elizabeth l'an dernier, off-Broadway: Je veux me souvenir de tous les détails pour faire un récit détaillé à Leila. En trois mots

: tu étais sensationnelle...

Que lui demandait M. Murphy ?...

-

Mademoiselle Lange, avez-vous reconnu la voix qui criait après votre soeur?

-

Sans aucun doute.

-

Mademoiselle Lange, à qui appartenait la voix qui criait à l'arrière-plan?

-

A Tédy... Tédy Winters.

-

Que criait-il?

Elle éleva machinalement le ton:

-

Pose ce téléphone! je t'ai dit de raccrocher.

-

Votre soeur a-t-elle répondu?

-

Oui. (Elizabeth s'agita sur sa chaise.) Faut-il encore le répéter?

-

Vous aurez moins de mal à en parler si vous vous y êtes exercée avant le procès. Qu'a dit Leila?

-

Elle sanglotait.., elle a dit: "Va-t'en. Tu n'es pas un faucon... " et on a brutalement raccroché le téléphone.

-

C'est elle qui a raccroché?

-

J'ignore lequel des deux l'a fait.

-

Mademoiselle Lange, le mot "faucon" a-t-il un sens pour vous?

-

Oui.

Elizabeth revit le visage de Leila : ses yeux chargés de tendresse lorsqu'elle regardait Tédy, sa façon de se lever pour aller l'embrasser. Mon Dieu, Faucon, je t'aime tant.

-

Pourquoi?

-

C'était le surnom de Tédy... c'était ainsi que l'appelait ma soeur. Elle aimait donner des petits noms aux gens qui lui étaient proches.

-

Appelait-elle quelqu'un d'autre de ce nom - Faucon?

-

Non.., personne.

Elizabeth se leva brusquement et se dirigea vers la fenêtre.

Les carreaux étaient gris de poussière. Il faisait lourd. Il lui tardait de quitter cette pièce.

- Encore quelques minutes et nous en aurons terminé, je vous le promets. Mademoiselle Lange, savez-vous à quelle heure on a raccroché le téléphone?

- A vingt et une heures trente précises.

-

En êtes-vous absolument certaine?

- Oui. On avait dû couper le courant pendant mon absence. J'avais remis mon réveil à l'heure en arrivant. Je suis sûre que c'était l'heure exacte.

-Qu'avez-vous fait ensuite?

- J'étais terriblement inquiète. Il fallait que je voie Leila. Je suis sortie en courant. J'ai mis quinze minutes à trouver un taxi. Il était vingt-deux heures passées quand je suis arrivée chez elle.

-

Et il n'y avait personne.

- Non. J'ai essayé de téléphoner à Tédy. Personne n'a répondu. J'ai attendu.

Elle avait attendu toute la nuit, sans savoir que penser, partagée entre l'inquiétude et le soulagement; espérant que Leila et Tédy s'étaient réconciliés et étaient sortis, ignorant que le corps brisé de Leila gisait dans la cour.

- Le lendemain matin, quand on a découvert le corps, vous avez pensé qu'elle avait dû tomber de la terrasse. Il pleuvait ce soir-là.

Pourquoi serait-elle sortie?

- Elle aimait contempler la ville de la terrasse. Par tous les temps.

Je lui disais souvent de faire attention... que la rambarde était trop basse. J'ai pensé qu'elle s'était penchée; elle avait bu; elle est tombée...

Elle se souvint: leur chagrin à Tédy et à elle. Mains enlacées, ils avaient pleuré pendant la cérémonie funèbre. En sortant, il l'avait soutenue quand elle s'était effondrée en sanglots. "Je sais, Moineau, je sais ", avait-il dit en la consolant. Ils étaient partis sur le yacht de Tédy, et avaient dispersé les cendres de Leila à dix miles en mer.

Et deux semaines plus tard, un témoin s'était présenté, jurant avoir vu Tédy pousser Leila de la terrasse à vingt et une heures trente et une.

William Murphy disait:

- Sans votre déposition, ce témoin, Sally Ross, pouvait être anéanti par la défense. Comme vous le savez, elle souffre de troubles psychiatriques. Il est regrettable pour nous qu'elle ait tant attendu avant de venir raconter son histoire, même si l'absence de son psychiatre, auquel elle désirait se confier avant de témoigner, explique en partie ce retard.

- Sans moi, c'était sa parole contre celle de Tédy, et il nie être retourné dans l'appartement de Leila.

En apprenant l'existence de ce témoin, Elizabeth était restée pétrifiée d'horreur. Elle avait toujours éprouvé une confiance totale en Tédy, jusqu'au jour où cet homme, William Murphy, était venu lui révéler que Tédy démentait qu'il était revenu dans l'appartement de Leila.

- Vous êtes à même de jurer qu'il s'y trouvait, que Leila et lui se disputaient, que le téléphone a été raccroché à vingt et une heures trente Sally Ross a vu quelqu'un pousser Leila de la terrasse à vingt et une heures trente et une. Quand Tédy raconte qu'il a quitté l'appartement de Leila vers vingt et une heures dix, qu'il est repassé chez lui, a passé un appel téléphonique, puis a pris un taxi pour se rendre dans le Connecticut, ça ne tient pas debout. En plus du témoignage de cette femme et du vôtre, nous possédons aussi de solides preuves indirectes. Les égratignures sur son visage. Un prélèvement de tissu cutané sous les ongles de Leila. Le témoignage du chauffeur de taxi affirmant qu'il était tremblant et blanc comme un linge - il est difficilement parvenu à lui indiquer l'endroit où il désirait se rendre. Et pour quelle raison n'a-t-il pas demandé à son propre chauffeur de le Conduire dans le Connecticut? Parce qu'il était pris de panique, voilà pourquoi. Il est incapable d'établir la preuve qu'il a appelé quelqu'un au téléphone. Il a un motif- Leila ne voulait plus de lui. Mais il est une chose que vous devez savoir: la défense ne cessera de revenir sur le fait que Tédy et vous étiez très proches après la mort de Leila.

