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I
nsensible au temps, aux ombres qui s'allongeaient, Elizabeth écoutait les enregistrements d'Alvirah Meehan. Parfois, elle s'arrêtait et rembobinait une partie de la bande pour l'écouter à nouveau. Son carnet était couvert de notes.
Ces questions si indiscrètes à première vue prenaient brusquement toute leur signification. Elizabeth se souvint d'avoir regretté de ne pouvoir entendre ce qui se disait à la table de Min, le soir où elle-même dînait à celle de la comtesse. Elle le pouvait à présent.
Une partie de la conversation était étouffée, mais elle en entendait suffisamment pour détecter la nervosité, les réponses évasives, les faux-fuyants.
Elle organisa ses notes avec méthode, réservant une page pour chaque personne présente à la table et terminant par les questions qui lui venaient à l'esprit. Au bout du troisième enregistrement, elle n'avait obtenu qu'un fouillis de phrases confuses.
Leila, j'aimerais tant que tu sois là. Avec ton cynisme, tu voyais souvent les gens tels qu'ils étaient. Tu perçais leur vrai visage.
Quelque chose m 'échappe, et je n 'arrive pas à savoir quoi.
Il lui sembla entendre la réponse de Leila, comme si elle se trouvait dans la pièce. Pour l'amour du ciel, Moineau, ouvre les yeux! Cesse de voir les gens comme tu voudrais qu 'ils soient. Commence par écouter. Refiéchis. Ne t'ai-je donc rien appris?
Elle s'apprêtait à introduire la dernière bande de la broche d'Alvirah dans le magnétophone quand le téléphone sonna. C'était Helmut.
- Tu as laissé un billet à mon intention?
- Oui, en effet. Helmut, pourquoi te rendais-tu chez Leila le soir de sa mort?
Elle l'entendit sursauter.
- Elizabeth,je préfère te parler de vive voix. Puis-je venir te retrouver?
Elle cacha les appareils d'enregistrement et son carnet avant son arrivée. Il était hors de question qu'Helmut pût les voir.
Pour une fois, il avait perdu son maintien militaire. Il s'assit en face d'elle, les épaules voûtées, et d'une voix basse et précipitée, avec un accent allemand encore plus prononcé que de coutume, il lui rapporta ce qu'il avait dit à Min. Il était l'auteur de la pièce. Il était allé supplier Leila de revenir sur sa décision.
- Tu as pris l'argent sur le compte de Min en Suisse.
Il hocha la tête.
- Minna l'a deviné. Où veux-tu en venir?
- Se pourrait-il qu'elle l'ait toujours su? Qu'elle ait envoyé ces lettres dans le but de tourmenter Leila au point de l'empêcher de jouer? Personne ne connaissait mieux que Min l'émotivité de Leila.
Les yeux du baron s'agrandirent.
- Ce serait digne d'elle! Peut-être sait-elle depuis le début qu'il ne restait plus d'argent. Aurait-elle simplement voulu me punir?
Elizabeth ne chercha pas à dissimuler son mépris.
- Je ne partage pas ton admiration pour ce procédé, si c'est vraiment Min qui l'a employé. (Elle prit un carnet vierge sur son bureau.) Tu as entendu Tédy lutter avec Leila?
- Oui.
- Où te trouvais-tu? Comment étais-tu entré? Depuis quand étais-tu là? Qu'as-tu entendu très exactement?
Ecrire, s'appliquer à prendre mot à mot ce qu'Helmut disait facilitait sa tâche. Il avait entendu Leila supplier qu'on la laisse en vie, sans faire un geste pour essayer de la sauver.
Des gouttes de sueur luisait sur ses joues lisses quand il eut fini.
Elle aurait aimé le chasser hors de sa vue, mais il lui restait une dernière chose à dire:
- Supposons qu'au lieu de t'enfuir, tu aies pénétré dans l'appartement. Leila serait peut-être en vie aujourd'hui. Si tu avais moins songé à ton propre sort, Tédy n'en serait pas àplaider coupable pour obtenir une remise de peine.
- Je ne crois pas, Elizabeth. C'est arrivé en quelques secondes. (Les yeux du baron s'agrandirent.) Mais tu n'es pas au courant? Il n'y a pas de remise de peine possible. On l'a annoncé aux informations de l'après-midi. Un second témoin a vu Tédy tenir Leila par-dessus la rambarde de la terrasse avant de la laisser tomber. Le procureur demande la perpétuité pour Tédy.
