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Le petit derviche en houppelande de laine brune semblait perdu dans ses pensées. Il parlait tout seul sans prêter attention au monde extérieur. Sans doute se récitait-il les textes sacrés des Vehdnas, tels que les interprétaient, du moins, les tenants de son étrange secte hétérodoxe. Si fatigués et irascibles qu’ils fussent, les Gris ne l’importunèrent pas tout de suite. On leur avait appris à honorer tous les saints hommes, pas seulement ceux qui professaient déjà les vérités shadars. Tout dévot en quête de sagesse finissait tôt ou tard par trouver le chemin de l’illumination.

La tolérance envers ces mystiques était partagée par tous les Tagliens. La plupart se préoccupaient très sérieusement du confort de l’âme et de l’esprit. Les Gunnis, en particulier, considéraient que la quête de la vérité intérieure était une des quatre étapes majeures d’une existence tendant à la perfection. Lorsqu’un homme avait réussi à élever ses enfants et à pourvoir à leurs besoins, il devait renoncer aux possessions matérielles, aux ambitions et aux plaisirs, et s’enfoncer dans la forêt pour y vivre en ermite, se faire moine mendiant ou trouver tout autre moyen de consacrer les dernières années de son existence à purifier son âme et chercher la vérité. Nombre des plus grands noms de l’histoire taglienne et du Sud en général sont ceux de rois ou d’hommes fortunés ayant choisi cette voie.

Mais la nature humaine étant ce qu’elle est…

Les Gris, toutefois, ne permirent pas au derviche de poursuivre sa quête à l’intérieur du Chor Bagan. Un sergent l’interpella. Ses collègues entourèrent le saint homme. « Vous ne pouvez pas poursuivre dans cette direction, père, lui déclara le sergent. Cette rue a été interdite à la circulation par ordre du ministre Cygne. »

Même mort, Cygne devait endosser la responsabilité des décisions de Volesprit.

Le derviche, jusqu’à ce qu’il soit intercepté par le sergent, avait fait mine de ne pas remarquer la présence des Gris. « Hein ? »

Les plus jeunes soldats s’esclaffèrent. Les gens adorent voir leurs préjugés se vérifier. Le sergent réitéra sa déclaration puis ajouta : « Vous devez prendre à gauche ou à droite. Nous sommes en train d’éradiquer les démons qui infestent le quartier en aval. » Il n’était pas dénué d’esprit.

Le derviche tourna les yeux vers la droite puis vers la gauche. Il frissonna puis déclara d’une voix rauque et ténue : « Tout démon est le fruit d’une erreur métaphysique. » Sur ces mots, il poursuivit son chemin et emprunta la rue de droite. Une rue au demeurant très étrange. Pratiquement déserte. Spectacle extrêmement rare à Taglios.

Un instant plus tard, le sergent shadar poussait un glapissement de surprise et de douleur puis entreprenait de se battre le flanc.

« Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda un collègue.

— Quelque chose m’a mordu. » Nouveau glapissement indiquant qu’il devait atrocement souffrir, car les Shadars s’enorgueillissent volontiers de leur endurance et se targuent de supporter la douleur sans un cri ni même un battement de cils.

Deux de ses hommes tentèrent de soulever le pan de sa chemise tandis qu’un troisième se cramponnait à son bras pour essayer de l’immobiliser. Le sergent piailla de nouveau.

De la fumée montait de son flanc. À gros bouillons.

Les Gris reculèrent de stupeur. Le sergent s’effondra. Il fut pris de convulsions. La fumée bouillonnait toujours. Elle dessina bientôt une silhouette qu’aucun des Gris n’eût aimé voir.

« Niassi ! »

Le démon Niassi se mit à chuchoter des secrets qu’aucun Shadar n’eût aimé entendre.

Gobelin se faufila dans le Chor Bagan en souriant de sa bonne blague. Il se fondit dans le décor bien avant que quiconque eût songé à établir un lien entre le malaise du sergent et le derviche véyédine.