Nous étions les deux êtres qui l'aimaient le plus, dit calmement Elizabeth. Ou du moins, c'est ce que je croyais. S'il vous plaît, puis-je m'en aller à présent?

- Nous allons en rester là. Vous paraissez épuisée. Le procès sera long et pénible. Tâchez de vous détendre la semaine prochaine.

Avez-vous des projets pour les jours qui viennent?

-

Oui. La baronne von Schreiber m'a invitée à Cypress Point.

- Vous plaisantez, j'espère.

Elizabeth le regarda.

-

Pourquoi?

Les yeux de Murphy se rétrécirent. Son visage s'empourpra et ses pommettes parurent brusquement proéminentes. Il fit un effort visible pour ne pas élever la voix.

- Mademoiselle Lange, il me semble que vous sous-estimez la gravité de votre situation. Sans vous, l'autre témoin n'existe pas face à la défense. Cela signifie que par votre seule déposition, l'un des hommes les plus riches et les plus influents de ce pays risque de se retrouver en prison pour une vingtaine d'années au moins, trente si je parviens àle faire inculper d'homicide volontaire. S'il s'agissait de la Mafia, je serais obligé de vous cacher dans un hôtel, sous un faux nom et avec une protection de la police, jusqu'à la fin du procès.

Le baron et la baronne von Schreiber sont peut-être vos intimes, mais ce sont aussi des amis de Tédy Winters et ils viendront à New York témoigner en sa faveur. Et vous vous proposez sérieusement d'aller séjourner chez eux?

-

Je sais que Min et le baron se portent témoins de l'honorabilité de Tédy, dit Elizabeth. Ils le croient incapable d'un meurtre. Si je ne l'avais pas entendu de mes propres oreilles, je ne l'aurais pas cru non plus. Ils suivent leur conscience. Moi la mienne.

La sortie de Murphy la prit au dépourvu. Il martela ses mots d'un ton pressant, sarcastique.

- Il y a quelque chose de suspect dans cette invitation. Vous auriez dû vous en apercevoir toute seule. Vous affirmez que les von Schreiber portaient une grande affection à votre soeur?

Et vous ne vous demandez pas pourquoi ils interviennent en faveur de son meurtrier ? J'insiste pour que vous les évitiez... sî vous tenez à ce que justice soit faite pour votre soeur.

Gênée par le mépris qu'il manifestait devant sa naïveté, Elizabeth accepta d'annuler son voyage, promit d'aller àEast Hampton à la place, chez des amis ou à l'hôtel.

- Seule ou non, soyez prudente, lui recommanda Mur-phy.

Maintenant qu'il l'avait convaincue, il s'efforçait d'être aimable; mais son sourire resta figé sur ses lèvres, et l'expression de son regard était à la fois sévère et inquiète.

- N'oubliez pas que sans vous, Tédy Winters est libre.

Malgré l'air humide et lourd, Elizabeth décida de rentrer chez elle à pied. Elle avait l'impression d'être un punchingball ballotté d'un côté à l'autre, incapable d'éviter les coups que l'on dirigeait sur elle. Le procureur adjoint avait raison. Elle devait refuser l'invitation de Min. Elle décida de ne faire signe à personne. Elle réserverait une chambre dans un hôtel à East Hampton et irait se détendre sur la plage.

" Moineau, tu n'auras jamais besoin d'un psy, disait en riant Leila.

Il te suffit d'un bikini et d'un plongeon dans la flotte pour te sentir au paradis. " Elle avait raison. Elizabeth se souvenait de sa fierté le jour où elle avait montré à Leila son premier trophée de natation.

Huit ans auparavant, on l'avait sélectionnée pour l'équipe olympique.

Pendant quatre étés successifs, elle avait donné des cours d'aérobic aquati'que à Cypress Point.

Elle s'arrêta en chemin chez l'épicier, acheta de quoi se faire une salade pour le dîner et un petit déjeuner rapide. En parcourant les deux derniers blocs avant d'arriver chez elle, il lui sembla que tout était si lointain - comme si elle voyait sa propre vie avant la mort de Leila à travers un télescope.

La lettre de Sammy était posée sur le dessus de la pile du courrier sur la table. Elizabeth prit l'enveloppe et sourit à la vue de la fine écriture régulière. Elle lui rappelait Sammy -sa frêle silhouette, son regard réfléchi derrière les lunettes sans monture; ses chemisiers bordés de dentelle et ses sages cardigans. Il y a dix ans, Sammy avait répondu à une annonce de Leila qui cherchait une secrétaire à mi-temps et il ne lui avait fallu qu'une semaine pour devenir indispensable. Après la mort de Leila, Min l'avait engagée comme secrétaire-réceptionniste à Cypress Point.

Elizabeth décida qu'elle lirait la lettre tout en dînant. Passer une robe d'intérieur, préparer une salade et se verser un verre de Chablis frappé lui prirent à peine quelques minutes. Bon, Sammy, à toi maintenant, pensa-t-elle en ouvrant l'enveloppe.

La première feuille ne contenait rien d'imprévu.

"Chère Elizabeth,

"J'espère que ces mots te trouveront en forme et aussi heureuse que possible. Leila me manque chaque jour davantage et j'imagine trop bien ce que tu peux ressentir. Une fois le procès terminé, tout ira mieux.

"Travailler pour Min m'a fait du bien, mais je devrai bientôt y renoncer. Je ne me suis jamais vraiment remise de mon opération."

Elizabeth passa à la feuille suivante, lut quelques lignes, puis, la gorge serrée, repoussa sa salade.

