Chapitre 23 Où Fortune pleure pour la première fois.

En toute autre circonstance, le bailli suppléant Loiseau se fût peut-être indigné qu'on eût pris l'avis d'un subalterne pour contrôler les ordres d'un magistrat tel que lui. Mais il y avait le potage qui l'attendait à la maison.

– Ce garçon, dit-il en adressant à Bertrand un signe de tête protecteur, n'est pas si nigaud qu'on le pense. L'habitude de se frotter à des gens de ma sorte le décrassera, vous verrez. Allons, enfants, qu'on se mette en besogne ! relevez-moi ce coquin et qu'on desserre les liens de ses jambes pour qu'il puisse marcher jusqu'à la prison du Châtelet. Quant au corps du délit, avant de l’envoyer au caveau de la Montre, j'ordonne que le docteur Pujon, mon médecin ordinaire et celui de Mme Loiseau, soit requis, dans le plus bref délai d'avoir à constater l'état du cadavre : c'est à savoir,

1° si ledit Guillaume Badin est bien mort ;

2° de quoi il est mort ;

3° à quelle heure remonte la perpétration du crime.

Il jeta sa canne sous son bras d'un geste content, et campa son tricorne sur sa perruque.

Puis, tendant le jarret, il ajouta :

– Çà ! qu'on ouvre cette porte et qu'on fasse ranger le populaire pour livrer passage aux gens du roi ! J'ai bien gagné ma soupe.

Les exempts s'empressaient déjà autour de Fortune, qui se laissait faire et gardait un morne silence.

Le greffier Thirou d'un côté, Touchenot, le commissaire, de l'autre, se rapprochaient à bas bruit de Chizac pour prendre une consultation financière.

Chizac songeait et secouait la tête lentement en homme qui ne dit pas tout ce qu'il pense.

– Ces choses-là, murmura-t-il entre haut et bas, sont faites à la hâte. Il y a de fortes présomptions contre le jeune homme ; mais l'épée neuve, mais les poches vides :

Si quelqu'un eût examiné en ce moment maître Bertrand, ce quelqu'un aurait vu jaillir de ses paupières demi closes ce singulier rayon dont nous avons parlé déjà. Cela ressemblait aux lueurs paresseuses qui éclatent dans l’œil d'un chat au moment où on le caresse.

Mais personne ne faisait plus attention à maître Bertrand, qui restait abandonné dans son coin.

Le greffier et le commissaire, qui voulaient flatter Chizac sans mécontenter le bailli, répondirent en même temps tout bas :

– Monsieur, c'est notre avis ; il y a trop de hâte.

Puis tout haut :

– Ceci n'est qu'un commencement d'instruction, et, Dieu merci, le sieur Loiseau sait ce qu'il a à faire !

Loiseau, qui marchait vers la porte, haussa les épaules superbement.

– Dans chaque cause, il n'y a qu'un point, dit-il de ce ton qu'il faut prendre pour lancer un axiome, ce point je le trouve toujours, c'est mon fort. Ici le point est dans la question : pourquoi n'a-t-il pas été à son auberge ?

La porte s'ouvrit, mais les hallebardiers n'eurent pas besoin d'écarter le populaire.

Le passage était frayé d'avance : un large passage. Et la foule, tout à l'heure bruyante, se taisait.

Il y avait à ce silence subit un motif que le bailli Loiseau ne pouvait pas encore deviner. Il l'attribua d'abord, comme de raison, au respect tout naturel que l'assistance devait avoir pour sa personne ; mais, dès le premier pas qu'il voulut faire au-dehors il fut détrompé rudement.

Malgré la présence des hallebardiers, une douzaine d'hommes et de femmes sortirent des rangs pour boucher l'issue, et une marchande de la halle, parlant à voix basse, mais d'un accent impérieux, dit à Loiseau :

– Restez !

– Comment ! que je reste ! s'écria le bailli-suppléant au comble de l'indignation. Est-ce à moi que vous parlez, bonne femme, et savez-vous qui je suis ?

