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Des hommes cavalaient en tous sens dans l’entrepôt.

Certains se livraient frénétiquement aux préparatifs de la Compagnie. D’autres s’apprêtaient à nous accompagner au bois du Malheur, Narayan et moi, pour récupérer la Clé des Nyueng Bao. Ceux-là, employés de Do Trang ou membres de la petite poignée de gardes du corps encore attachés à la Compagnie, semblaient s’activer fébrilement dans le seul but de s’activer. Ils étaient inquiets. Effrayés.

Banh Do Trang avait été victime d’une crise pendant la nuit. Le pronostic de Qu’un-Œil n’était guère optimiste.

« Je ne prétends pas qu’elle y soit pour quelque chose, ai-je confié à Gobelin, mais Do Trang a compris le premier que la fille sortait de son corps pour rôder dans les couloirs.

— Il est tout bonnement trop âgé, Roupille. Personne ne lui a nui. À mon avis, il a fait son temps. Il n’a tenu jusque-là que pour Sahra. Elle va bien maintenant. Et son mari semble sur le point d’être libéré. Et il est trop vieux pour courir les routes. Volesprit finira tôt ou tard par découvrir ce repaire. Dès que Mogaba sera de retour et qu’il se mettra à chercher. Si Do Trang avait décidé que sa mort était le meilleur service à nous rendre à tous, je n’en serais pas autrement surpris. »

Je ne tenais pas à voir partir Do Trang ; non seulement parce que nul n’aime voir mourir ses proches, mais encore parce qu’il était, de bien des façons, le meilleur ami de la Compagnie depuis des générations.

Comme tout un chacun, j’ai cherché à me noyer dans le travail. « Même si la fille est entièrement innocente, ai-je répondu à Gobelin, je veux qu’on l’empêche de vagabonder. Tout ce que bon te semble sauf la tuer ou l’estropier. »

Il a soupiré. Sa seule réaction ces derniers temps quand on le surchargeait de travail. Trop fatigué pour glapir, j’imagine. « Où est Qu’un-Œil ?

— Euh… » Coups d’œil furtifs alentour. Suivis d’un chuchotement. « Ne va surtout pas le répéter. Je crois qu’il essaie de trouver un moyen d’embarquer son matériel. »

Je me suis éloignée en secouant la tête. Santaraksita et Baladitya m’ont hélée. Ils s’étaient résignés à leur captivité et s’appliquaient de leur mieux. Le bibliothécaire en chef semblait trouver tout à fait stimulant le premier vrai défi universitaire auquel il était confronté depuis des années. « Dans toute cette excitation, Dorabee, j’ai oublié de te dire que j’avais trouvé la réponse à ta question sur le nyueng bao écrit, m’a-t-il appris. Il en existait effectivement un. Mais ce n’est pas tout : c’est dans un très ancien dialecte de ce langage qu’est écrit le plus vieux de ces livres. Les deux autres sont rédigés en un dialecte taglien primitif, bien que l’original du troisième volume utilise l’alphabet étranger au lieu des caractères indigènes.

— Laissant présumer que l’alphabet des envahisseurs possédait à l’époque des qualités phonétiques plus précises que celui des autochtones. C’est bien cela ? »

La mâchoire lui en est tombée. « Tu m’étonneras toujours, Dorabee, a-t-il fini par avouer. C’est parfaitement exact.

— Alors, avez-vous découvert quelque chose d’intéressant ?

— La Compagnie noire est sortie de la plaine qui portait déjà à l’époque le nom de Pierre scintillante et s’est émiettée, grosso modo, d’une petite principauté à l’autre, déchirée par des luttes intestines dont l’enjeu principal était de décider si elle devait ou non se sacrifier pour amener l’Année des Crânes. Les prêtres qui lui étaient attachés débordaient d’enthousiasme, mais on n’aurait pu en dire autant des soldats. Nombre d’entre eux ne s’étaient enrôlés que parce que cet engagement était leur unique moyen de s’évader de ce qu’on appelait alors le Pays des Ombres inconnues. Pas pour préparer la fin du monde.

— Le Pays des Ombres inconnues, hein ? Autre chose ?

— J’ai recueilli une pléthore d’informations sur le prix des semences de fer à cheval voilà quatre siècles, ainsi que sur l’extrême rareté de diverses plantes médicinales qu’on trouve aujourd’hui dans tous les herbiers.

— Bouleversant. Poursuivez dans cette voie, sri. »

J’ai failli lui révéler qu’il devrait évacuer les lieux en même temps que nous puis, craignant de le tournebouler davantage, j’ai préféré m’en abstenir. Il prenait du bon temps. À quoi bon le placer devant ce tragique dilemme : choisir entre un exil forcé et une exécution immédiate ?

L’oncle Doj s’est matérialisé. « Do Trang aimerait te voir. »

Je l’ai suivi jusque dans le petit réduit que s’était aménagé le vieillard dans un recoin éloigné de son entrepôt. Doj m’a prévenue en chemin qu’il ne pouvait plus parler. « Il a déjà vu Sahra et Tobo. Je crois qu’il avait également beaucoup d’affection pour toi.

— Nous devons nous marier dans notre prochaine vie. Du moins si les Gunnis ont raison.

— Je suis prêt à partir. »

J’ai pilé net. « Hein ?

— Je vous accompagne au bois du Malheur.

— Vous n’avez pas intérêt à méditer un mauvais coup. Subtiliser la Clé, par exemple.

— J’ai consenti à vous aider. Je vous aiderai. Je tiens à être présent, ne serait-ce que pour m’assurer que le Félon tiendra parole. Le Félon, mademoiselle Roupille. Félon. J’ai aussi accepté de rendre ce volume du Livre des Morts. Il est dissimulé dans une cachette sur le trajet.

— Très bien. La présence de Bâton de Cendre me sera d’un aussi grand réconfort qu’un camouflet à mes ennemis. »

Doj a gloussé. « C’est certain.

— Nous ne reviendrons pas ici.

— Je sais. J’emporterai en partant tout ce que je souhaite conserver. Tu n’auras pas à feindre avec Do Trang. Il sait ce qui l’attend. Fais-lui l’honneur d’un adieu sincère. »

J’ai fait bien plus. J’ai fondu en larmes pour la première fois de ma vie d’adulte. J’ai posé la tête sur la poitrine du vieillard et je l’y ai laissée une bonne minute, tout en le remerciant à voix basse de son amitié et en lui renouvelant ma promesse de le revoir dans ma vie suivante. Vénielle hérésie sans doute, mais je ne pense pas que Dieu m’ait surveillée de trop près.

Banh a faiblement soulevé la main pour me caresser les cheveux, puis je me suis levée et isolée dans un coin pour pleurer un homme qui, sans que nous ayons en apparence été très proches l’un de l’autre, aurait sans doute une influence considérable sur le reste de mon existence. Quand mes larmes ont enfin cessé de couler, j’ai compris que je ne serais plus jamais la même Roupille. Et que tel était précisément, entre autres, l’héritage que Do Trang souhaitait me laisser.