Les Gris rappliquaient de partout. Leurs officiers aboyaient des ordres, blasphémaient et les exhortaient à regagner leur poste avant que les habitants du Chor Bagan ne profitent de l’occasion pour s’échapper. De toute évidence, il s’agissait d’une diversion destinée à permettre à leur gibier de prendre la poudre d’escampette.

Une foule commençait de s’amasser. Un jeune Nyueng Bao, au beau milieu, choisit ce moment pour couper une bourse et déguerpir sous le nez des Gris. Un de ces derniers se souvint de l’avoir aperçu le jour où l’un des leurs s’était fait lapider. La discipline se relâcha.

Les officiers des Gris firent de leur mieux. Et s’en sortirent assez bien compte tenu des circonstances. Seules quelques personnes réussirent à s’évader du Chor Bagan. Tandis qu’une demi-douzaine d’autres  – dont un petit vieillard squelettique emmitouflé de pied en cap dans la robe jaune d’un lépreux  – s’y infiltraient.

Qu’un-Œil n’était pas content. Il était persuadé qu’il n’existait aucun rapport entre la stratégie et le fait qu’on l’avait affublé, lui, de cette robe jaune. Gobelin méditait un sale coup.

Les six membres du commando abordèrent leur objectif par l’avant et l’arrière, en deux groupes informels de trois. Qu’un-Œil pénétra dans l’immeuble par la façade. Les gens s’effaçaient prestement dès qu’ils repéraient sa robe jaune. Les lépreux semaient la terreur.

Aucun des participants au raid ne tenait à le mener en plein jour. Ça ne ressemblait pas à la Compagnie. Mais, jusqu’à ce que Volesprit eût retiré ses ombres des rues, l’obscurité nous était interdite. Et annalistes et sorciers étaient tombés d’accord sur un point : de jour, la Fille de la Nuit invoquerait sans doute plus difficilement l’assistance de Kina. Sans compter qu’on avait plus de chances de la prendre par surprise.

Chaque équipe s’accorda une pause, le temps de vérifier, avant de s’engouffrer à l’intérieur, que tous portaient bien un bracelet de chanvre. Les deux sorciers libérèrent un dispositif préétabli de sortilèges de confusion de médiocre qualité, qui se mirent aussitôt à bourdonner à travers tout le branlant édifice comme un essaim de moustiques avinés. Les assaillants pénétrèrent dans le bâtiment, enjambant ou esquivant au passage des familles effrayées et tremblantes qui, jusqu’à présent, s’estimaient heureuses de jouir d’un toit au-dessus de leur tête, même si elles devaient se résigner à louer quelques mètres carrés de parquet dans un couloir. Les deux équipes postèrent chacune un homme chargé de vérifier que personne n’entrait ni ne sortait. Deux autres se rejoignirent au pied de l’escalier vermoulu. Ils interdiraient sa descente ou son ascension. Gobelin et Qu’un-Œil se retrouvèrent à l’entrée de la cave, échangèrent quelques doléances relatives à leur manque désespérant de personnel puis firent assaut de politesse en s’exhortant mutuellement, avec une courtoisie exagérée, à descendre le premier dans le repaire de l’ennemi.

Gobelin finit par accepter au nom de sa plus grande jeunesse, de sa vivacité et de son intelligence prétendument supérieures. Il balança deux luminaires, sous la forme d’étoiles flottantes, dans la cage de l’escalier où régnait une obscurité plus noire que le cœur de Kina.

« Là ! s’écria-t-il. Ha ! On les… »

Quelque chose ressemblant à un tigre enflammé bondit sur lui, jaillissant de nulle part. Une ombre attaqua le sorcier de flanc. Elle projeta une sorte de long et mince tentacule qui s’enroula autour de son cou.

La canne de Qu’un-Œil s’abattit assez violemment sur le poignet de Narayan pour lui briser les os. Le saint vivant des Étrangleurs lâcha son rumel qui vola à travers la cave.

Qu’un-Œil balança négligemment un objet par-dessus la tête de Gobelin, vers la source d’où provenait le tigre. Une lueur spectrale flotta vers le plafond, pareille à une écharpe lumineuse de gaz des marais, puis se déplaça brusquement et enveloppa une jeune femme. Celle-ci se gifla le corps pour tenter de s’en débarrasser.

