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En dépit de son enthousiasme de la veille au soir, Sahra n’avait pas manqué de nourrir quelques appréhensions à la perspective de se faire accompagner par un Gobelin dans le rôle de Sawa. Le petit sorcier n’était guère fiable. Il était capable de n’importe quoi…

Elle ne lui faisait pas assez confiance. Gobelin n’aurait pas survécu si longtemps s’il s’était livré à des inepties à l’heure du danger. Il était bien décidé à se couler dans la peau de Sawa, à jouer son rôle avec plus de vraisemblance encore que moi. Il ne décidait rien de son propre chef. Se laissait totalement guider par Minh Subredil. Mais, tout en préservant ce trompe-l’œil, il l’enrobait d’une couche magique d’indifférence. C’était à peine si Jaul Barundandi et les autres accordaient un coup d’œil à cette malheureuse idiote ; tous les regards se concentraient sur Shiki, particulièrement séduisante ce matin. Sa flûte pendait à son cou par une lanière. Quiconque tenterait d’user de la force connaîtrait une cruelle surprise.

La flûte n’était pas une nouveauté, à la différence du Ghanghesha. Aujourd’hui, Sawa elle-même trimbalait une figurine représentant ce dieu. « Tu porteras bientôt un Ghanghesha dans chaque main », persifla Barundandi pour se moquer de Minh Subredil. Elle l’avait menacé à propos de Shiki et il ne se sentait pas en veine de gentillesse.

Subredil se courba pour murmurer quelques mots à Ghanghesha, sans doute pour le supplier de pardonner à Barundandi car, au fond, c’était un homme de cœur que l’on devait seulement aidera voir la lumière. Barundandi en surprit quelques bribes et en resta un moment désemparé.

Il confia la folle et ses compagnes à sa femme, qui semblait depuis peu faire montre d’une sorte d’instinct de propriété à leur endroit. En particulier pour Subredil, qui abattait une telle besogne que Narita en était complimentée.

Narita ne manqua pas, elle non plus, de remarquer le Ghanghesha. « Si la piété permet réellement de se gagner une vie meilleure au prochain tour de Roue, tu renaîtras sûrement dans la caste des prêtres, Subredil. » Puis la grosse femme se renfrogna. « Mais il me semblait que tu avais laissé ton Ghanghesha ici hier ?

— Ah ? Ah ah ah ! Vraiment ? Je croyais l’avoir perdu pour de bon, celui-ci. Je me demandais ce que j’en avais fait. Où est-il ? Où ça ? » Elle s’y était préparée, bien qu’elle eût oublié la statuette intentionnellement.

« Du calme. Du calme. » L’histoire d’amour entre Subredil et son Ghanghesha divertissait tout le monde. « On en a bien pris soin. »

Le programme de la journée était chargé. Une bonne chose en soi : le temps passait plus vite. On ne pourrait rien entreprendre avant longtemps et, même alors, la chance devrait se mettre de la partie. À tel point qu’une bonne douzaine de Ghanghesha supplémentaires n’auraient pas été de trop.

Durant la pause de midi, alors que Subredil et ses collègues se nourrissaient de restes aux cuisines, elles eurent vent de rumeurs selon lesquelles la Protectrice serait dans une rage folle : quelqu’un aurait dérobé des livres dans la bibliothèque royale. Elle s’y trouvait à présent et menait l’enquête en personne.

Subredil lança quelques regards avertis à ses compagnes. Pas de questions. À quoi bon se préoccuper de gens pour qui l’on ne pouvait plus rien ?

D’autres bruits coururent un peu plus tard : le Purohita et plusieurs membres de Conseil privé, accompagnés de gardes du corps et de quelques traînards, avaient tous été massacrés sur les marches du Kernmi What au cours, semblait-il, d’une attaque militaire en règle renforcée d’un puissant déploiement de sorcellerie. Les récits de l’affaire étaient vagues et confus car, hormis les agresseurs, tout le monde avait tenté de gagner un abri sûr.

Subredil s’efforça d’en tenir compte, mais elle ne réussit pas à surmonter entièrement sa fureur. Kendo était un homme trop brutal pour qu’on lui confiât des responsabilités. Et c’était aussi un Vehdna un tantinet trop dévot. Ce bain de sang, sur les marches d’un de leurs principaux temples, avait peu de chances de plaire aux Gunnis.