"Comme tu le sais, j'ai continué à répondre au courrier des admirateurs de Leila. Il en reste encore trois gros sacs. Si je t'écris, c'est que je viens d'y trouver une lettre anonyme très troublante. Elle est particulièrement malveillante, et fait de toute évidence suite à d'autres envois du même acabit. Leila ne l'a pas ouverte, mais elle a dû lire les précédentes. C'est peut-être l'explication de la détresse qui la minait au cours des dernières semaines.

"Le plus affreux est que l'auteur de cette lettre connaissait bien Leila.

"J'ai pensé te l'adresser par le même courrier, mais j'ignore qui prend soin de ta correspondance pendant ton absence et j'ai préféré qu'elle ne tombe pas sous les yeux de n'importe qui.

Peux-tu me téléphoner dès ton retour àNew York?

"Je t'embrasse tendrement,

Sammy."

Avec un sentiment croissant d'horreur, Elizabeth lut et relut la lettre de Sammy. Leila avait reçu des lettres anonymes troublantes et malveillantes de la part d'une personne qui la connaissait bien.

Sammy, peu portée à l'exagération, pensait que ces lettres pouvaient expliquer l'effondrement psychologique de Leila. Pendant des mois, Elizabeth avait passé des nuits blanches à essayer de trouver une explication aux crises d'hystérie de Leila. Des lettres anonymes provenant d'une personne qui la connaissait. Qui? Pourquoi? Sammy avait-elle des soupçons?

Elle composa le numéro de Cypress Point. Pourvu que ce soit Sammy qui réponde! pria-t-elle. Mais ce fut Min qui décrocha. Sammy était absente, dit-elle à Elizabeth. Elle s'était rendue chez sa cousine près de San Francisco et serait de retour lundi soir.

-

Tu la verras sur place. (La voix de Min se fit interrogative.) Tu sembles bouleversée, Elizabeth. Avais-tu quelque chose d'urgent à dire à Sammy?

C'était le moment de prévenir Min qu'elle ne venait pas. Elizabeth commença:

-

Min, le procureur...

Puis elle jeta un regard sur la lettre. Le besoin de voir Sammy s'empara d'elle. C'était le même élan qui l'avait poussée à se ruer chez Leila lors de la nuit fatale. Elle se reprît

- Rien d'urgent, Min, à demain.

Avant de se coucher, elle écrivit un mot à William Murphy avec l'adresse et le numéro de téléphone de Cypress Point. Puis elle le déchira. Qu'il aille au diable avec ses avertissements! Elle ne témoignait pas contre la Mafia; elle allait rendre visite à de vieux amis - des gens qu'elle aimait et en qui elle avait confiance, des gens qui l'aimaient et se souciaient d'elle. Qu'importe s'il la croyait àEast Hampton.

Il

savait depuis des mois qu'il serait nécessaire de tuer Elizabeth. Il n'avait jamais cessé d'être conscient du danger qu'elle représentait, et avait prévu de l'éliminer à New York, au début.

A l'approche du procès, elle ne cesserait de se remémorer chaque instant de ces derniers jours. Il arriverait inévitablement un moment où elle prendrait conscience d'un fait qu'elle connaissait dejà - et qui déciderait de son sort.

Il

existait plusieurs moyens de se débarrasser d'elle à Cypress Point et de maquiller sa disparition en accident. Sa mort soulèverait moins de soupçons en Cal~fornie qu'à New York. Il la revit en esprit, se rappela ses habitudes, cherchant un moyen.

Il

regarda sa montre. Il était minuit à New York. Fais de beaux rêves, Elizabeth, pensa-t-il.

Ton temps est compté.

Dimanche

30 août

CITATION DU JOUR:

Où sont l'amour, la beauté et la vérité que nous cherchons?

Shelley

Bonjour, très cher hôte!

Que cette nouvelle journée à Cypress Point vous apporte luxe et volupté.

Outre votre programme personnalisé, nous sommes heureux de vous rappeler que des cours spéciaux de maquillage auront lieu dans le bâtiment réservé aux femmes entre dix et seize heures. Pourquoi n'iriez-vous pas apprendre les secrets enchanteurs des plus belles femmes du monde que vous révélera Mme Renford de Beverly Hilîs?

Notre invité d'aujourd'hui dans le bâtiment réservé aux hommes est le célèbre gymnaste Jack Richard, qui vous fera participer à sa séance d'entraînement personnel à seize heures.

Le programme musical de la soirée est exceptionnel. Fione Navaralla, l'une des violoncellistes les plus renommées en Angleterre, interprétera pour vous des sonates de Beethoven.

Nous vous souhaitons à tous une très agréable journée. N'oubliez pas ce conseil: pour être beaux, gardons toujours l'esprit serein, chassons les pensées moroses ou préoccupantes.

Helmut von Schreiber.

Baron et baronne

jason, le fidèle chauffeur de Min, attendait à l'arrivée des passagers. C'était un homme de petite taille, svelte et soigné, qui avait été jockey dans sa jeunesse. Un accident avait mis fin à sa carrière de cavalier, et il travaillait comme lad lorsque Min l'avait engagé. Comme tout le monde dans l'entourage de Min, Elizabeth savait qu'il était dévoué corps et âme à sa maîtresse. Son visage parcheminé se plissa d'une multitude de petites rides en voyant Elizabeth s'avancer vers lui.

-

Mademoiselle Lange, dit-il, je suis si content de vous revoir.

Elle se demanda s'il se souvenait que Leila l'accompagnait, la dernière fois où elle était venue à Cypress Point.

Elle se pencha pour l'embrasser sur la joue.

- Jason, voulez-vous supprimer ce "Mademoiselle Lange"? On dirait que je suis une cliente ou je ne sais qui.

(Elle remarqua le petit carton qu'il tenait discrètement à la main et sur lequel était inscrit le nom d'Alvirah Meehan.) Vous êtes venu chercher quelqu'un d'autre?

- Une seule personne. Elle devrait être déjà sortie, comme les autres passagers de première classe.

