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La Cité du Chardon

Le pisteur se transféra dans le terminal de bibliothèque d’Olmy et lui fit savoir, à l’aide du pictogramme noir et blanc d’un terrier au sourire épanoui, qu’il avait achevé ses recherches. Olmy brancha les ventilateurs pour rassembler les restes d’un maigre nuage de pseudo-talsit, se leva du canapé et se rapprocha du terminal en goutte d’eau pour mieux se concentrer sur le condensé picté des découvertes du pisteur.

Aucune source utile dans l’Axe Euclide ou l’Axe Thoreau. Aucune copie dans les archives des bibliothèques de l’Axe Nader et de la Cité Centrale. L’accès à tous les fichiers sources est interdit dans les bibliothèques du Chardon. La limite de temps d’interdiction est expirée, mais il n’existe pas de trace d’accès aux fichiers depuis la Séparation. Le dernier accès enregistré date de cinquante-deux ans, a été effectué à distance depuis la Cité de l’Axe, et n’est accompagné d’aucune fiche d’identification, mais provient probablement d’un non-corporel de la mémoire civique. Trente-deux fichiers contiennent une ou plusieurs références au caveau de la cinquième chambre.

Légalement, toutes les interdictions d’accès, pour raisons de sécurité, aux données des bibliothèques et de la mémoire civique étaient levées à l’expiration d’un délai d’un siècle, sauf demande de reconduction expressément motivée et approuvée par les autorités concernées. Olmy demanda au pisteur combien de demandes de reconduction avaient été faites sur ces fichiers. La réponse fut : « quatre ».

Les fichiers étaient vieux de plus de quatre cents ans.

« Catalogue des créateurs de fichiers », demanda-t-il.

Toutes les informations concernant les créateurs ont été effacées.

C’était une procédure tout à fait inhabituelle. Seuls le Président et le Ministre-Président avaient le pouvoir d’autoriser la suppression des informations concernant les créations de fichiers dans les bibliothèques ou la mémoire civique, et encore à condition d’avoir une raison puissante. L’anonymat n’était pas un concept en odeur de sainteté dans l’histoire de l’Hexamone. Trop de responsables de la Mort avaient fui ainsi leurs responsabilités avant et après l’holocauste.

« Description des fichiers. »

Il s’agit uniquement de rapports très brefs, écrits mais non pictés.

Le moment était donc venu. Olmy fut surpris de prendre conscience de sa propre réticence. La vérité risquait d’être encore pire que ce qu’il avait imaginé.

« Montrez-moi les fichiers par ordre chronologique », dit-il.

C’était pire, effectivement.

Quand il eut fini et que les fichiers eurent été copiés dans l’un de ses implants mémoriels pour qu’il puisse les examiner plus tard à loisir, il donna sa récompense au pisteur (une bonne galopade à travers une prairie simulée de la Terre) et libéra de nouveau le maigre nuage de pseudo-talsit dans l’atmosphère de la pièce.

Les informations fournies par le pisteur rendaient sa décision infiniment plus difficile à prendre.

Lisant entre les lignes, car le dossier était loin de retracer toute l’histoire (il contenait surtout des notes éparses ou complémentaires, vestiges d’une purge effectuée à la hâte et de manière non exhaustive), Olmy put échafauder un début d’explication sur ce qui s’était passé.

Un Jarte avait été capturé vivant quelque cinq siècles auparavant. Dans quelles circonstances, cela n’était pas précisé. Il était mort avant son transfert au Chardon, et son corps avait été conservé après le chargement sommaire de sa mentalité. En l’absence de renseignements sur la psychologie et la physiologie des Jartes, l’opération n’avait que partiellement réussi. Même ceux qui avaient capturé le Jarte ignoraient le degré d’intégration et de conformation de sa mentalité par rapport à l’original. Ils se méfiaient de son enveloppe corporelle vide. Plusieurs chercheurs étaient d’avis que les Jartes, comme les humains, avaient la faculté d’adapter leur forme biologique et même leur configuration génétique aux circonstances. La physiologie du Jarte avait pu être étudiée ; mais, les tests n’étant pas concluants, leurs résultats n’avaient pas été communiqués au commandement militaire ni aux spécialistes des autres disciplines.

Au début, les investigations dans la mentalité enregistrée avaient été conduites avec les précautions d’usage, mais d’une manière assez libre, avec une équipe d’une douzaine ou d’une quinzaine de spécialistes. Neuf étaient morts dans le processus, dont deux irrémédiablement, leurs implants ayant été effacés sans espoir de récupération. À ce stade, toute liaison mentale directe ou indirecte avec la personnalité enregistrée avait été strictement interdite. Les recherches, dans ces conditions, étaient virtuellement paralysées.

Olmy savait qu’à cette époque, les techniques de scrutation indirecte de la personnalité étaient déjà extrêmement développées. Il avait du mal à croire qu’un Jarte, entier ou fragmenté, pût nuire ainsi à des expérimentateurs avertis. Et pourtant, Béni avait été tuée, et Mar Kellen avait subi un choc.

Olmy refoula de nouveau une vague d’excitation hormonale. S’il n’avait pas été si modifié et amélioré, il aurait pu croire que cette sensation était un signe d’angoisse.

