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En ce temps-là, l’épine dorsale de la Compagnie était une femme qui n’avait jamais rejoint officiellement ses rangs : la sorcière Ky Sahra, épouse de Murgen, son porte-étendard et mon prédécesseur à la fonction d’annaliste. Ky Sahra est une femme intelligente, à la volonté aussi tranchante que l’acier. Gobelin et Qu’un-Œil eux-mêmes lui rendent des comptes. Elle ne se laisse intimider par personne, pas même par sa vieille fripouille d’oncle Doj. Elle ne craint pas plus la Protectrice, la Radisha et les Gris qu’elle ne craindrait un chou-fleur. La cruauté de puissances aussi démoniaques que le culte meurtrier des Félons, la Fille de la Nuit, leur messie, et Kina, leur déesse, ne lui fait ni chaud ni froid. Elle a sondé du regard le cœur des ténèbres. Leurs secrets ne l’effraient nullement. Une seule chose la fait trembler.

Sa mère, Ky Gota, est l’incarnation de l’insatisfaction, de la frustration et de la doléance. Ses reproches et ses lamentations sont d’une si virulente véhémence qu’elle ne peut qu’être l’avatar à une antique divinité acariâtre encore inconnue de l’homme.

Personne n’aime Ky Gota. Sauf Qu’un-Œil. Et lui-même ne se prive pas de l’appeler « le Troll » quand elle a le dos tourné.

Sahra a frémi en voyant sa mère traverser lentement, en claudiquant, la pièce brusquement réduite au silence. Nous n’avions pas le pouvoir, ici. Nous ne disposions que de quelques pièces qui servaient à tous les usages. Quelques instants plus tôt, celle-là était encore remplie de traîne-savates, tant membres de la Compagnie qu’employés de Banh Do Trang. Nous avons tous fixé la vieille femme, pressés de la voir en finir au plus tôt. En espérant qu’elle ne profiterait pas de l’occasion pour fraterniser.

Le vieux Do Trang, si faible qu’il devait désormais se déplacer en fauteuil roulant, a poussé jusqu’à Gota, espérant ostensiblement que ce témoignage d’attention l’inciterait à poursuivre son chemin.

Tout le monde souhaitait inéluctablement la voir déguerpir.

Cette fois-ci, son sacrifice a porté ses fruits. Mais, pour ne s’être même pas donné la peine de haranguer tous ses cadets, elle devait être sacrément mal dans ses pompes.

Le silence a perduré jusqu’au retour du vieux négociant. Il était propriétaire de l’établissement et nous permettait d’en faire notre centre d’opérations. Il ne nous devait rien mais partageait pourtant avec nous les risques pour l’amour de Sahra. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvions qu’écouter ses conseils et honorer ses désirs.

Do Trang ne s’est pas attardé. Il est revenu en roulant poussivement. Le vieil homme avait l’air si fragile et vulnérable sous ses taches de vieillesse que le voir se déplacer lui-même dans son fauteuil tenait du miracle.

Certes, il était très vieux ; mais son regard pétillait encore d’une lueur irrépressible. Il a hoché la tête. Il donnait très rarement son avis, à moins que l’un de nous ne proférât une stupidité ineffable. C’était un brave homme.

« Tout est en ordre, nous a appris Sahra. Chaque étape chaque facette de l’opération a été vérifiée deux fois. Gobelin et Qu’un-Œil sont sobres. Il est temps que la Compagnie s’exprime. » Elle a regardé autour d’elle, nous invitant à y aller de nos observations.

Je n’étais pas du même avis, mais j’avais amplement développé mon point de vue en préparant cette opération. Et l’on m’avait blackboulée. Je me suis permis un haussement d’épaules fataliste.

Aucune nouvelle objection ne fut élevée. « Passons à la première phase », a repris Sahra. Elle a fait un signe à son fils. Tobo a hoché la tête et s’est faufilé dehors.

