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Mon groupe fut le premier à quitter Taglios. Nous sommes partis le matin même de la mort de Banh Do Trang. J’étais accompagnée de Narayan Singh, de Saule Cygne, de la Radisha Drah, de mère Gota, d’oncle Doj, d’Arpenteur-du-Fleuve, d’Iqbal Singh, de Suruvhija, son épouse, de leurs deux enfants en bas âge et de Chaud-Lapin, son frère. Sans compter plusieurs chèvres chargées de petits fardeaux ou d’enfants à dos, deux ânes que Gota, la plupart du temps, montait alternativement et d’une charrette à bœuf tirée par un bestiau que nous nous efforcions péniblement de faire passer pour plus décharné, triste et malingre qu’il ne l’était réellement. Presque tout le monde était travesti d’une façon ou d’une autre. Les Shadars avaient coupé leurs cheveux et leur barbe, et la famille tout entière avait adopté la robe vehdna. Restée moi-même vehdna, j’étais désormais habillée en femme. La Radisha était déguisée en homme. Oncle Doj et Saule Cygne s’étaient rasé le crâne et vêtus en disciples du Bhodi. Cygne s’était noirci la peau au brou de noix, mais on ne pouvait strictement rien faire pour ses yeux bleus. Gota devait renoncer aux coutumes nyueng bao.
Narayan Singh demeurait exactement tel qu’il était, impossible à distinguer des milliers de ses pareils.
Nous formions une troupe incongrue, mais des rassemblements bien plus hétéroclites se formaient pour affronter les rigueurs de la route. Et nous ne nous retrouvions qu’au moment de bivouaquer. En chemin, notre groupe s’étirait sur plus d’un kilomètre ; un des frères Singh ouvrait la marche et l’autre la fermait, tandis qu’Arpenteur avançait presque sur mes talons. Les frères Singh portaient chacun un dispositif que leur avaient remis Gobelin et Qu’un-Œil. Dès que Narayan, la Radisha ou Cygne s’écarteraient un peu trop de l’alignement, un sortilège d’étouffement se resserrerait sur leur gorge.
Aucun des trois n’en avait été informé. Nous étions tous amis et alliés, dorénavant. Mais je me fie davantage à certains de mes amis qu’à d’autres.
Sur la route de roche naguère tracée par le capitaine entre Taglios et Jaicur, nous n’attirions pas le regard. Mais une telle équipe ainsi affligée d’un bébé, d’une charrette à bœuf et de pieux prieurs vehdnas ne progresse guère rapidement. Et la saison ne jouait pas en notre faveur. Les pluies commençaient à me flanquer la nausée.
La dernière fois que j’avais parcouru cette route, je chevauchais un étalon noir géant qui, sans se presser, avait couvert en vingt-quatre heures la distance séparant Taglios de Ghoja, sur le fleuve Maine.
Quatre jours après notre départ, nous nous trouvions encore à autant d’heures de marche du pont de Ghoja, le premier goulet d’étranglement vraiment périlleux. À un moment donné de l’après-midi, oncle Doj nous annonça que nous avions atteint, sur la route, le point le plus proche de la cachette où il avait planqué la copie du Livre des Morts.
« Oh, zut ! me suis-je exclamée. J’espérais que ce serait beaucoup plus en aval. Comment expliquer que nous détenons un livre si on nous arrête ? »
Doj m’a montré ses paumes en souriant largement. « Je suis un prêtre. Un missionnaire. Collez-moi ça sur le dos. » Il était de bonne humeur en dépit des rigueurs du voyage. « Viens m’aider à le déterrer. »
« Où sommes-nous exactement ? » lui ai-je demandé deux heures plus tard. Nous nous étions enfoncés dans un décor sorti tout droit d’un des vieux cauchemars de Murgen sur Kina. Vingt mètres de forêt formaient comme une palissade alentour.
« Dans un cimetière. À l’occasion de la confusion déclenchée par la première invasion des Maîtres d’Ombres, avant l’arrivée de la Compagnie noire, donc, voire avant ta naissance, une des armées de l’Ombre en a fait son campement puis son lieu de sépulture. Elle a planté ces arbres pour dissimuler les tombes et les monuments aux yeux de l’ennemi. S’agissant des morts, on a des coutumes bien différentes là-bas », a-t-il ajouté devant mon effroi.
Je le savais. J’étais présente. J’en avais été témoin. Mais jamais ça ne m’avait paru si dense ni lugubre. « C’est sinistre.
— Cette apparence est le fruit d’un sortilège. Ils pensaient y revenir après la guerre pour en faire un mémorial et ne tenaient pas à ce que les gens s’en approchent.
— J’exaucerais volontiers leurs vœux. C’est un peu trop lugubre pour moi.
— Pas tant que ça. Suis-moi. Ça ne prendra que quelques minutes. »
Ça ne dura guère plus en effet. Il suffisait d’ouvrir la porte d’une des tombes les plus ornementées et de déterrer un paquet enveloppé de plusieurs couches de peau huilée.
« Cette cachette mérite qu’on s’en souvienne, a fait remarquer Doj alors que nous quittions le cimetière. Les gens du coin l’évitent et les autres ne le connaissent pas. La planque idéale.
— J’ai hâte de m’y installer.
— Tu vas adorer le bois du Malheur.
— J’y suis déjà passée. Je ne l’aime pas non plus, mais, à l’époque, je m’inquiétais trop des Étrangleurs pour craindre les fantômes ou une antique déesse.
