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La septième chambre
Le puits central était maintenant presque désert. Il n’abritait plus que Korzenowski et deux observateurs des forces de défense sous forme corporelle. Des boucliers étaient en attente derrière le dôme de traction, prêts à se mettre en place entre le puits central et la liaison au moindre signe de danger. Des commandes prioritaires avaient été placées sur certains projecteurs pour permettre à Korzenowski de déstabiliser la liaison en coupant directement l’alimentation, ce qui constituait un moyen efficace et rapide de supprimer toute communication entre le Chardon et la Voie.
Malgré toutes ces sécurités, Korzenowski était inquiet. Qui pouvait prévoir le comportement des Jartes ? N’allaient-ils pas réagir de manière encore plus violente, en balayant toutes leurs précautions ?
Ils étaient dans la situation de quelqu’un qui joue aux échecs avec un grand maître et qui a mis sa vie comme enjeu dans la balance.
Si le message lancé par le Jarte d’Olmy était passé, il y avait des chances pour que l’accueil soit entièrement différent. Mais il ne fallait pas trop compter là-dessus. La flambée d’énergie avait traversé la liaison expérimentale dès qu’elle avait été établie ou presque, et il était impossible de savoir si le signal avait pu passer, ou même s’il y avait quelqu’un ou quelque chose de l’autre côté pour le recevoir.
Il se propulsa devant la console et posa la main sur la clavicule. Il se concentra sur cet instant et sombra dans la transe superspatiale, ressentant de nouveau la gloire, la majesté et le chaos de la recherche de la Voie.
Il la trouva beaucoup plus facilement que la fois précédente. Dans la simulation sensorielle créée par la clavicule pour des environnements qui n’étaient pas totalement réels et que les sens humains ne réussissaient que partiellement à appréhender, il orbita autour d’un segment de la Voie, bien que cet univers cylindrique n’eût pas, à proprement parler, d’« extérieur », pas plus que n’importe quel autre univers, au demeurant.
Il repéra très vite des coordonnées qui se prêtaient à l’établissement d’une liaison en forme de porte.
La clavicule et la sixième chambre s’ajustèrent automatiquement.
Autour de Korzenowski, le Chardon semblait avoir perdu toute substance. Moins qu’une fumée. Un rêve issu d’une vie écoulée.
Une tache de lumière apparut derrière le dôme, comme une étoile nouvelle d’une luminosité réduite. Korzenowski donna l’ordre aux robots de lancer une sonde pour étudier le secteur qu’il avait repéré.
Aucune énergie ne jaillit. La liaison-porte restait stable et libre de toute obstruction. Les sondes lui fournirent une vue prise de l’intérieur de la Voie, à quelques centimètres à peine au-dessus de la porte.
La Voie était absolument vide de toute présence, et cela sur des centaines de kilomètres au nord et au sud. Les signaux radar explorèrent rapidement le sud, et revinrent lui dire que cette porte se situait à une distance de mille kilomètres de l’extrémité cautérisée de la Voie.
Il n’y avait personne de ce côté. Il n’y avait personne non plus au nord, sur cinq cent mille kilomètres au moins.
Korzenowski rediffusa le signal du Jarte à travers la liaison. Il attendit quelques secondes puis recommença l’opération de manière continue. Il n’obtint pas de réponse.
Le néant était cependant une réponse, peut-être. Dans la manière de faire des Jartes, il y avait même des chances pour que ce fût une invitation très cordiale.
— Nous avons notre tête de pont, picta Korzenowski aux observateurs des forces de défense. La Voie est vide au moins jusqu’au point 5 ex 5.
Il retira les robots-sondes et coupa la liaison-porte. Il avait été précédemment convenu qu’il n’essaierait en aucun cas d’aller plus loin en créant une liaison permanente entre la Voie et la septième chambre.
Les forces de défense étaient déjà en train de prendre position là-bas, prêtes à consolider l’avantage obtenu par l’Hexamone.
Korzenowski s’accorda quelques minutes de repos. Puis il prit son courage à deux mains et commença à rouvrir la Voie.
La tache de lumière se forma aussitôt, s’ouvrit en corolle puis emplit le vide entourant la septième chambre d’un jardin de fleurs élégantes et complexes représentant les lignes d’univers torturées d’une nuée de mondes à demi réels formés autour de la géométrie d’état du système. Les fleurs pâlirent et furent écartées.
En bordure de la septième chambre, la couleur du bronze devint apparente. Plus vite qu’il ne pouvait le suivre à l’œil nu, la Voie remplit le vide de sa formidable présence.
L’Ingénieur demeurait au centre de sa bulle d’observation, relié à la clavicule, attendant d’avoir la preuve qu’il avait bien réussi à prolonger la singularité centrale de la Voie, la faille, compensant ainsi le nouveau statut de la Voie en tant qu’annexe de l’espace-temps d’état.
Il savait exactement à quel endroit la Voie s’arrêterait. À un peu plus de dix-neuf centimètres de la tête de la clavicule, après être passée à travers le champ de la bulle.
Il sentait avancer la faille. De son point de vue, elle ressemblait à un étrange miroir courbe qui s’élargissait progressivement devant lui. Mais dans l’univers abstrait de la clavicule, elle était interprétée comme une énorme force dynamiquement équilibrée, un nœud tranquille mais bouillonnant, rassemblant toutes les tensions et toutes les contradictions causées par l’existence de la Voie. Sous certains aspects, la faille avait plus de réalité que la Voie elle-même, mais peu d’humains étaient à même de comprendre ce genre de réalité.
La singularité transperça le champ de la bulle, qui forma autour d’elle un mince anneau d’un bleu lumineux. Inexorable et effrayante, même pour l’Ingénieur, l’extrémité arrondie de la faille était comme un reflet cauchemardesque de leur propre monde dont les images, par bonheur, étaient trop floues pour être reconnaissables. Elle s’arrêta, comme il l’avait prédit, à quelques largeurs de main de la clavicule.
Korzenowski lâcha alors le guidon de l’instrument. Il chercha des yeux Ry Oyu, dont il avait senti la présence à ses côtés durant toute l’opération, mais ne le vit pas. Les forces de défense, dans la septième chambre, exploraient la Voie de leurs capteurs au rayonnement invisible, à la recherche du moindre indice d’occupation par les Jartes.
— La connexion est stable, déclara Korzenowski. La Voie est rouverte.