– Je sais qui vous êtes, répondit la marchande avec une certaine gravité, et c'est à vous que je parle. La voilà ! elle vient, restez.

Ce mot fut répété tout à l'entour et produisit un solennel murmure, car personne n'élevait le ton.

Elle ? qui ?

Loiseau n'en savait rien et peu lui importait. C'était un petit homme irritable et plein de lui-même, qui pouvait devenir féroce quand on dérangeait l'heure de ses repas.

Il allait donner l'ordre de croiser les hallebardiers lorsque le silence se rétablit tout à coup plus profond ; en même temps, la foule ondula du côté de la rue des Lombards, et dans le large vide qui se faisait, une femme parut.

C'était elle, c'était Thérèse Badin, la fille du mort, qui venait, non plus en carrosse, mais d'un pas pénible et chancelant ; appuyée d'un côté sur la harengère, de l'autre sur l'enfant qui avait lancé contre elle une émeute deux heures auparavant.

L'enfant et la harengère la soutenaient avec une compassion mêlée de respect. Et la cohue les regardait passer avec la même pitié respectueuse.

Thérèse n'avait point changé de vêtements. Elle portait toujours cette robe splendide en satin rose, semée de bouquets de perles, qu'elle avait à la fête de Mme la duchesse du Maine.

Mais cette robe était froissée et souillée par de rudes attouchements.

Thérèse avait été portée à bras pendant une grande portion du chemin.

Les fleurs de sa coiffure pendaient encore, à moitié arrachées de ses cheveux qui tombaient en désordre, et dont les masses prodigues faisaient un cadre noir à la pâleur de son visage.

Devant elle Loiseau recula, et il fit bien, car la foule l'eût fait reculer de force : il avait vu cela à la flamme sombre qui brûlait dans tous les regards.

Les hallebardiers s'écartèrent de droite et de gauche, et ils firent bien : on eût brisé leurs armes dans leurs mains.

Thérèse passa, grandie par son désespoir, et si tragiquement belle que tous les cœurs se serraient.

Elle entra.

Mais comme si, dans notre misérable vie, la farce devait toujours accompagner le drame, semblable au limaçon grotesque qui se colle aux murailles des nobles monuments, derrière Thérèse et ceux qui la soutenaient, un valet de cuisine bossu et bancal, coiffé de Bazin blanc et portant la cuiller à pot à la ceinture comme une rapière, se glissa tortueusement.

Il tenait dans ses deux mains une écuelle de faïence brune que recouvrait une assiette.

Les hallebardiers trouvèrent bon de prendre contre lui leur revanche et lui dirent :

– On ne passe pas !

Le marmiton répondit :

– C'est le déjeuner du sieur Loiseau, que dame Loiseau lui envoie tout chaud, et gare à vous s'il refroidit, malhonnêtes !

Le marmiton passa comme la belle Thérèse.

Et pendant que celle-ci allait vers le corps de son père, le marmiton aborda Loiseau, qui reçut l'envoi conjugal sans fausse honte et avec reconnaissance.

– Cherchons une bonne place, dit-il ; avec l'estomac, moi je ne plaisante jamais. As-tu une cuiller ?

Le marmiton bancal et bossu avait une cuiller.

Loiseau releva l'assiette que recouvrait l'écuelle, et la fumée de la soupe vint caresser ses narines, qui se gonflèrent.

– Tiens-toi là, dit-il, ne bouge pas, tu me serviras de table.

Et il commença tranquillement son repas.

Thérèse était tombée à deux genoux devant le corps de son père. Ses mains qui tremblaient écartèrent les cheveux collés au front du mort.

– Il est glacé, murmura-t-elle.

Ce fut sa première parole, et elle entoura le corps de ses bras comme pour le réchauffer.

À l'exception de Loiseau qui déjeunait, tout le monde suivait cette scène terrible. Dans toutes les poitrines le souffle s'arrêtait.

Dans son coin, maître Bertrand se leva sur la pointe des pieds pour mieux voir. Il y avait aux joues bouffies de Chizac des yeux livides. Fortune ouvrait des yeux tout grands, comme on fait dans le paroxysme de l'effroi, et sa bouche restait béante.