— Encore une bonne cachette. »
Je ne suis pas d’un tempérament aussi soupçonneux que Volesprit, mais il m’arrive parfois d’être suspicieuse. Je me méfie spécialement des vieux Nyueng Bao avares de paroles qui deviennent brusquement loquaces et obligeants. « Le capitaine s’y est caché une fois, ai-je répondu. Il ne l’a pas trouvé très engageant non plus. Que manigancez-vous ?
— Ce que je manigance ? Je ne comprends pas.
— Vous avez très bien compris, vieil homme. Hier, je n’étais encore qu’une jengali comme les autres mais que vous étiez contraint de tolérer. Aujourd’hui, tout à coup, on me prodigue un tas de conseils non sollicités. Je bénéficie brusquement de toute la sagesse que vous avez accumulée, comme si j’étais une manière d’apprentie. Vous voulez que je me charge de ce paquet ? » C’était un vieux monsieur, après tout.
« À mesure que le rythme des événements s’accélérait et qu’ils prenaient un tour inattendu mais le plus souvent favorable tandis que les pressions augmentaient, j’ai réfléchi plus mûrement à la sagesse de Hong Tray, à la prévoyance dont elle a su faire preuve en dépit de son sens de l’humour démoniaque, et j’ai fini par pleinement comprendre la signification de ses prophéties.
— Ou d’un plein tombereau de coquecigrues ! Servez donc ce boniment à Sahra et Murgen la prochaine fois que vous les verrez. Et tâchez de mettre un minimum de sincérité dans vos excuses. »
Ma remarque désobligeante n’a pas suffi à lui fermer son clapet. L’arrivée légèrement prématurée de pluies d’après-midi torrentielles et accompagnées d’une féroce chute de grêle s’en est chargée. Une vingtaine de voyageurs, surgissant de sous les arbres où nous avions laissé notre petit groupe, s’efforçaient, tout le long de la route, de ramasser les grêlons avant qu’ils ne fondent. Les Tagliens n’ont jamais l’occasion de voir la neige de près et seule la saison des pluies leur permet de contempler la glace… sauf à descendre très bas, dans ce qui était naguère la Terre des Ombres, jusqu’aux plus hauts sommets des Dandha Presh.
Ramasser les grêlons est un passe-temps réservé aux jeunes. Les anciens s’enfoncèrent le plus loin possible sous les arbres, engoncés dans leurs manteaux de pluie. Le bébé n’arrêtait pas de pleurer. Elle n’aimait pas le tonnerre. Chaud-Lapin et Iqbal s’efforçaient de surveiller les gosses tout en inspectant d’un œil vigilant les voyageurs inconnus. Persuadés que chacun de ceux qu’ils croisaient sur la route pouvait être un espion ennemi. Attitude à mon sens parfaitement avisée.
Arpenteur rôdaillait en maudissant la pluie. Comportement non moins avisé.
Oncle Doj réussit parfaitement à ne pas attirer l’attention sur son colis. Il s’installa près de Gota, qui se mit aussitôt à le vitupérer, mais sans réel enthousiasme.
Je me suis assise à côté de la Radisha. Nous l’appelions Tadjik depuis le départ. « Comprenez-vous enfin pourquoi votre frère trouvait si séduisante la vie nomade ? lui ai-je demandé.
— Vous essayez de vous montrer sarcastique, j’imagine ?
— Pas entièrement. Quelle est la plus grave crise que vous ayez affrontée aujourd’hui ? Les pieds mouillés ? »
Elle a poussé un grognement. Elle avait saisi.
« Il méprisait la politique, selon moi. Parce qu’en dépit de ses meilleures intentions il trouvait toujours sur son chemin une kyrielle d’égoïstes sans scrupules cherchant à détourner sa vision du monde à leur avantage.
— Vous l’avez connu ? m’a-t-elle demandé.
— Pas très bien. Pas assez pour philosopher avec lui. Mais il n’était pas homme à dissimuler ses pensées.
— Mon frère ? L’exil a dû le changer du tout au tout, en ce cas ; bien plus que je ne l’aurais cru. Jamais il ne m’a révélé le fond de sa pensée quand il vivait au Palais. Ç’eût été trop risqué.
— Son pouvoir était mieux assuré là-bas. Il ne devait plaire qu’au seul Libérateur. Ses hommes se sont pris d’affection pour lui. Ils l’auraient suivi n’importe où. À telle enseigne que la plupart se sont fait tuer pouf lui quand vous vous êtes retournée contre la Compagnie.
— Il est vraiment vivant ? Vous n’êtes pas en train de me manipuler pour parvenir à vos fins ?
— Bien sûr que si. Je vous manipule effectivement, je veux dire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il vit toujours. Comme tous les Captifs. C’est pour cette raison que nous avons quitté Taglios en dépit de votre appui. Nous voulons avant tout libérer nos frères. »
J’ai perçu comme un murmure. « Sœur. Sœur.
— Hein ? »
La Radisha n’avait pas parlé. Elle me scrutait d’un œil inquisiteur. « Ce n’est pas moi qui ai dit cela. »
J’ai regardé autour de moi avec appréhension, sans rien distinguer d’inhabituel. « Sûrement la pluie sur les feuillages.
— Hum. » La Radisha n’en était pas convaincue non plus.
Difficile à croire. Gobelin et Qu’un-Œil commençaient à cruellement me manquer.
Je suis allée retrouver l’oncle Doj. « Madame persistait à vous traiter de sorcier mineur. Si vous avez quelque talent en ce domaine, veuillez nous dire, s’il vous plaît, si quelqu’un nous file ou nous espionne. » Si Volesprit commençait à nous traquer hors de Taglios, ses corbeaux et ses ombres ne tarderaient pas à nous retrouver.
Oncle Doj a poussé un grognement qui ne l’engageait en rien.