On parlait beaucoup des signes et présages qui avaient servi d’écran de fumée et de diversion aux agresseurs lors de leur retraite et ne laissaient planer aucun doute sur l’identité des coupables, non plus que sur celle des prochaines victimes sur la liste. Chaque nuage de fumée qui ne clamait pas haut et fort « L’eau dort » tonnait « Mon frère impardonnable ».

La rumeur du rappel à Taglios du Grand Général, chargé de mater ces morts qui refusaient de le rester, ne courait que depuis vingt-quatre heures. Pour les gens de la rue, la Compagnie l’attendait de pied ferme.

Sahra était inquiète. Volesprit ne manquerait pas de quitter la bibliothèque en apprenant la nouvelle et, si elle regagnait le Palais dans un état d’extrême agitation et déjà sur ses gardes, Sahra devrait peut-être renoncer à son intervention.

La Radisha passa en coup de vent peu après. Dans le plus grand désarroi. Elle se rendit directement dans son boudoir. Sawa, visiblement bouleversée, releva brièvement les yeux du cuivre qu’elle était en train d’astiquer. Subredil repoussa sa serpillière et alla voir de quoi il retournait. Personne ne leur prêta attention.

Très peu de temps après, profitant de ce que Jaul Barundandi, passé voir comment progressait le travail, réussissait à se chamailler avec Narita, Sawa s’éloigna à l’insu de tous. Nul ne s’en rendit compte dans l’immédiat, car Sawa n’entreprenait presque jamais rien qui attirât l’attention ; en outre, elle était enrobée aujourd’hui d’un réseau de sortilèges qui renforçait encore cette espèce de don d’invisibilité.

Shiki, pâle et troublée, se rapprocha subrepticement de sa mère. Elle ne cessait de tripoter sa flûte. « On ne devrait pas y aller ?

— Il est trop tôt. Va mettre ton Ghanghesha en place. » Shiki aurait dû s’acquitter de cette tâche depuis des heures.

Les rumeurs ne cessaient d’affluer, de plus en plus alarmantes. La Protectrice était rentrée, écumante de rage, et avait rendu visite à ses ombres. Les rues de Taglios allaient connaître une nouvelle nuit de terreur.

Les femmes commencèrent à se dire qu’il serait plus avisé de terminer le travail avant que la Protectrice ne décidât d’aller voir la Radisha. Elle ne respecterait en aucun cas l’intimité de la princesse. N’avait pas fait mystère de son mépris pour les coutumes tagliennes, Narita elle-même convenait qu’il valait mieux éviter de se faire voir de la Protectrice quand elle était dans cette humeur.

C’est le moment que choisit Shiki pour s’aviser de l’absence de sa tante.

« Malédiction, Subredil ! fulmina Narita. Tu avais promis de mieux la tenir à l’œil la dernière fois.

— Pardon, maîtresse. J’étais terrifiée. Elle s’est probablement rendue aux cuisines. C’est ce qu’elle a fait l’autre fois quand elle s’est perdue. »

Shiki en avait déjà pris le chemin. « Je l’ai trouvée, mère ! » s’écriait-elle moins d’une minute plus tard.

Lorsque les autres femmes débouchèrent dans les cuisines, elles trouvèrent Sawa assise contre un mur, inanimée et couverte de vomi, une lampe en cuivre sur les genoux. « Oh, non ! s’exclama Minh Subredil. Pas encore ! » Et, tout en gesticulant aussi vainement qu’absurdement pour tenter d’éveiller l’attention de Sawa, elle manifesta un soupçon d’inquiétude et laissa entendre qu’elle craignait que sa belle-sœur ne fût tombée enceinte suite à son viol par un des membres du personnel du Palais.

Narita s’éclipsa quelques secondes plus tard, furibonde. Subredil et Shiki lui emboîtèrent le pas en soutenant Sawa et se dirigèrent vers la poterne de service. Nul ne s’avisa qu’aucune de ces femmes ne tenait encore son Ghanghesha, pas même celui que Subredil avait oublié la veille.

En raison de l’état de Sawa, de celui de Narita et de l’imminente explosion de fureur de la Protectrice, elles réussirent à toucher leur paie puis à déguerpir sans devoir graisser de nouveau la patte du lieutenant de Barundandi.

Elles s’enfoncèrent dans les ruelles tortueuses en contrebas du Palais et étendirent Sawa dans un fourgon tiré par un bœuf. À plusieurs reprises, Sahra se vit contrainte d’ordonner à Shiki de réprimer toute manifestation d’allégresse intempestive.