Les gardes qui étaient autour de lui remarquèrent cela. Touchenot dit au greffier Thirou :

– Une belle brune ! mazette !

Et Thirou répliqua :

Si elle avait tardé seulement une minute, on allait savoir le fin mot !

Le fin mot de l'oracle Chizac, le fin mot sur la grande question : fallait-il acheter ou vendre aujourd'hui les actions de la compagnie ?

Thérèse posa ses lèvres sur le front du mort. Ce fut un long baiser.

Puis elle parla, et sa voix changée mettait du froid dans les veines de ceux qui écoutaient.

– Mon père dit-elle, mon père chéri, toi qui m'aimais si tendrement, je n'étais pas là ! Tu m'as appelée peut-être, mais je n'ai pas entendu ta voix. J'écoutais la musique de cette fête ! je dansais !

Elle s'interrompit en un sanglot, puis, se prenant la tête à deux mains comme une folle, elle répéta :

– Je dansais !

Un autre sanglot se fit entendre ; il sortait de la poitrine de Fortune.

Thérèse se tourna vers lui. Elle fit comme si elle ne le reconnaissait point.

Fortune s'appuya des deux mains au garde qui était le plus proche ; Thérèse lissait et caressait les cheveux souillés du cadavre.

– Tu étais bien tranquille, dit-elle, et bien heureux là-bas dans notre petite chambre, tu ne souhaitais rien que de me voir contente : nous étions tout l'un pour l'autre, et quand tu me parlais de l'amour qui vient aux jeunes filles, je te répondais : les autres n'ont pas un père comme toi ; moi, je ne veux aimer que toi !

Elle cacha sa tête dans le sein du vieillard.

Fortune dit au garde :

– Je ne peux pas essuyer mes yeux et je veux voir.

Le garde passa un mouchoir sur ses paupières, et Fortune remercia.

– C'eût été dommage, fit Loiseau la bouche pleine de soupe, je n'en ai jamais mangé, de meilleure !

– C'est grande pitié d'entendre cette pauvre fille-là, dit le marmiton, et voyez ! celui qui a les mains liées pleure comme une Madeleine, monsieur Loiseau.

– Bon, bon, gronda le juge, un honnête homme aurait couché à son auberge.

Thérèse poursuivait pour elle-même et d'une voix qui ne s'entendait presque plus ; mais la foule devinait ses paroles au-dehors, car tous les yeux étaient pleins de larmes :

– Mon père, ce que tu avais te suffisait. Chez nous, il n'y avait que moi d'ambitieuse. C'est moi qui t'arrachai un jour à ton pauvre bonheur ; je voulais pour toi la fortune, que sais-je ? le pouvoir… C'est moi qui t'ai amené ici, c'est moi qui t'ai donné cet argent funeste qui appelle le crime. Mon père, mon père, c'est moi qui t'ai tué !

Elle s'affaissa sur elle-même et resta accroupie.

Au-dehors la foule s'écria :

– L'assassin ! nous voulons l'assassin !

Chizac releva la tête vivement, éveillé en lui une idée soudaine.

Il n'avait rien à craindre ni à désirer, ce riche, et pourtant son regard exprimait du soulagement et désespoir.

Quelqu'un le frôla en passant ; il se retourna et son regard croisa celui de l'inspecteur Bertrand qui se dirigeait vers la porte.

– L'assassin, répéta Thérèse, qui se leva toute droite, où est l'assassin ?

Elle regarda autour d'elle en ajoutant :

– L'assassin de mon père !

Personne ne lui répondit.

Son regard avait presque achevé le tour de la chambre lorsqu'il tomba sur Fortune.

Fortune était le seul qui fût garrotté.

Thérèse eut un mouvement comme pour s'élancer vers lui, mais elle le reconnut à ce moment et recula de plusieurs pas en disant :

– Lui ! oh ! ce serait horrible !

Sa pâleur ne pouvait pas augmenter, mais ses yeux exprimaient une angoisse nouvelle.