19.

Sempere avala à peine quelques bouchées. Il souriait d’un air las et feignait d’être intéressé par ma conversation, mais je constatai que, par moments, il avait du mal à respirer.

— Dis-moi, Martín, à quoi travailles-tu ?

— Difficile à expliquer. Un livre de commande.

— Un roman ?

— Pas exactement. Je ne saurais pas bien comment le définir.

— L’important est que tu travailles. J’ai toujours soutenu que l’oisiveté ramollissait le cerveau. Il faut le tenir occupé. Et si on n’a pas de cerveau, il reste les mains.

— Mais parfois on travaille plus que de raison, monsieur Sempere. Est-ce que vous ne devriez pas souffler un peu ? Depuis combien de temps êtes-vous sur la brèche sans jamais vous arrêter ?

Sempere promena les yeux autour de lui.

— Ce lieu est ma vie, Martín. Où irais-je ? Sur un banc de square, au soleil, pour donner à manger aux pigeons et me plaindre de mes rhumatismes ? Je serais mort au bout de dix minutes. Ma place est ici. Et mon fils n’est pas encore prêt à prendre les rênes, quoi qu’il en pense.

— C’est un bon travailleur. Et un bon garçon.

— Trop bon, entre nous. Il m’arrive de le regarder et de me demander ce qu’il deviendra le jour où je partirai. Comment il se débrouillera…

— Tous les pères se posent les mêmes questions, monsieur Sempere.

— Ton père aussi ? Oh, pardon, je ne voulais pas…

— Ne vous excusez pas. Mon père avait déjà assez de soucis personnels comme ça, et s’il lui avait fallu s’occuper de ceux que je lui causais… Je suis sûr que votre fils est plus solide que vous ne le croyez.

Sempere me dévisageait, hésitant.

— Sais-tu ce qui lui manque, à mon avis ?

— Un peu de subtilité ?

— Une femme.

— Ce ne sont pourtant pas les jeunes personnes qui devraient lui faire défaut, avec toutes les tourterelles qui se pressent devant votre vitrine pour l’admirer.

— Je parle d’une vraie femme, de celles qui font d’un homme ce qu’il doit être.

— Il est encore jeune. Laissez-lui quelques années pour s’amuser.

— Celle-là, c’est la meilleure. Si au moins il s’amusait. Moi, à son âge, si j’avais eu cette cour de filles, j’aurais péché comme un cardinal.

— Dieu donne du pain à ceux qui n’ont pas de dents.

— C’est bien ce qui lui manque : des dents. Et l’envie de mordre.

Il me sembla que le libraire avait une idée derrière la tête. Il me regardait et souriait.

— Tu peux peut-être l’aider…

— Moi ?

— Tu connais la vie, Martín. Ne fais pas cette tête. Je suis sûr que si tu t’en occupes, tu trouveras une brave jeune fille pour mon fils. Il est déjà joli garçon. Le reste, tu le lui enseigneras.

Je restai sans voix.

— Tu ne désirais pas m’aider ? reprit le libraire. Eh bien, en voilà l’occasion.

— Je parlais d’argent.

— Et moi je parle de mon fils, de l’avenir de cette maison. De toute ma vie.

Je soupirai. Sempere me prit la main et la serra avec le peu de force qui lui restait.

— Promets-moi de ne pas me laisser quitter ce monde avant que j’aie vu mon fils avec une de ces femmes pour lesquelles cela vaut la peine de mourir. Et qui me donnera un petit-fils.

— Si j’avais su que vous me demanderiez ça, je serais allé déjeuner au café Novedades.

Sempere sourit.

— Je pense parfois que j’aurais aimé t’avoir pour fils, Martín.

Je regardai le libraire, plus fragile et plus vieilli que jamais, à peine l’ombre de l’homme fort et imposant que j’avais connu entre ces mêmes murs au temps de ma jeunesse, et je sentis que le monde s’écroulait autour de moi. Je m’approchai de lui et, sans m’en rendre compte, je fis ce que je n’avais jamais fait depuis tout ce temps que je le connaissais. Je posai un baiser sur ce front semé de taches et garni de rares cheveux gris.

— Tu me promets ?

— Je vous le promets, dis-je en me dirigeant vers la sortie.

Le jeu de l’ange
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