Profitant de cette seconde de distraction, Gobelin exécuta un mouvement preste. La jeune femme s’effondra. « Bon sang ! Bon sang ! Ça a marché ! Je suis un génie. Reconnais-le. Je suis un putain de génie.

— Lequel de nous deux ? Qui a eu l’idée de ce plan ?

— Un plan ? Quel plan ? C’est dans les petits détails que réside le succès, l’avorton. Qui en a eu l’idée ? Le premier crétin venu aurait pu dire : “Allons les cueillir !” »

Tout en se chamaillant, les deux sorciers ligotaient leurs victimes.

« En ce cas, tu vas me peaufiner les détails de cet autre projet, répondit Qu’un-Œil. Faut qu’on sorte d’ici avec ces deux-là. À la barbe de tous les Gris de la planète.

— Problème déjà résolu. Ils sont tellement dans le pétrin qu’ils n’auront pas le temps de s’occuper de foutus lépreux. » Gobelin s’efforçait de passer une robe jaune par-dessus la tête de la Fille de la Nuit. « Rappelle-moi, à l’entrepôt, de les prévenir que cette mijaurée est tout à fait capable de créer quelques illusions.

— Je sais que ça devrait se passer ainsi. » Qu’un-Œil s’employait à enfiler Narayan dans une autre tenue de lépreux. Gobelin ne tarderait pas à troquer lui aussi sa houppelande brune contre une robe identique. Au rez-de-chaussée, nos quatre frères de la Compagnie, tous d’ascendance shadar, se déguisaient en Gris. « Je dis simplement que ça n’a aucune chance de marcher.

— Parce que l’idée vient de moi ?

— Absolument. Tu commences enfin à piger. Bienvenue dans le monde réel.

— Si jamais ça nous chie dans les doigts, va te plaindre à Roupille, pas à moi. C’est elle qui en a eu l’idée.

— Faut absolument faire quelque chose pour cette gamine. Elle gamberge beaucoup trop. Tu veux bien cesser de glandouiller ? Ces fumiers de Gris auront bientôt tout le temps de rentrer déjeuner chez eux.

— Ne le cogne pas si fort. Il doit pouvoir sortir d’ici en marchant.

— C’est à moi que tu parles ? Qu’est-ce que tu fabriques, nom de… Ôte tes mains de là-dessous, espèce de vieux dégueulasse.

— Je fixe une amulette de contrôle sur son cœur, pauvre vieil étron desséché. Pour qu’elle ne nous cause pas de soucis au retour.

— Oh, tu parles ! Ben voyons. Pourquoi est-ce que je ne vois jamais le bon côté des choses ? Au moins, tu recommences à t’intéresser aux filles. Elle est aussi bien roulée que sa mère ?

— Mieux.

— Tiens ta langue. Cette maison pourrait être hantée. Et j’ai le sentiment que certains fantômes peuvent communiquer entre eux, quoi qu’en dise Murgen. » Qu’un-Œil entreprit, à grand renfort de bourrades, de faire gravir les marches à un Narayan Singh comateux.

 

« Je crois vraiment que ça va marcher », croassa Qu’un-Œil. Le mélange Gris-lépreux semblait effectivement la méthode idéale pour sortir du Jardin des Voleurs… d’autant que les vrais Gris couraient à présent dans tous les sens, l’esprit ailleurs.

« Je ne voudrais pas te briser le cœur, grand-père, répondit Gobelin, mais je crois qu’on nous a repérés. »

Qu’un-Œil jeta un coup d’œil derrière lui. « Chiasse ! »

Un petit tapis volant fondait sur eux, escorté de corbeaux planant sans aucun bruit. Volesprit. Et, à son seul maintien, on sentait qu’elle exultait d’une joie mauvaise.

Elle projeta quelque chose.

« Dispersez-vous ! aboya Gobelin. Ne laissez surtout pas filer ces deux-là. » La gorge nouée, il affronta le tapis qui descendait à sa rencontre. Si jamais l’affaire se soldait par un face-à-face direct, il serait broyé comme un œuf sous la semelle. Il tendit une main gantée, happa au vol le globule noir qui arrivait sur lui, fouetta l’air de son bras et renvoya le projectile vers le ciel.