On économise rarement sur le billet d'avion quand on peut s'offrir une semaine à trois mille dollars à Cypress Point, se dit Elizabeth.

Avec Jason, elle inspecta les passagers qui débarquaient. Jason leva son carton devant plusieurs femmes élégamment vêtues qui passaient devant lui,

mais elles n'y prêtèrent pas attention. "Pourvu qu'elle n'ait pas raté l'avion ", murmura-t-il au moment où la dernière passagère apparaissait sans se presser au bout du couloir. C'était une femme corpulente, de cinquante-cinq ans environ, avec un large visage aux traits anguleux couronné d'une maigre chevelure châtain tirant sur le roux. La robe imprimée dans les tons violet et rose valait sûrement une fortune, mais lui allait affreusement mal. Elle la boudinait à la taille et aux hanches et remontait sur les genoux. Elizabeth sut intuitivement que cette femme était Mme Alvirah Meehan.

Apercevant son nom sur le carton, elle s'approcha vivement d'eux avec un sourire à la fois ravi et soulagé, et serra vigoureusement la main de Jason.

- C'est moi, annonça-t-elle. Bon Dieu, je suis drôlement contente de vous voir ! J'avais une peur bleue qu'il y ait une confusion et que personne ne soit venue m'attendre.

- Nous n'oublions jamais un seul de nos clients.

Elizabeth sentit un frémissement agiter ses lèvres devant l'expression ahurie de Jason. Visiblement, Mme Meehan ne ressemblait pas à l'habituelle clientèle de Cypress Point.

- Madame, voulez-vous me confier votre ticket de bagages?

-

Très gentil de votre part. Je déteste attendre les valises.

C'est la barbe après un voyage. Bien sûr, Willy et moi nous prenons d'habitude le Greyhound, et les bagages arrivent tout de suite, mais quand même... Je n'ai pas emporté grand-chose. Je voulais acheter des vêtements, mais mon amie May m'a dit: "Alvirah, attends de voir comment sont habillées les autres femmes. Ces endroits de luxe ont tous des boutiques... Tu payeras le maximum, mais au moins tu auras ce qu'il faut, tu vois ce que je veux dire." (Elle confia le talon du ticket de bagages à Jason et se tourna vers Elizabeth.) Je me présente, Alvirah Meehan. Est-ce que vous allez à l'institut, vous aussi? En tout cas, vous n'avez pas l'air d'en avoir besoin, mon chou!

Quinze minutes plus tard, elles avaient pris place dans la rutilante limousine grise. Alvirah s'installa confortablement dans les coussins recouverts de brocart et poussa un soupir de contentement.

-

Ouf! ça va mieux.

Elizabeth regarda ses mains. Nouées et calleuses, c'étaient des mains de femme qui travaillait dur. Les ongles peints d'un rouge écarlate étaient courts et épais bien que manucurés. La curiosité détourna un instant Elizabeth du souvenir de Leila - il y avait quelque chose d'étonnamment sincère et attirant chez cette femme. Qui était-elle?

Qu'est-ce qui l'amenait à Cypress Point?

- Je ne m'y habitue toujours pas, poursuivit Alvirah avec entrain.

Dans une minute, je vais me retrouver dans mon living en train de me tremper les pieds dans une cuvette. Je peux vous l'avouer, faire le ménage dans cinq maisons différentes par semaine, c'est pas de la rigolade. Et le vendredi, c'est l'enfer - six gosses, tous des malotrus, avec une mère encore pire qu'eux. Et puis, on a gagné à la loterie. On avait tous les numéros gagnants. Willy et moi, on pouvait pas y croire. "Willy, j'ai dit, on est riches." Et il a hurlé: "Un peu qu'on est riches! " Vous ne l'avez pas lu dans les journaux le mois dernier? Quarante millions, et on avait pas un rond la minute avant.

- Vous avez gagné quarante millions de dollars à la loterie?

- Je suis étonnée que vous ne l'ayez pas vu. Nous sommes les pîus gros gagnants de toute l'histoire de la loterie dans l'Etat de New York.

Qu'est-ce que vous en pensez?

- C'est merveilleux, dit Elizabeth avec sincérité.

- Eh bien, je n'ai pas mis longtemps à savoir ce que je voulais faire en premier: m'offrir une cure à Cypress Point. Dix ans que j'en entendais parler. J'en rêvais, j'imaginais ce que ça devait etre...

cotoyer toutes ces célébrités. D'habitude, il faut attendre des mois pour une réservation, mais j'en ai eu une comme ça! (Elle fit claquer ses doigts.)

Min savait reconnaître la valeur publicitaire d'une Alvirah Meehan en train de raconter au monde entier que le 42

rêve de toute sa vie était un séjour à Cypress Point, pensa Elizabeth.

Min savait toujours agir exactement comme il fallait.

La voiture s'engageait sur l'autoroute de la Côte. "On m'avait dit que la route était superbe, dit Alvirah. Elle n'a rien de sensationnel.

-

Elle devient magnifique un peu plus loin, murmura Elizabeth.

Alvirah se redressa sur son siège et se tourna vers Elizabeth en l'examinant.

- A propos, je suis tellement bavarde que je n'ai pas retenu votre nom.

- Elizabeth Lange.

Les grands yeux bruns, grossis par des lunettes à monture épaisse, s'élargirent.

- Je sais qui vous êtes. Vous êtes la soeur de Leila LaSalle. C'était une de mes actrices préférées. Je sais tout sur Leila et sur vous.

Votre arrivée à New York avec votre soeur, quand vous n'étiez qu'une petite fille, est une si belle histoire. Deux soirs avant sa mort, j'ai assisté à une répétition générale de sa dernière pièce. Oh, je suis désolée - je ne voulais pas vous faire de la peine...

- Ce n'est rien. J'ai seulement un horrible mal de tête. Peut-être qu'un peu de repos...

