Si l'étoile de Fortune avait eu quelquefois des torts, il faut bien avouer qu'elle les réparait amplement à cette heure, car Mme La Pistole était une véritable trouvaille.
– Quoique je n'aie jamais souhaité, dit notre cavalier d'un air modeste, faire avec votre personne le troc de ma tournure et de ma figure, je ne suis pas fâché de posséder pour quelque temps cet anneau des contes de ma Mère l'Oie qui rend les chevaliers invisibles. C'est la meilleure armure que puisse revêtir un homme isolé comme je le suis au milieu de tant d'ennemis. Où trouverai-je ton mari, ma toute belle ?
– À son ancien logis, répondit Zerline ; mais il ne faut pas faire grand fond sur le pauvre homme, car il est resté bien frappé de sa dernière aventure. Il s'est terré comme un lapin et nourrit la pensée de se faire chartreux pour éviter les dangers qui parsèment les sentiers de la vie mondaine… Ne riez pas, cavalier, vous gênez mon travail. Écoutez plutôt, car j'ai encore quelques petites choses à vous apprendre.
Elle avait pris dans un des tiroirs de la toilette trois ou quatre godets, et mélangeait prestement des couleurs sur une petite plaque de porcelaine.
Fortune poussa un gros soupir, parce que les premiers coups de pinceau lui avaient gâté le visage qu'il aimait le mieux au monde : le sien.
Cela ne l'empêchait pas d'adorer Muguette et d'être brave garçon, mais la goutte de sang de Richelieu qu'il avait dans les veines lui donnait pour un peu cette robuste fatuité qui remplaçait le génie chez le neveu de l'illustre cardinal.
– Ce n'est que l'ébauche, disait cependant Zerline ; quand nous allons fondre les nuances vous paraîtrez moins laid que cela. Vous serez content, monseigneur, et j'espère que, si vous avez jamais besoin d'un semblable coup demain, vous m'accorderez votre pratique. À nos affaires ; on parle presque autant du Richelieu que de vous à l'Arsenal, à cause de son traité avec l'Espagne que vous avez eu la bonté d'apporter dans votre fameux bâton, et qui nous le livrera pieds et poings liés un jour ou l'autre. C'est une conquête de première ordre, qui fera entrer dans notre forêt les trois quarts et demi des femmes de Paris.
«Depuis sa sortie de la Bastille, M. le duc a déjà fait des siennes et l'on prétend que le régent l'a surpris en un lieu où ils ne devaient se trouver ni l'un ni l'autre. Le régent aurait, dit-on, tiré l'épée, et Mlle de Valois, cette douce fille d'un si respectable père, l'aurait assis sur le plancher, à l'aide d'un croc-en-jambe, pour donner à M. de Richelieu, le temps de sauter par une fenêtre. Tournez-vous un peu qu'on accommode la joue gauche. Vous jugez qu'après de pareils scandales, il est bien temps de mettre M. le régent dans une maison de correction.
– Et le Richelieu ? s'écria Fortune.
– C'est bien différent ! Il est avec nous, on lui tressera des couronnes. Ce qu'il vous importe de savoir, c'est que, hier, chez Cadillac, il y a eu confirmation de certain pari entre lui et M. de Gacé. Vous savez ce dont je veux parler, car vous avez pâli. Dans trois jours aura lieu le petit -souper où M. le duc a promis de montrer à ses amis, assises toutes deux à la même table, l'une à droite de lui, l'autre à gauche, la belle Thérèse Badin et la belle Aldée de Bourbon.
– En voilà assez ! dit Fortune en sautant sur ses pieds. Tu ne sais quel deuil se cache sous toutes ces folies, ma fille, et je n'ai pas le cœur de te l'expliquer. Lequel de ces uniformes me prêtes-tu ?
– Celui qui siéra le mieux à votre taille, cavalier. Choisissez, et quand vous serez assez couvert pour que la décence me permette de vous revoir ; je donnerai la dernière main à votre toilette.
Elle l'enferma dans la seconde chambre, où étaient pendus ces costumes d'exempts qui semblaient en vérité trop nombreux pour n'avoir point d'autre destination que le théâtre.
Deux minutes après, Fortune reparut, déguisé de la tête aux pieds.
– Depuis que dame Thémis met des faux poids dans sa balance, s'écria Zerline, on n'aura jamais vu un si joli suppôt que vous, cavalier ! Laissez-moi aplatir encore cette mèche… Au chapeau maintenant ! Et le baiser promis, s'il vous plaît, mais vous ne le direz pas à ce pauvre La Pistole.
Fortune l'embrassa d'un air distrait, jeta un dernier regard au miroir et s'élança vers la porte.
Où allez-vous ? demanda Zerline.
Je veux être roué vif en place de Grève, répliqua Fortune, si j'en sais rien… je vais me faire tuer s'il le faut mais il n'y a pas une idée qui vaille dans ma pauvre cervelle.
Il descendait déjà l'escalier quatre à quatre.
Zerline lui cria d'en haut.
– La petite maison que Chizac-le-Riche a louée à M. le duc est au coin de la rue d'Anjou et du chemin de la Ville-l'Évêque. Bonne chance, cavalier, et au revoir !
Une fois dans la rue, Fortune se mit à courir. Il essayait de réfléchir et ne pouvait pas. Les différents devoirs dont il s'était chargé revenaient tous ensemble dans son esprit et y produisaient une confusion inexprimable.
