6.

Même de loin, leur présence n’annonçait rien de bon. La braise d’une cigarette dans le bleu de la nuit, des silhouettes adossées contre le noir des murs, et des volutes de vapeur marquant la respiration de trois formes humaines montant la garde devant la maison de la tour. L’inspecteur Grandes accompagné de ses deux chiens courants, Marcos et Castelo, en comité d’accueil. Pas difficile d’imaginer qu’ils avaient déjà retrouvé le corps d’Alicia Marlasca dans le fond de la piscine de sa maison de Sarrià et que ma cote sur la liste noire avait monté de plusieurs points. Dès que je les aperçus, je me fondis dans l’ombre de la rue. Je les observai quelques instants en m’assurant qu’ils ne m’avaient pas repéré, à une cinquantaine de mètres à peine. Je distinguai le profil de Grandes à la lueur du lampadaire accolé à la façade. Je reculai lentement pour me réfugier dans l’obscurité et enfilai la première ruelle pour me perdre dans le lacis inextricable de passages et d’arcades de la Ribera.

Dix minutes plus tard, j’arrivai aux portes de la gare de France. Les guichets étaient fermés, mais plusieurs trains étaient encore à quai sous la grande voûte de verre et d’acier. Je consultai les horaires et constatai que, comme je l’avais craint, il n’y avait pas de départs avant le lendemain. Je ne pouvais prendre le risque de retourner chez moi et de me heurter à Grandes & Cie. À coup sûr, cette fois, la visite du commissaire se terminerait par une pension complète, et même les bons offices de Me Valera ne parviendraient pas à m’en faire sortir aussi facilement que la fois précédente.

Je décidai de passer la nuit dans un hôtel bon marché face à l’édifice de la Bourse, place Palacio, où, prétendait la légende, végétaient quelques cadavres vivants, d’anciens spéculateurs ruinés par leur cupidité et leur méconnaissance de l’arithmétique. Je choisis ce havre en supposant que même la Parque n’irait pas m’y chercher. Je m’inscrivis sous le nom d’Antonio Miranda et payai d’avance. Un individu ressemblant à un mollusque incrusté dans ce qui servait à la fois de réception, de placard à serviettes et de boutique de souvenirs me tendit la clef, une rondelle de savon de la marque Cid Campeador qui me parut avoir déjà servi et empestait l’eau de Javel, et m’informa que si j’avais envie d’une compagnie féminine, il pouvait m’envoyer une soubrette surnommée la Bigleuse dès qu’elle reviendrait d’une consultation à domicile.

— Elle fera de vous un autre homme, assura-t-il.

Je déclinai la proposition en alléguant un début de lombago et m’engageai dans l’escalier en lui souhaitant bonne nuit. La chambre avait l’aspect et la dimension d’un sarcophage. Un simple coup d’œil suffit pour me convaincre de me coucher tout habillé sur le grabat sans me glisser dans les draps et fraterniser avec leurs pensionnaires habituels. Je me glissai sous une couverture effilochée que j’avais trouvée dans l’armoire – et qui, odeur pour odeur, avait au moins l’avantage de sentir la naphtaline – et éteignis en essayant d’imaginer que j’étais dans le genre de suite que pouvait se permettre un individu possédant cent mille francs sur son compte en banque. Je ne fermai pratiquement pas l’œil de la nuit.

 

Je quittai l’hôtel au milieu de la matinée pour me rendre à la gare. J’achetai un billet de première classe dans l’espoir de dormir dans le train tout ce que je n’avais pu dormir dans cet antre et, constatant que je disposais encore de vingt minutes avant le départ, j’allai à la rangée de cabines téléphoniques. J’indiquai à l’opératrice le numéro que m’avait donné Ricardo Salvador, celui de ses voisins d’en bas.

— Je voudrais parler à Emilio, s’il vous plaît.

— Lui-même.

— Mon nom est David Martín. Je suis un ami de M. Ricardo Salvador. Il m’a dit que je pouvais appeler ce numéro en cas d’urgence.

— Je vais voir… Pouvez-vous attendre un moment ?

Je jetai un coup d’œil à l’horloge de la gare.

— Oui. Merci.

Plus de trois minutes passèrent avant que j’entende des pas s’approcher et la voix de Ricardo Salvador me réconforter.

— Martín ? Vous allez bien ?

— Oui.

— Grâce à Dieu ! J’ai lu dans le journal ce qui est arrivé à Roures et je m’inquiétais beaucoup pour vous. Où êtes-vous ?

— Monsieur Salvador, je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois quitter la ville…

— Vous êtes sûr que tout va bien ?

— Oui. Écoutez-moi : Alicia Marlasca est morte.

— La veuve ? Morte ?

Un long silence. Salvador pleurait. Je me maudis pour lui avoir annoncé la nouvelle avec si peu de ménagements.

— Vous êtes toujours là ?

— Oui…

— Je vous appelle pour vous prévenir d’être sur vos gardes. Irene Sabino est vivante et elle m’a suivi. Il y a quelqu’un avec elle. Je crois que c’est Jaco.

— Jaco Corbera ?

— Je n’en suis pas certain. À mon avis, ils savent que je suis sur sa piste et ils essayent de faire taire tous ceux qui m’ont parlé. Apparemment, vous aviez raison…

— Mais pourquoi Jaco serait-il revenu maintenant ? demanda Salvador. Ça n’a pas de sens.

— Je l’ignore. Excusez-moi, je dois partir. Je voulais juste vous prévenir.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Si ce fils de pute vient me voir, je suis prêt à le recevoir. Ça fait vingt-cinq ans que j’attends.

Le sifflet du chef de gare annonça le départ.

— Ne faites confiance à personne. Vous m’entendez ? Je vous téléphonerai à mon retour.

— Merci pour votre coup de fil, Martín. Soyez prudent.

Le jeu de l’ange
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