Elizabeth tourna la tête vers la fenêtre et se tamponna les yeux. Pour comprendre Leila, il fallait avoir vécu cette enfance, ce voyage à New York, la peur et les déceptions... Et il fallait savoir que si elle semblait merveilleuse quand on la lisait dans People, ce n'était pas du tout une belle histoire...

Le trajet en car de Lexington à New York dura quatorze heures. En boule sur son siège, Elizabeth dormait, la tête sur les genoux de Leila.

Elle avait un peu peur, et se sentait triste à la pensée que maman ne les trouverait pas en rentrant à la maison, mais elle savait que Matt dirait: "Allez, bois un verre, mon chou ", et il entraînerait maman dans la chambre, et un moment après ils seraient en train de rire et de

pousser des cris, et les ressorts du lit craqueraient et grinceraient...

Leila lui énonça les États qu'elles traversaient: Maryland, Delaware, New Jersey. Puis les champs firent place àd'horribles réservoirs et il y eut de plus en plus de voitures sur la route. Dans le Lincoîn Tunnel, l'autocar ne cessa de s'arrêter et de repartir. Elizabeth sentit son estomac gargouiller. Leila s'en aperçut.

-

Mon Dieu, Moineau, ne sois pas malade maintenant. On n'en a plus que pour quelques minutes.

Elle avait hâte de quitter le car, de pouvoir respirer l'air frais et pur. Mais il faisait lourd et chaud dehors, plus chaud encore que chez elles. Fatiguée, énervée, Elizabeth faillit se plaindre. L'air épuisé de Leila la retint.

Elles venaient à peine de quitter le quai quand un homme vint au-devant de Leila. Il était mince, avec des cheveux noirs et bouclés, dégarnis sur le front, de longues rouflaquettes et des petits yeux bruns qui louchaient quand il souriait.

-

Je suis Lon Pedsell, dit-il. Êtes-vous le modèle envoyé par l'agence Arbitron du Maryland?

Bien sûr, Leila n'était pas le modèle en question, mais elle s'arrangea pour ne pas répondre carrément non.

- Il n'y avait personne d'autre de mon âge dans ce car, fit-elle d'un ton vague.

- Et il ne fait aucun doute que vous êtes mannequin.

-

Je suis actrice.

Le visage de l'homme s'éclaira comme si Leila venait de lui offrir un cadeau.

-

C'est une chance pour moi, et pour vous aussi, j'espère. Je suis sûr que vous seriez parfaite comme modèle. C'est payé cent dollars pour la séance.

Leila posa ses bagages par terre et serra l'épaule d'Elizabeth. Sa façon de dire: "Laisse-moi faire."

- Je vois que vous acceptez, dit Lon Pedsell. Venez. Ma voiture est dans la rue.

L'endroit où il les conduisit surprit Elizabeth. En écoutant Leila parler de New York, elle avait toujours cru que sa soeur travaillerait dans les beaux quartiers. Mais Lon Pedsell les emmena dans une rue crasseuse à six blocs du terminus des autocars. Il y avait plein de gens assis sur les porches, le trottoir était jonché d'ordures.

- Je vous prie de m'excuser, mais j'habite ici provisoirement. J'ai résilié le bail de mon ancien appartement et le nouveau est en train d'être aménagé.

Son studio se trouvait au cinquième étage et il y régnait le même désordre que chez maman. Lon haletait car il avait insisté pour porter les deux grosses valises.

- Je vais donner un Coca à votre soeur, dit-il à Leila. Comme ça, elle pourra sagement regarder la télévision pendant que nous travaillerons.

Elizabeth aurait juré que Leila ne savait pas sur quel pied danser.

-

Pour quel genre de photos voulez-vous me faire poser?

demanda-t-elle.

-

C'est pour une nouvelle collection de maillots de bain. En fait, l'agence m'a chargé de faire les essais. La fille qu'ils choisiront posera ensuite pour une série d'annonces publicitaires. Vous êtes vernie de m'avoir rencontré aujourd'hui. J'ai idée que vous êtes juste le type de fille qu'ils cherchent.

Il

les conduisit dans la cuisine. C'était un réduit minable avec un petit poste de télévision sur le rebord de la fenêtre au-dessus de l'évier. Il servit un Coca-Cola à Elizabeth et du vin à Leila et à lui.

-

Je préfere un Coca, dit Leila.

-

Comme vous voulez. (Il alluma la télévision.) Maintenant, Elizabeth, je vais fermer la porte afin de pouvoir me concentrer.

Reste ici et amuse-toi bien.

Elizabeth regarda trois émissions. Parfois, elle entendait Leila dire à voix haute: "Je n'aime pas ça ", mais elle ne semblait pas effrayée, juste un peu contrariée. Au bout d'un moment, Leila sortit.

-

J'ai fini, Moineau. (Puis elle se tourna vers Lon.) Savez-vous ou nous pourrions trouver une chambre meublée?

-

Voulez-vous rester chez moi?

- Non. Donnez-moi seulement mes cent dollars.

-

Si vous signez cette décharge...

Il

sourit à Elizabeth pendant que Leila signait.

- Tu peux être fière de ta grande soeur. Elle va devenir un top-modèle.

Leila lui tendit le papier.

- Donnez-moi mes cent dollars.

-

C'est l'agence qui vous payera. Voilà leur carte. Allez-y demain matin et ils vous donneront un chèque.

-

Mais vous avez dit...

-

Leila, il faut que vous appreniez les règles du métier. Ce ne sont pas les photographes qui paient les modèles. C'est l'agence, quand on lui remet la décharge.

Il

ne proposa pas de les aider à descendre leurs valises.

Un hamburger et un milk-shake dans un restaurant appelé Chock Fulîs O'Nuts leur remonta le moral. Leila avait acheté un plan de New York et un journal. Elle parcourut les annonces immobilières.