Volesprit poussa un glapissement de rage. Les gens de Taglios n’avaient pas cet estomac. Elle imprima une embardée à son tapis pour esquiver la sphérule noire. Et elle fit bien.

Sa chance l’avait encore favorisée. Une boule de feu, de la même espèce que celles qui avaient transpercé le mur du Palais et enflammé tant d’hommes comme des chandelles de mauvaise cire, déchira en hurlant l’espace qu’elle occupait l’instant d’avant. Elle continua de piquer vers le sol. Deux autres la manquèrent d’un cheveu. Elle interposa un bâtiment entre les tireurs d’élite et elle. Elle était dans une fureur noire mais ne la laissait pas pour autant lui obscurcir les idées.

Au-dessus d’elle, ses corbeaux explosaient comme les fusées d’un feu d’artifice muet. Sang, chair et plumes pleuvaient.

Après quelques secondes de débat intérieur extériorisé par un concert de voix, elle comprit enfin de quoi il retournait.

Ils ne se cachaient donc pas dans le Chor Bagan, finalement. Jamais elle ne les aurait surpris à essayer d’en sortir en douce s’ils ne s’y étaient pas préalablement introduits pour récupérer quelque chose. Quelque chose qu’ils ne souhaitaient pas qu’on trouvât. « Ils sont ici, en ville. Mais nous ne les avons pas encore localisés. Nous n’en avons trouvé aucune trace. Les seules rumeurs que nous avons entendues nous étaient sciemment destinées. Jusqu’à maintenant. Il y a de la sorcellerie là-dessous. Ce petit sorcier impudent. C’était l’homme à face de crapaud. Gobelin. Pourtant, le Grand Général Mogaba nous affirmait avoir vu son cadavre de ses yeux. Qui d’autre vit encore ? Le Grand Général serait-il moins loyal qu’il aimerait nous le faire croire ? »

Impossible. Mogaba n’avait pas d’autre ami qu’elle. Il lui était dévoué à perpétuité.

Volesprit fit atterrir son tapis, en descendit, replia sa légère armature de bambou, l’enroula autour et inspecta la rue des yeux. Ils étaient arrivés de cette direction. Et se dirigeaient par là. De quoi souhaitaient-ils si désespérément s’emparer, au point d’être prêts à prendre tous ces risques ? C’était sans doute assez important, en tout cas, pour qu’elle s’y intéressât elle-même.

 

Un seul maître-mot chuchoté à mi-voix suffit à éclairer entièrement la cave. La puanteur était épouvantable. Volesprit pivota lentement sur elle-même. Un homme et sa fille, apparemment. Un vieil homme et une jeune femme, en tout cas. Une lampe. Des vêtements abandonnés. Quelques poignées de riz. Un repas à base de poisson. Mais pourquoi cette encre et ces ustensiles d’écriture ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Un livre. Quelqu’un venait tout juste d’en rédiger les premières pages dans un alphabet inusité. Elle surprit un éclair noir du coin de l’œil, tournoya sur elle-même et se jeta à quatre pattes, redoutant l’attaque d’une ombre félonne. Les skildirsha vouent une haine particulièrement féroce à ceux qui ont osé leur imposer leur volonté.

Un rat détala en lâchant l’objet qui avait éveillé sa curiosité. Volesprit s’agenouilla et ramassa une longue bande de soie noire portant une pièce d’argent cousue dans un coin. « Oh, je vois. » Elle éclata du rire d’une gamine qui vient de saisir enfin le sel d’une plaisanterie éculée. Elle s’empara du livre et inspecta une dernière fois les lieux du regard avant de sortir. « Le dévouement ne paie vraiment pas. »

De retour dans la rue, elle remonta son tapis sans se soucier des tireurs embusqués. Ceux-là devaient être loin depuis longtemps. Ils connaissaient leur affaire. Mais les corbeaux les pisteraient.

Elle se pétrifia soudain pour scruter le ciel, mais sans réellement voir le corbeau blanc perché sur le faîte de la maison. « Comment ont-ils découvert que ces deux-là se terraient ici ? »