C’était un ado efflanqué, sournois et débraillé. Et un Nyueng Bao, ce qui sous-entend nécessairement un voleur aussi discret que furtif. Chacun de ses gestes était sans doute observé. À telle enseigne qu’on l’observait de façon si abstraite que nul ne prenait réellement garde à lui tant que ses mains ne s’égaraient pas vers une bourse suspendue à une ceinture ou quelque trésor exposé sur un étal. Les gens ne cherchent pas des yeux ce qu’ils ne s’attendent pas à voir.

Le garçon gardait les mains derrière le dos. Tant qu’elles y resteraient, il ne constituerait pas une menace. Il ne pourrait pas voler. Personne ne remarquait les petits grumeaux décolorés qu’il laissait sur chaque mur auquel il s’adossait.

Les enfants gunnis le dévisageaient ; il présentait un aspect si incongru dans son pyjama noir. Les Gunnis inculquent la politesse à leurs rejetons. Ce sont des gens pacifiques la plupart du temps. Les enfants shadars, toutefois, sont d’une étoffe plus coriace. On les sent plus hardis. Leur religion se fonde sur une philosophie belliqueuse. Quelques jeunes shadars ont entrepris de harceler le voleur.

Bien sûr, un voleur ! C’était un Nyueng Bao. Chacun sait que tous les Nyueng Bao sont des voleurs.

Quelques Shadars adultes ont rappelé les jeunes à l’ordre. Ceux dont c’était la responsabilité se chargeraient du larron.

La religion shadar n’est pas non plus exempte d’un certain conformisme bureaucratique.

En dépit de son insignifiance, ce bref esclandre n’a pas manqué d’attirer l’attention officielle. Trois gardiens de la paix shadars, barbus, enturbannés de blanc et vêtus de gris, ont fendu la cohue. Ils ne cessaient de darder autour d’eux des regards vigilants, oubliant qu’ils se déplaçaient en terrain découvert. Les rues de Taglios sont encombrées jour et nuit, mais les foules trouvent toujours moyen de s’effacer pour céder la place aux Gris. Ce sont tous des hommes aux yeux durs, visiblement choisis pour leur manque de patience et de compassion.

Tobo s’est éloigné en se faufilant dans la foule comme un serpent noir à travers les roseaux du marais. Lorsque les Gris se sont enquis des motifs de l’esclandre, nul n’a pu leur donner son signalement, hormis ce que soufflaient les préjugés. Un voleur nyueng bao. Et ces gars-là infestaient Taglios. Une vraie plaie ! Ces derniers temps, la capitale grouillait d’étrangers venus de tous les coins imaginables. Tous les traîne-savates de l’empire, demeurés ou mariolles, semblaient émigrer en ville. Sa population avait triplé en une génération. Sans la féroce efficacité des Gris, Taglios serait vite devenue un égout, un cloaque infernal et chaotique, un brasier démoniaque alimenté par la misère et le désespoir.

Pauvreté et désespoir foisonnent, mais le Palais interdit au désordre de s’instaurer. S’agissant de découvrir nos desseins secrets, le Palais fait preuve d’un très grand talent. Les carrières criminelles tendent à être brèves. Tout comme l’existence de ceux qui cherchent à conspirer contre la Protectrice ou la Radisha. Surtout contre la Protectrice, qui fait fort peu de cas de la peau d’autrui.

Jadis, intrigues et complots pourrissaient la vie de tous les citadins de Taglios : un fléau pestilentiel. Il n’en reste plus grand-chose. La Protectrice est contre. Les Tagliens aspirent avidement à gagner son approbation. Les prêtres eux-mêmes évitent de s’attirer le regard des yeux maléfiques de Volesprit.

À un moment donné, le garçon a tombé son pyjama noir ; il ne portait plus que le pagne à la mode gunnie qui lui servait de sous-vêtement et, en dépit de son teint légèrement olivâtre, ressemblait désormais à n’importe quel adolescent. Il était sauf. Il avait grandi à Taglios. Son accent ne risquait pas de le trahir.