-

Voilà un appartement qui me semble parfait: Dernier étage, quatorze chambres, vue spectaculaire, terrasse. Un jour, Moineau. Tu verras...

Elles trouvèrent une annonce pour un appartement àpartager. Leila regarda sur le plan.

-

Cela n'a pas l'air trop mal situé, dit-elle. 95C Rue et West End Avenue, ce n'est pas très loin, et nous pouvons prendre le bus.

L'appartement leur convenait, mais le gentil sourire de la propriétaire disparut en apprenant qu'Elizabeth faisait partie du lot.

" Pas d'enfants ", fit-elle froidement.

Il en fut de même partout où elles se présentèrent. A sept heures du soir, Leila finit par demander à un chauffeur de taxi s'il connaissait un endroit où loger qui fût bon marché mais convenable et où l'on accepterait Elizabeth. Il lui proposa une chambre meublée dans Greenwich Village.

Le lendemain matin, elles se rendirent à l'agence de mannequins dans Madison Avenue pour réclamer l'argent de Leila. La porte était fermée et une pancarte indiquait:

METTEZ VOTRE DOSSIER DANS LA BOÎTE AUX LETTRES. La boîte aux lettres contenait déjà une demi-douzaine d'enveloppes en papier kraft. Leila pressa sur la sonnette. Une voix répondit dans l'interphone:

- Avez-vous un rendez-vous?

-

Je viens me faire payer, dit Leila.

Elle commença à parlementer avec la femme qui finit par crier : "Allez vous faire voir. " Leila pressa à nouveau sur la sonnette, insistajusqu'à ce que l'on ouvrit la porte. Elizabeth eut un mouvement de recul. La femme qui se tenait devant elle avait de lourds cheveux sombres relevés en tresses sur la tête, des yeux d'un noir de jais, et un visage blême de colère. Elle n'était pas jeune, mais très belle.

A côté de son tailleur de soie blanc, le short bleu passé d'Elizabeth et sa chemise poîo déteinte faisaient piteux effet. Et Leila, qui lui avait paru ravissante lorsqu'elles avaient quitté la maison, semblait déguisée maintenant.

- Ecoutez, dit la femme, si vous voulez déposer votre dossier, personne ne vous empêche de le faire. Mais si vous tentez encore une fois de vous introduire ici, j'appelle la police.

Leila lui mit le papier du photographe sous le nez.

- Vous me devez cent dollars et je ne partirai pas sans eux.

La femme le lut et éclata de rire.

- Vous êtes vraiment trop bête! Ces fumistes distribuent le même truc à toutes les jobardes qui débarquent de leur province. Où vous a-t-il trouvée? Au terminus de l'autocar, je parie? Et ça s'est terminé au lit, hein?

- Non. (Leila s'empara du papier, le déchira et écrasa les morceaux sous son talon.) Viens, Moineau. Ce type s'est peut-être fichu de moi, mais ce n'est pas la peine de donner àcette garce le plaisir de rire de nous.

Elizabeth voyait bien que Leila était au bord des larmes et qu'elle ne voulait pas le montrer. Elle s'avança vers la femme.

- C'est vous qui êtes méchante, dit-elle. Cet homme n'a pas fait de mal, et s'il a fait travailler ma soeur pour rien, vous devriez en être désolée, et non vous moquer de nous. (Elle pivota sur ses talons et prit Leila par la main.) Viens.

Elles se dirigeaient vers l'ascenseur quand la femme les appela.

- Revenez, vous deux.

Elizabeth et Leila ne se retournèrent pas.

- Je vous ai dit de revenir, cria-t-elle.

Deux minutes plus tard, elles étaient assises dans son bureau.

- On peut faire quelque chose de vous, dit-elle à Leila. Mais cet accoutrement... Vous ignorez le b a ba du maquillage; et vous avez besoin d'une bonne coupe de cheveux; il vous faudra des photos.

Avez-vous posé nue pour ce salaud?

-

Oui.

- Bravo! Mettons que je vous propose un jour pour un spot publicitaire pour Cadum, et on a toutes les chances de voir apparaître votre photo dans une revue de cul... Il n'a pas pris de film au moins?

- Non. Du moins, pas à ma connaissance.

- C'est déjà ça. A partir de maintenant, c'est moi qui m'occupe de vos photos.

Elles quittèrent l'agence dans un brouillard. Leila avait une liste de rendez-vous dans un salon de beauté pour le lendemain. Puis elle devait rencontrer la directrice de l'agence chez le photographe.

"Appelez-moi Min, avait-elle dit. Et ne vous en faites pas pour les vêtements. J'apporterai ce dont vous avez besoin."

Elizabeth était tellement heureuse que ses pieds touchaient à peine le sol, mais Leila resta silencieuse. Elles descendirent Madison Avenue à pied. Une foule élégante se pressait sur le trottoir. Le soleil brillait; il y avait des marchands de hot-dogs et de bretzels à chaque coin de rue; les bus et les voitures klaxonnaient aux carrefours; sans se préoccuper des feux, les piétons se faufilaient à travers les embouteillages. Elizabeth se sentit chez elle.

- Je suis contente d'être ici, dit-elle.

Moi aussi, Moineau. Et c'est toi qui m'a tirée d'affaire. Je t'assure, je me demande qui est la plus responsable de nous deux... Et cette Min est quelqu'un de gentil. Mais, écoute-moi bien, il y a une leçon quej'ai tirée de mon salaud de père, des pauvres mecs qui tournent autour de maman, et de cette ordure qui nous a bien eues, hier: Moineau, je ne ferai plus jamais confiance à un homme.

elizabeth ouvrit les yeux. La voiture filait silencieusement devant Pebble Beach Lodge, le long de la route bordée d'arbres d'où l'on apercevait de majestueuses demeures entre des haies de bougainvillées et d'azalées. Elle ralentit àu tournant, et l'arbre qui donnait son nom à l'institut de Cypress Point apparut.