Il longea le bord de l'eau en directe ligne, depuis le mail d'Henri IV jusqu'aux abords du Châtelet, où il s'arrêta une minute pour voir la foule de curieux stationnant devant le caveau des Montres.
Fortune poursuivit sa route et remonta la rue Saint-Denis par la fantaisie qu'il avait de revoir un peu le théâtre de sa principale aventure dans la rue des Cinq-Diamants, Il y avait aussi des curieux établis en permanence entre le cabaret des Trois-Singes et la porte du trou habité naguère par Guillaume Badin. Fortune reconnut du premier coup d’œil quelques-uns de ceux qui avaient assisté à la visite judiciaire.
En un moins d'un quart d'heure, il eut arpenté la grande rue Saint-Honoré, et deux heures après midi sonnaient au couvent de la Madeleine quand il s'arrêta, baigné de sueur, au coin de la rue d'Anjou et du chemin de la Ville-l'Évêque.
En arrivant, Fortune se crut devant la grille du banqueroutier Basfroid de Montmaur, tant la petite maison affermée par M. le duc à Chizac-le-Riche avait un entourage semblable à celle de l'ancien banquier des pauvres.
Entre les arbres, çà et là, on voyait quelques bancs de bois.
Fortune s'assit sur l'un de ces bancs, à proximité de la grille.
Son estomac le tiraillait terriblement et il s'accusait en lui-même de n'avoir point mis à contribution le garde manger de l'Arsenal.
Mais à l’œuvre on devient artisan, et notre cavalier, sans s'en douter, faisait le dur apprentissage du métier de diplomate. Il songeait si laborieusement que les plaintes de son estomac avaient tort.
Dans sa cervelle, violemment sollicitée, un embryon de plan naissait, bien confus encore et bien vague, mais qui promettait d'embrasser l'ensemble des affaires que Fortune s'était mises sur le dos.
Les calculateurs novices voient ainsi au premier abord la lumière se produire, mais cela ne dure pas, et bientôt la nuit revient plus profonde.
Ainsi en fut-il pour Fortune qui, au bout de dix minutes, se frappa le front en se disant avec détresse :
– Je n'y vois plus, corbac ! et j'en perdrai la tête !
Mais le germe de ces pensées reste dans l'esprit et parfois, plus tard, il fructifie. Le plus sage est de ne pas s'acharner dans le premier moment.
Fortune fut distrait par l'arrivée d'un carrosse qui était à quatre chevaux et abondamment doré. Le carrosse s'arrêta devant la grille.
Fortune en vit descendre un vieillard lourd et cassé qu'il ne reconnut point au premier aspect.
Cependant, quand le vieillard passa non loin de lui pour aborder la grille, Fortune se demanda :
– Est-ce que ce ne serait point Chizac-le-Riche ?
Le vieillard fut introduit et la grille se referma.
Presque aussitôt après la grille se rouvrit pour donner passage à deux grisettes, lestes et pimpantes, qui avaient le panier au coude et qui mirent avec résolution leurs petits pieds, cambrés hardiment, dans la boue du chemin de la Ville-l’Évêque.
Elles rirent comme deux folles ; ces deux grisettes, et s'étonner que M. le duc, entouré de tant de grandes dames, descendît à de pareilles amours, lorsque du fond de la rue d'Anjou apparurent deux nobles carrosses que surmontaient les monumentales perruques de deux magnifiques cochers.
Les deux grisettes se donnèrent la main en riant toujours ; l'une sauta dans le carrosse de droite et l'autre dans le carrosse de gauche, et Fortune entendit des voix argentines qui sortaient des portières, disant :
– Hôtel de Condé !
– Palais-Royal !
Un autre carrosse arrivait par le chemin de la Ville-l'Évêque, blasonné abondamment, vaste comme une arche, et traîné par quatre chevaux hauts sur jambes.
Fortune avait déjà vu la dame entre deux âges qui montrait à la portière sa figure, restaurée comme un tableau. Zerline elle-même n'aurait pu produire un plus parfait chef-d’œuvre de rentoilage.
– Mme la maréchale ! dit le laquais qui vint sonner à la grille.
Mais le concierge répondit :
– Monsieur le duc subit son exil en son château de Saint-Germain-en-Laye. Et l'énorme carrosse s'éloigna tristement.
Il en vint d'autres, des vieux et des jeunes, qui tous furent éconduits par le portier, plus inflexible que Cerbère.
Une couple d'heures se passa. L'estomac de Fortune arrivait au dernier degré de la détresse ; mais son plan marchait et se débrouillait peu à peu.
Au moment où la chapelle de Ville-l'Évêque sonnait quatre heures, la grille s'ouvrit une dernière fois, et Chizac-le-Riche, car c'était bien Chizac, vieilli de dix années et trois jours, passa le seuil, précédant un jeune homme de taille charmante mais un peu efféminée, qui marchait appuyé sur une longue canne, dont la pomme d'or était rehaussée de trois rangs de diamants.
Toute l'âme de Fortune était dans ses yeux.
Il n'avait jamais vu M. le duc de Richelieu depuis ces jours lointains où on le fouettait, lui, Fortune, quand M. le duc avait fait le méchant.
Pourtant il le reconnut d'un coup d'œil, à cause de ce vieux seigneur dont la physionomie restait dans sa mémoire, pour les quelques baisers qu'il se souvenait d'avoir reçus.
– La mule du pape ! pensa-t-il, toutes ces femmes folles n'ont pas si méchant goût que je le croyais, et ce serait dommage d'écraser cette jolie tête entre deux pierres !