24.

La maison de la tour était plongée dans l’obscurité. Je gravis à tâtons les marches de l’escalier de pierre menant au palier et constatai que la porte était entrouverte. Je la poussai et restai sur le seuil, scrutant l’ombre qui noyait le long couloir. Je fis quelques pas. Puis je m’immobilisai, attendant. De la main, je cherchai l’interrupteur sur le mur. Je l’actionnai quatre fois sans résultat. La première porte à droite conduisait à la cuisine. Je parcourus lentement les trois mètres qui m’en séparaient et m’arrêtai juste devant. Je conservais une lampe à huile dans un placard. Je la trouvai parmi les boîtes de café encore inutilisées, livrées par l’épicerie de Can Gispert. Je posai la lampe sur la table et l’allumai. Une faible lumière ambrée imprégna les murs de la cuisine. La lampe en main, je repartis dans le couloir.

J’avançai précautionneusement à la lueur de la flamme incertaine, m’apprêtant à tout moment à voir quelque chose ou quelqu’un jaillir d’une des portes flanquant le couloir. Je pressentais que je n’étais pas seul. Une odeur âcre, de rage et de haine, flottait dans l’air. J’arrivai au fond et fis halte devant la porte de la dernière chambre. La clarté de la lampe caressa le contour de l’armoire écartée du mur, les vêtements épars sur le plancher dans l’état exact où je les avais laissés quand l’inspecteur Grandes était venu me cueillir deux nuits auparavant. Je poursuivis jusqu’à l’escalier en spirale qui menait au bureau. Je l’empruntai en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule toutes les deux ou trois marches et atteignis le bureau. L’haleine rougeâtre du crépuscule pénétrait par les fenêtres. J’allai rapidement au mur contre lequel reposait le coffre et ouvris celui-ci. Le dossier contenant le manuscrit pour le patron avait disparu.

Je repris le chemin de l’escalier. En passant devant ma table de travail, je m’aperçus que le clavier de ma vieille machine à écrire avait été saccagé, comme si quelqu’un l’avait frappé à coups de poing. Je redescendis, toujours lentement. Parcourant de nouveau le couloir, j’allai à l’entrée de la galerie. Même dans la pénombre, je constatai que tous mes livres avaient été jetés par terre et le cuir des fauteuils lacéré. Je me retournai et examinai les vingt mètres de couloir me séparant de la porte du palier. La lumière n’en éclairait que la moitié. Plus loin, on ne discernait même plus les contours et l’ombre ondoyait comme une eau noire.

Je me rappelais avoir laissé la porte de l’étage ouverte en arrivant. Elle était maintenant close. Je fis quelques mètres, mais quelque chose m’arrêta alors que je repassais devant la dernière chambre du couloir. Je n’y avais pas pris garde en entrant, parce que la porte s’ouvrait sur la gauche et que je ne l’avais pas suffisamment observée pour l’apercevoir, mais cette fois, en m’approchant davantage, je la vis nettement : une colombe blanche, les ailes en croix, était clouée sur la porte. Les gouttes de sang qui descendaient le long du bois étaient fraîches.

J’entrai dans la chambre. Derrière la porte, il n’y avait personne. L’armoire était toujours poussée de côté. Le souffle froid et humide qui sortait du trou dans la cloison inondait la pièce. Je laissai la lampe par terre et posai les mains sur la consistance friable du plâtre qui entourait l’orifice. Je commençai à le gratter avec les ongles. Il s’effrita sous mes doigts. Je cherchai autour de moi et trouvai un vieux coupe-papier dans le tiroir d’une des tables de nuit entassées dans le coin. J’enfonçai la pointe dans le plâtre et creusai avec la lame. Le plâtre se détachait facilement. De l’autre côté, je rencontrai du bois.

Une porte.

J’en cherchai les bords avec le coupe-papier et, lentement, le contour de la porte se dessina sur le mur. À ce moment, j’avais oublié la présence menaçante à l’affût dans l’ombre de la maison. La porte n’avait pas de poignée, juste une serrure rouillée noyée dans le plâtre et rongée par l’humidité. J’y enfonçai le coupe-papier et la fourrageai en vain. Puis je donnai des coups de pied jusqu’à ce que le mastic qui la tenait se décompose peu à peu. Je finis de libérer le pêne avec mon instrument de fortune, puis une simple poussée eut raison de la porte.

Une bouffée d’air putride s’exhala de l’intérieur, imprégnant mes vêtements et ma peau. Je repris la lampe et entrai. La pièce était un rectangle de cinq ou six mètres de profondeur. Les murs étaient couverts de dessins et d’inscriptions apparemment tracés avec les doigts. Le trait était d’un brun sombre. Du sang séché. Le sol était jonché de ce que je crus d’abord être de la poussière, mais qui, en abaissant la lampe, se révéla être des petits ossements. Os d’animaux, brisés dans une mer de cendres. Du plafond pendaient d’innombrables objets au bout d’une corde noire. Je reconnus des statuettes religieuses, des images de saints et de vierges, visage brûlé et yeux arrachés, des crucifix accrochés avec du fil de fer barbelé, des débris de jouets en fer-blanc et de poupées aux yeux de verre. La silhouette était dans le fond, presque invisible.

Une chaise, tournée vers le mur. S’y profilait une forme. Je m’arrêtai à un pas et tendis lentement la main. Elle était vêtue de noir. Un homme. Les mains étaient jointes dans le dos par des menottes. Un épais fil de fer attachait les membres à l’armature de la chaise. Un froid tel que je n’en avais jamais connu m’envahit.

— Salvador ? arrivai-je à articuler.