Un instant désorientée, Elizabeth releva ses cheveux sur son front et regarda autour d'elle. A côté d'elle, Alvirah Meehan souriait d'un air béat.

- Vous deviez être éreintée, pauvre petite, dit-elle. Vous avez dormi pratiquement tout le temps depuis que nous avons quitté l'aéroport.

(Elle secoua la tête en regardant par la fenêtre.) C'est vraiment superbe, maintenant!

La voiture franchit les grilles en fer forgé et longea l'allée sinueuse qui conduisait à la résidence principale, une longue demeure de deux étages, aux murs recouverts de stuc beige et awc volets bleu pâle. Plusieurs piscines étaient dispersées dans le parc, près des bungalows. A l'extrémité nord-est de la propriété, un bassin olympique occupait le centre d'une terrasse dallée où des tables étaient disposées çà et là àl'ombre de parasols. Deux constructions identiques en pisé S'élevaient de part et d'autre de la piscine.

- Ce sont les bâtiments de l'institut réservés aux hommes et aux femmes, expliqua Elizabeth.

La clinique, une réplique en plus petit de la maison principale, se trouvait sur la droite. Une succession d'allées bordées de hautes haies fleuries conduisaient chacune à une entrée particulière. On accédait aux salles de soins par des portes suffisamment espacées pour éviter aux uns et aux autres de se rencontrer.

Tandis que la limousine suivait lentement la courbe de l'allée, Elizabeth étouffa un cri de surprise. Entre la résidence et la clinique, à l'arrière-plan, se dressait un édifice de dimension démesurée et qu'elle voyait pour la première fois. La façade de marbre noir, flanquée d'imposantes colonnes, lui donnait l'air menaçant d'un volcan prêt à se réveiller. Ou d'un mausolée, pensa Elizabeth.

-

Qu'est-ce que c'est? demanda Alvirah Meehan.

-

Une réplique de thermes romains. On terminait àpeine les fondations lors de mon dernier séjour, il y a deux ans. Jason, sont-ils déjà ouverts?

-

Pas encore, mademoiselle Lange. Les travaux n'en finissent pas.

Leila avait toujours critiqué ce projet de maison thermale. "Encore la folie des grandeurs d'Helmut qui finira par ruiner Min, disait-elle. Il ne sera pas heureux avant d'avoir mis sa femme sur la paille."

La voiture s'arrêta devant le perron de la résidence principale. Jason se précipita pour leur ouvrir la portière. Alvirah Meehan remit tant bien que mal ses chaussures et s'extirpa péniblement de son siège.

-

Oh, regardez, fit-elle, voilà Mme von Schreiber. Je la reconnais pour l'avoir vue en photo. Dois-je l'appeler "baronne"?

Elizabeth ne répondit pas. Elle tendit les bras vers Min qui descendait les marches de la véranda d'un pas rapide et royal. Leila s'amusait souvent à comparer la démarche de Min à l'entrée du Queen Elizabeth Il dans un port. Min portait une robe imprimée d'Adolpho d'une sublime simplicité. Sa somptueuse chevelure brune était ramenée en torsade au-dessus de sa tête. Elle se précipita vers Elizabeth et la serra farouchement dans ses bras.

-

Tu es beaucoup trop mince, s'exclama-t-elle. En maillot de bain, je parie que tu n'as que la peau sur les os. (Elle l'étreignit à nouveau et tourna son attention vers Alvirah.) Mme Meehan. La femme la plus chanceuse du monde. Nous sommes enchantés de vous avoir parmi nous!

(Elle examina Alvirah de la tête aux pieds.) En deux semaines, le monde pensera que vous êtes née avec quarante millions de dollars dans votre berceau.

Alvirah Meehan paraissait aux anges.

-

Elizabeth, Helmut t'attend dans le bureau. J'accompagne Mme Meehan jusqu'à son bungalow, et je te rejoindrai ensuite.

Elizabeth pénétra docilement dans la résidence, traversa le hall d'entrée dallé de marbre, passa devant le salon, la salle de musique, les grandes salles à manger, et monta l'escalier en spirale qui menait aux appartements privés. Min et son mari partageaient une succession de pièces qui donnaient àla fois sur la façade et sur les côtés de la propriété. Des fenêtres, Min pouvait observer les allées et venues des clients et du personnel. Au dîner, il lui arrivait fréquemment de gourmander un de ses hôtes. "Vous auriez dû vous trouver dans la salle de gymnastique lorsqueje vous ai vu lire dans le jardin! " Elle avait également un don secret pour remarquer le moindre moment d'inattention chez un membre du personnel.

Elizabeth frappa doucement à la porte de l'étage de la direction. Ne recevant aucune réponse, elle ouvrit. Comme toutes les pièces à Cypress Point, les bureaux étaient meublés avec un goût exquis. Une aquarelle abstraite de Will Moses occupait presque la totalité du mur au-dessus du divan vert d'eau. Un tapis d'Aubusson aux couleurs chatoyantes ornait les carreaux de céramique sombre du sol. Un bureau d'époque Louis XV occupait la réception, mais personne ne s'y tenait.

Elle ne put reprimer un sentiment de déception, mais se souvint que Sammy serait de retour demain matin.

Timidement, elle se dirigea vers la porte entrebâillée du bureau que partageaient Min et le baron, et sursauta. A l'autre bout de la pièce, le baron Helmut von Schreiber semblait contempler les photos des hôtes les plus célèbres de son épouse.

Elizabeth suivit son regard des yeux et étouffa un cri.

Helmut examinait particulièrement un portrait de Leila pris au cours de son dernier séjour à Cypress Point. Comment de ne pas reconnaître le vert vif de sa robe, les vagues de cheveux roux qui encadraient son visage, sa manière de lever une coupe de champagne comme si elle portait un toast?