Leila n'était pas tombée en se débattant. Il l'avait maintenue par-dessus la rambarde et délibérément lâchée. Que la mort de Leila ait duré quelques secondes supplémentaires sembla encore plus cruel à Elizabeth. Je devrais être heureuse qu'on lui inflige la peine maximale, se dit-elle. Je devrais être heureuse d'avoir la possibilité de témoigner contre lui.
Elle désirait désespérément être seule, mais elle parvint àposer au baron une dernière question:
- As-tu vu Syd près de l'immeuble de Leila ce soir-là?
L'étonnement qui se peignit sur son visage était-il sincère?
- Non, je ne l'ai pas vu, répondit-il d'un ton ferme. Est-ce qu'il s'y trouvait?
C'est fini, se dit Elizabeth. Elle chercha à joindre Scott Alshorne au téléphone. Le shérif s'était absenté pour une raison de service.
Voulait-elle parler à quelqu'un d'autre? Non. Elle laissa un message lui demandant de la rappeler. Elle lui remettrait l'enregistrement d'Alvirah Meehan et prendrait le prochain avion pour New York. Leur agacement devant les incessantes questions d'Alvirah n'avait rien d'étonnant. La plupart d'entre eux avaient quelque chose à cacher.
La broche. Elle s'apprêtait à la ranger dans un sac avec le magnétophone, quand elle se rendit compte qu'elle n'avait pas écouté la dernière bande. Il lui revint en mémoire qu'Alvirah portait la broche à la clinique... Elle sortit la bande de son minuscule boîtier.
Si Alvirah avait si peur des injections de collagène, aurait-elle laissé l'enregistreur en marche pendant le traitement?
Elle l'avait laissé. Elizabeth monta le son et plaça l'écouteur à son oreille. Alvirah s'entretenait avec l'infirmière dans la salle de soins. L'infirmière la rassurait, lui parlait de Valium; le léger bruit de fermeture de la porte, la respiration d'Alvirah, le même bruit de porte à nouveau... La voix du baron, légèrement assourdie, peu distincte, qui rassurait Alvirah, commençait l'injection; un claquement de porte, les halètements d'Alvirah, ses efforts pour appeler à l'aide, un bruit de porte encore une fois, la voix joyeuse de l'infirmière. "Nous voilà, madame Meehan. Prête pour votre traitement de beauté?" Et la même infirmière, complètement affolée, qui criait: "Madame Meehan, qu'avez-vous? Docteur..."
Il y avait un silence, puis la voix d'Helmut qui hurlait des ordres
: "Ouvrez sa robe de chambre! ", réclamait l'oxygène. Il y avait un bruit de battement - sans doute pendant qu'il lui massait la poitrine; Helmut disait qu'il fallait faire une intraveineuse. J'étais présente à ce moment-là, pensa Elizabeth. Il essayait de la tuer. Le produit qu'il lui injectait devait la tuer. Les allusions permanentes d'Alvirah à cette phrase " un papillon sur un nuage ". Elle répétait sans cesse que ces mots lui rappelaient quelque chose, flattant ses talents d'écrivain - avait-il cru qu'elle jouait avec lui comme un chat avec une souris? Avait-il espéré que Min n'apprendrait jamais la vérité sur la pièce, sur son compte bancaire en Suisse?
Elle fit repasser plusieurs fois la dernière bande. Un détail la tracassait. Quoi? Qu'est-ce qui lui échappait?
Sans savoir ce qu'elle cherchait, elle relut les notes qu'elle avait prises pendant qu'Helmut décrivait la mort de Leila. Ses yeux restèrent rivés sur une phrase. Mais c'est faux, pensa-t-elle.
A moins que...
Elle reprit ses notes depuis le début.
Et trouva la clé.
Elle existait, depuis le début. Savait-il qu'elle approchait de la vérité?
Oui.
Elle frissonna, se rappelant les questions qu'il lui avait posées.
Elles paraissaient si innocentes, et ses propres réponses avaient dû lui sembler terriblement menaçantes.
Sa main se dirigea machinalement vers le téléphone. Elle allait appeler Scott. Puis elle retira ses doigts du cadran. Pour lui dire quoi? Elle ne possédait pas le début d'une preuve. Il n'y en aurait jamais.
A moins qu'elle ne lui force la main.