Durant des siècles, une loi était demeurée en vigueur dans la recherche cybernétique : « Pour tout programme, il existe un système tel que le programme ne peut pas avoir connaissance de son système. » Ce qui signifiait qu’un programme, quel que soit son degré de complexité, même s’il s’agissait d’un psychisme humain, ne pouvait pas toujours avoir conscience du système sous lequel il fonctionnait si celui-ci ne lui fournissait pas des indications suffisantes. Tout ce qu’il pouvait reconnaître, c’était la limite dans laquelle le système l’autorisait à fonctionner.

Mais moins d’un siècle auparavant, une équipe de chercheurs de l’Hexamone, avec à sa tête une brillante homomorphe du nom de Doria Fer Taylor, avait découvert une série d’algorithmes mathématiques qui permettaient aux programmes de déterminer entièrement la nature de leur système. Ainsi, une mentalité enregistrée devenait capable de dire si elle était une copie ou bien l’original, de la même manière qu’Olmy, en principe, pouvait savoir en toute circonstance si son fonctionnement psychique dépendait, à un instant donné, d’un implant ou de son cerveau organique.

Théoriquement, ces algorithmes, si on les perfectionnait, devaient pouvoir permettre à une mentalité ou à des programmes de changer la nature de leur système, dans la mesure où celle-ci pouvait l’être. Mais à cause de l’existence de rogues dans la mémoire civique, une telle information aurait pu avoir des conséquences désastreuses. Les rogues – ou même un seul d’entre eux – auraient pu détruire la mémoire civique avec tout son contenu. Les mentalités humaines n’étaient pas assez disciplinées pour qu’on leur donne un tel pouvoir. Ces recherches avaient été tenues secrètes. Olmy en avait entendu parler uniquement dans le cadre de ses actions de police, lorsque le Ministre-Président lui avait confié pour mission d’enquêter pour savoir si des mentalités (humaines ou autres), dans les mémoires des portes éloignées, avaient fait la même découverte de leur côté. Mais ce n’était pas le cas.

Olmy explora les niveaux les plus profonds de ses implants mémoriels à la recherche des algorithmes de Taylor. Il lui était souvent arrivé, sans pouvoir résister à la tentation, d’ajouter de tels documents, dont il se faisait fort de préserver le secret, à ses archives personnelles. Ils étaient toujours disponibles, mais il lui faudrait les purger avant de se charger (si cela arrivait jamais) dans la mémoire civique actuelle.

C’était peu probable, se disait-il.

À en juger d’après ce qui était arrivé à Béni et à Mar Kellen, de même qu’aux premiers chercheurs, la mentalité jarte avait connaissance des algorithmes de Taylor, qu’elle était parfaitement capable d’utiliser. Mais à l’époque de sa capture, les humains ne soupçonnaient même pas l’existence de ces algorithmes.

L’enregistrement du Jarte, considéré comme quantité inconnue, avait donc été totalement isolé dans la cinquième chambre, puis étudié de manière sporadique durant quelques dizaines d’années, apparemment moins d’un siècle, avant d’être oublié à l’exception de quelques demandes concernant son statut. Trop précieux pour être détruit, trop dangereux pour être étudié à fond.

Les premiers chercheurs, apparemment, étaient tous passés, leur moment venu, dans la mémoire civique. La plupart étaient des Geshels. Tous, semblait-il, avaient choisi de partir sur la Voie à l’époque de la Séparation. Cela expliquait en partie pourquoi il n’y avait pas eu d’autres demandes durant les quarante dernières années. Mais les douze années de silence, avant cela, n’étaient toujours pas expliquées.

Il fit défiler la liste complète des données et consulta les dates d’accès aux fichiers.

Pourquoi quelqu’un aurait-il procédé à cette vérification sur des fichiers statiques, sinon pour s’assurer que personne d’autre n’y avait eu accès ?

Les dates de consultation se situaient toutes à des intervalles compris entre cinq et trente ans en remontant jusqu’à un siècle et demi dans le passé. Dans chaque cas, le nom de la personne qui avait requis l’accès avait été effacé après consultation du fichier. Précaution habile, mais peut-être pas suffisamment. Olmy demanda la longueur de chaîne de chaque blanc dans les informations d’accès. Dans chaque cas, le nom effacé occupait l’espace de quinze caractères. On pouvait donc en conclure raisonnablement qu’une seule personne avait eu accès aux fichiers, depuis cent cinquante ans au moins, dans le seul but de vérifier si l’objet du délit était toujours bien caché dans son placard et si toute empreinte avait bien été effacée.

Il y avait toujours le risque, naturellement, que quelqu’un découvre accidentellement l’entrée secrète du caveau de la cinquième chambre, comme cela avait été le cas pour Mar Kellen. Mais ce dernier avait utilisé, pour ouvrir la porte, des techniques de décodage relativement récentes.

Le plus vraisemblable était que plus personne, actuellement, dans tout l’Hexamone terrestre, n’était au courant de l’existence de ce Jarte en dehors de Mar Kellen et de lui, Olmy.

Mar Kellen était en train de se diriger vers l’honorable paix des ténèbres.

Il ne restait plus que lui.

Éternité
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