Les mains d'Helmut étaient nouées derrière son dos. Toute son attitude dégageait une hostilité contenue.

Préférant ne pas montrer qu'elle l'avait surpris, Elizabeth revint sur ses pas, ouvrit et referma bruyamment la porte, puis s'écria

-

Il n'y a personne?

En le voyant sortir précipitamment de son bureau, elle aurait pu croire qu'elle avait rêvé. C'était un autre homme. Elle retrouvait l'aimable Européen à la courtoisie parfaite qu'elle avait toujours connu, avec son sourire chaleureux, le baiser sur les deux joues, le compliment chuchoté.

- Elizabeth, tu deviens plus belle à chaque fois. Si jeune, si blonde, si divinement grande.

- Grande, c'est indubitable. (Elizabeth recula d'un pas.) Laisse-moi te regarder, Helmut.

Elle l'étudia avec attention; il ne restait aucune trace de tension dans ses yeux bleu porcelaine. Son sourire était détendu et naturel.

Ses lèvres entrouvertes dévoilaient les dents blanches et parfaites.

Comment le décrivait Leila? "Je t'assure, Moineau, ce type me fait penser à un petit soldat. Crois-tu que Min le remonte tous les matins?

Il a peut-être du sang bleu dans les veines, mais je parie qu 'il n

'avait pas un radis sur lui avant de s'accrocher à Min. "

Elizabeth avait protesté. " C'est un bon chirurgien esthétique, et il est très fort en matière de remise enforme. Cet endroit est célèbre.

"

"Il est peut-être célèbre, avait rétorqué Leila, mais son fonctionnement coûte une fortune, et je mets ma main à couper que les prix astronomiques ne couvrent même pas les frais généraux. t~coute, Moineau, je suis payée pour le savoir, non? J'ai moi-même épousé deux parasites il ny a pas si longtemps. Je t'accorde qu'il traite Min comme une reine, mais il pose chaque nuit sa belle tête teinte sur une taie d'oreiller de deux cents dollars, et, en plus de la fortune engloutie dans cet institut, Min a largué un paquet de fric pour retaper son château en ruine en Autriche.

Comme tout le monde, Helmut avait paru bouleversé par la mort de Leila, mais Elizabeth se demandait àprésent s'il n'avait pas joué la comédie.

- Sois franche. De quoi ai-je l'air? Tu as l'air si troublée. As-tu trouvé quelques rides supplémentaires?

Son rire était discret, amusé, bien élevé.

Elle se força à lui sourire à son tour.

- Je te trouve dans une forme superbe, dit-elle. Peut-être suis-je seulement surprise d'être restée si longtemps sans te voir.

- Viens. (La prenant par la main, il l'entraîna vers l'ensemble en rotin Art Déco près des fenêtres en façade. Il fit une grimace en s'asseyant.) J'essaye en vain de convaincre Minna que ces trucs sont faits pour être regardés, et non servir de sièges. Raconte-moi, comment vas-tu?

- J'ai eu beaucoup de travail.

- Pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de venir nous voir?

Parce que je craignais de retrouver Leila à chaque coin.

- J'ai rencontré Min à Venise il y a trois mois.

- Et Cypress Point évoque trop de souvenirs pour toi, n'est-ce pas?

- Il évoque beaucoup de souvenirs, en effet. Mais vous m'avez manqué tous les deux. Et j'ai hâte de revoir Sammy. Comment la trouves-tu?

- Tu la connais. Elle ne se plaint jamais. Mais si tu veux mon avis, elle ne se porte pas très bien. Je crois qu'elle ne se remettra jamais complètement, ni de son opération ni du choc de la mort de Leila. Et elle a plus

de soixante-dix ans maintenant. Ce n'est pas un âge très avancé sur le plan physiologique, mais...

La porte extérieure se ferma avec un claquement décidé, et la voix de Min précéda son entrée.

- Helmut, la gagnante de la loterie est arrivée! Tu vas avoir du pain sur la planche. Il faudra arranger des interviews pour elle. Elle va faire à cet endroit une réputation paradisiaque.

Elle franchit la pièce a grandes enjambées et étreignit Elizabeth.

- Si tu savais toutes les nuits blanches que j'ai passées àme soucier de toi! Combien de temps peux-tu rester?

- Pas très longtemps. A peine jusqu'à vendredi.

- Cela ne fait que cinq jours!

- Je sais, mais le procureur doit revoir mon témoignage.

C'était bon de sentir des bras aimants autour d'elle.

- Que veut-il donc revoir?

- Les questions qu'on me posera au procès, que l'avocat de Tédy me posera. Je croyais que dire la simple vérité suffirait, mais la défense essayera apparemment de prouver que je me suis trompée sur l'heure du coup de téléphone.

- Pourrais-tu t'être trompée?

Les lèvres de Min lui effleuraient l'oreille. Étonnée, Elizabeth s'écarta d'elle, à temps pour voir le froncement de sourcils avertisseur d'Helmut.

- Min, crois-tu que si j'avais le plus léger doute...

- Très bien, se reprit hâtivement Min. Ne parlons pas de ça maintenant.

Tu n'as que cinq jours. Nous allons te dorloter; il faut que tu te reposes. Je vais moi-même établir ton emploi du temps. Massage et soins du visage pour commencer.

Elizabeth les quitta quelques minutes plus tard. Les rayons du soleil jouaient sur les plates-bandes de fleurs sauvages qui bordaient l'allée menant au bungalow que Min lui avait attribué. La vue des sorbiers, des haies d'églantiers et de groseilliers l'emplit d'une sensation de calme. Mais cette sérénité passagère ne masquait pas le fait que, malgré

les paroles affectueuses, l'accueil chaleureux, Min et Helmut étaient différents.

Ils étaient contrariés, inquiets et hostiles. Et cette hostilité était dirigée contre elle.