La forme demeura immobile. Je m’arrêtai près d’elle et tendis précautionneusement la main. Mes doigts frôlèrent les cheveux et se posèrent sur l’épaule. Je fis pivoter le corps, mais quelque chose céda sous mes doigts. Une seconde après l’avoir touché, dans un froissement le cadavre se décomposa en poussière qui s’éparpilla entre les vêtements et les liens avant de s’élever en un nuage de ténèbres et de flotter entre les murs de cette prison qui avaient caché le mort durant des années. Je contemplai le voile de poussière sur mes mains et portai celles-ci à ma figure, étalant sur ma peau les restes de l’âme de Ricardo Salvador. Quand j’ouvris les yeux, Diego Marlasca, son geôlier, se tenait sur le seuil de la cellule, le manuscrit à la main et du feu dans les yeux.

— Je vous ai lu en vous attendant, Martín. Un chef-d’œuvre. Le patron saura me récompenser quand je le lui remettrai en votre nom. Je reconnais que je n’ai jamais été capable d’aller jusqu’au bout de l’épreuve. Je suis resté en chemin. Je suis heureux de constater que le patron a su me trouver un successeur plus talentueux.

— Écartez-vous.

— Je regrette, Martín. Croyez bien que je regrette. Je vous avais pris en sympathie, dit-il en tirant de sa poche ce qui me parut être un manche en ivoire. Mais je ne peux pas vous laisser sortir de cette pièce. L’heure est venue pour vous de prendre la place du pauvre Salvador.

Il appuya sur un bouton, et une lame à double tranchant brilla dans la pénombre.

Il se lança sur moi avec un cri de rage. La lame m’ouvrit la joue et m’aurait arraché l’œil gauche si je ne m’étais pas jeté de côté. Je tombai à la renverse sur le sol couvert de petits ossements et de poussière. Marlasca empoigna le couteau à deux mains et se laissa tomber sur moi en pesant de tout son poids sur la lame. La pointe s’arrêta à quelques centimètres de ma poitrine pendant que ma main droite saisissait Marlasca à la gorge.

Il tourna la tête pour me mordre le poignet, et je lui assenai du poing gauche un coup en pleine figure qui l’ébranla à peine. Il était mû par une fureur hors de toute raison, et je compris qu’il ne me laisserait pas sortir vivant de ce cachot. Il attaqua avec une force inhumaine. La pointe du couteau m’entra dans la peau. Je le frappai de nouveau aussi fort que je pus. Mon poing s’écrasa sur sa face et son nez se brisa. Son sang coula sur mes phalanges. Marlasca cria de nouveau, insensible à la douleur, et enfonça son couteau d’un centimètre dans ma chair. Une flambée de douleur parcourut ma poitrine. Je le frappai encore, cherchant des doigts les cavités oculaires, mais Marlasca leva le menton et je pus seulement lui planter mes ongles dans la joue. Cette fois, je sentis ses dents sur mes doigts.

J’enfonçai mon poing dans sa bouche, lui éclatant les lèvres et lui arrachant plusieurs dents. Je l’entendis hurler, et son élan forcené vacilla un instant. Je le poussai et il tomba au sol, le visage réduit à un masque sanglant tremblant de douleur. Je m’écartai, en priant pour qu’il ne se relève pas. Une seconde après, il rampa jusqu’au couteau et commença de se redresser.

Saisissant le couteau il se jeta sur moi avec un hurlement assourdissant. Cette fois, il ne me prit pas par surprise. Je parvins à atteindre l’anse de la lampe et la balançai de toutes mes forces sur son passage. La lampe l’atteignit en pleine face, et l’huile se répandit sur ses yeux, ses lèvres, sa gorge et son torse. Il prit feu immédiatement. En quelques secondes à peine, un manteau de flammes se propagea sur tout son corps. Ses cheveux s’évaporèrent tout de suite. À travers les flammes, la haine lui dévorait les paupières. Je ramassai le manuscrit et sortis. Marlasca tenait encore le couteau quand il tenta de me suivre hors de ce lieu maudit et tomba à plat ventre sur le tas de vieux vêtements, qui brûlèrent sur-le-champ. Le feu sauta sur le bois sec de l’armoire et des meubles empilés contre le mur. Je m’enfuis dans le couloir, Marlasca sur mes pas, les bras tendus dans une ultime tentative pour m’atteindre. Je courus vers la porte, mais, avant de partir, je m’arrêtai pour contempler Diego Marlasca agonisant dans le brasier et frappant rageusement les murs qui s’enflammaient à son contact. Les flammes se répandirent jusqu’aux livres qui jonchaient le sol de la galerie et arrivèrent aux rideaux. Elles grimpèrent tels des serpents au plafond, léchant les montants des portes et des fenêtres, rampant dans l’escalier du bureau. La dernière image dont je me souviens est celle de cet homme maudit tombant à genoux au bout du couloir, les vaines espérances de sa folie perdues, son corps réduit à une torche de chair et de haine vite engloutie par la tempête de feu qui s’étendait irrémédiablement dans toute la maison de la tour. Puis j’ouvris la porte et dévalai l’escalier.

Des habitants du quartier s’étaient rassemblés dans la rue quand les premières flammes étaient apparues aux fenêtres de la tour. Nul ne fit attention à moi pendant que je m’éloignais le long de la rue. Un instant plus tard, j’entendis les vitres du bureau exploser et me retournai pour voir le feu rugir et embraser la rose des vents en forme de dragon. Peu après, je me retrouvai dans le Paseo del Born, à contre-courant du flot des badauds qui se précipitaient en levant la tête, les yeux fixés sur le flamboiement du bûcher qui s’élevait dans le ciel noir.

Le jeu de l’ange
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