39.

Ce même matin, j’abandonnai mon travail pour le patron. Pendant que Cristina dormait, je montai au bureau et rangeai le dossier qui contenait toutes les pages, notes et références du projet dans un vieux coffre contre le mur. Ma première impulsion avait été d’y mettre le feu, mais je n’en eus pas le courage. Toute ma vie, j’avais senti que les pages que je laissais sur mon passage faisaient partie de moi. Les gens normaux mettent des enfants au monde ; les romanciers comme moi, des livres. Nous sommes condamnés à laisser nos vies à l’intérieur, même s’ils ne nous en témoignent presque jamais de reconnaissance. Nous sommes condamnés à mourir dans leurs pages, et parfois même ce sont eux qui nous ôtent la vie. De toutes les étranges créatures d’encre et de papier dont j’avais accouché dans ce triste monde, celle-là, ma réponse mercenaire aux promesses du patron, était sans nul doute la plus grotesque. Rien dans ces pages ne mérite mieux que le feu, pourtant elles étaient la chair de ma chair, et je n’avais pas la force de les détruire. Je les rangeai au fond de ce coffre et quittai le bureau malheureux, presque honteux de ma lâcheté et de la trouble sensation de paternité que m’inspirait ce manuscrit de ténèbres. Le patron aurait probablement apprécié l’ironie de la situation. Moi, elle me donnait seulement la nausée.

 

Cristina dormit jusque tard dans l’après-midi. J’en profitai pour me rendre dans une crèmerie proche du marché acheter du lait, du pain et du fromage. La pluie avait enfin cessé, mais les rues étaient pleines de flaques et l’humidité de l’air était palpable comme une poussière glacée qui pénétrait les vêtements et les os. Tandis que j’attendais mon tour dans la boutique, j’eus l’impression d’être observé. En ressortant dans la rue et en traversant le Paseo del Born, je m’aperçus qu’un enfant qui n’avait guère plus de cinq ans me suivait. Je m’arrêtai et le regardai. L’enfant m’imita et soutint mon regard.

— N’aie pas peur, lui dis-je. Approche.

Il fit plusieurs pas et s’arrêta à quelques mètres. Il avait la peau pâle, presque bleutée, comme s’il n’avait jamais vu la lumière du soleil. Il était habillé de noir et portait des souliers vernis neufs et luisants. Ses yeux étaient sombres et ses prunelles si larges qu’on discernait à peine le blanc de l’œil.

— Comment t’appelles-tu ? questionnai-je.

L’enfant sourit et tendit un doigt vers moi. Je voulus faire un pas dans sa direction, mais il partit en courant et se perdit dans le Paseo del Born.

Arrivé devant chez moi, je trouvai une enveloppe coincée dans le portail. Le sceau de cire rouge portant l’ange était encore tiède. Je regardai des deux côtés de la rue mais ne vis personne. J’entrai et fermai derrière moi à double tour. Je fis halte au pied de l’escalier et décachetai l’enveloppe.

Cher ami,

Je regrette sincèrement que vous n’ayez pu vous rendre à notre rendez-vous d’hier soir. J’espère que vous allez bien et que vous n’avez eu aucun contretemps urgent. Je suis désolé de n’avoir pu jouir, cette fois, du plaisir de votre société, mais je souhaite et désire que, quelle que soit la raison de votre empêchement, celle-ci soit rapidement et favorablement réglée, et que la prochaine fois soit plus propice à notre rencontre. Je dois m’absenter de la ville pour quelques jours, mais, dès mon retour, je vous ferai parvenir de mes nouvelles. Dans l’attente de connaître vos progrès dans notre projet commun, je vous salue comme toujours affectueusement.

Votre ami,

ANDREAS CORELLI

Je serrai la lettre dans mon poing et la glissai dans ma poche. J’entrai silencieusement dans l’appartement de l’étage et refermai la porte en douceur. J’allai voir dans la chambre et m’assurai que Cristina dormait toujours. Puis je passai dans la cuisine pour préparer du café et un modeste déjeuner. Quelques minutes plus tard, j’entendis les pas de Cristina dans mon dos. Elle m’observait depuis le seuil, vêtue d’un de mes vieux chandails qui lui arrivait à mi-cuisses. Ses cheveux étaient en bataille et ses yeux étaient gonflés. Elle avait des marques sombres de coups sur les lèvres et les pommettes, comme si elle avait été violemment giflée. Elle fuyait mon regard.

— Pardonne-moi, murmura-t-elle.

— Tu as faim ?

Elle hocha négativement la tête, mais j’ignorai son geste et l’invitai à s’asseoir à la table. Je lui servis une tasse de café au lait avec du sucre et une tranche de pain tout juste sorti du four, du fromage et un peu de jambon. Elle ne manifesta aucune envie d’y toucher.

— Juste une bouchée, suggérai-je.

Elle goûta au fromage à contrecœur et me sourit faiblement.

— C’est bon, dit-elle.

— Quand tu le mangeras vraiment, il te semblera meilleur.

Nous déjeunâmes en silence. À ma surprise, Cristina vida la moitié de son assiette. Puis elle s’abrita derrière sa tasse de café et m’observa à la dérobée.

— Si tu veux, je m’en irai aujourd’hui, déclara-t-elle finalement. Ne t’inquiète pas. Pedro m’a donné de l’argent et…

— Je refuse que tu t’en ailles. Je refuse pour toujours que tu repartes. Tu m’entends ?

— Je ne suis pas une bonne compagnie, David.

— Nous sommes deux, maintenant.

— Tu le disais pour de bon ? Que nous partirions loin ?

Je confirmai.

— Mon père avait l’habitude d’affirmer que la vie n’offre jamais de seconde chance, objecta-t-elle.

— Elle n’en donne qu’à ceux qui n’en ont jamais eu de première. Pour ceux qui n’ont pas su en profiter avant, ce sont des chances de seconde main, mais c’est mieux que rien.

De nouveau, un faible sourire.

— Emmène-moi faire un tour, dit-elle soudain.

— Où veux-tu aller ?

— Je veux faire mes adieux à Barcelone.

Le jeu de l’ange
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