Cette fois, la chasse ne fut pas longue. Fortune, en effet, n'eut qu'à tourner l'extrémité de la charmille, qui s'arrêtait à une vingtaine de pas de la grille, pour se trouver dans une autre route, à l'entrée de laquelle le compagnon maçon et son chien prenaient leur repas.
À cet aspect inopiné le chien resta bien tranquille, mais l'homme bondit sur ses pieds et saisit sa canne de compagnon avec tous les signes de la frayeur et de la colère.
En même temps il s'écria :
– Pille, Fortune, pille ! pille !
Il paraît que l'épagneul se nommait aussi Fortune, Car à l'appel de son maître il ne fit qu'un saut jusqu'à la gorge de notre cavalier.
Mais il faut bien se rendre compte de cette circonstance : si notre cavalier eût été un homme ordinaire, nous ne prendrions point tant de peine pour raconter ses aventures.
Fortune, j'entends l'homme et le chrétien, arrêta Fortune l'épagneul d'un coup de pied droit, lancé juste entre ses deux pattes de devant.
L'animal Fortune roula sur l'herbe en geignant et l'écume de sa gueule devint rouge.
Fortune le bipède fit tournoyer sa longue canne, et, sans autre explication préalable, il en allongea un formidable fendant qui eût broyé du premier coup la tête de son adversaire, si celui-ci n'eût été à la parade.
Certes, la bataille promettait d'être curieuse et bien disputée, car l'ancien rousseau, ce dangereux espion, sans posséder la robuste apparence de notre ami Fortune, n'était point un gaillard à dédaigner.
Sa taille un peu courte était parfaitement prise depuis qu'il n'avait plus sa bosse, et il maniait son bâton en expert.
Restait donc sa jambe boiteuse, mais sous ce rapport Fortune lui rendait la pareille.
Si d'un côté Fortune avait son étoile, de l'autre le rousseau était pourvu de son chien qui, revenu de son premier étourdissement, pouvait opérer une lutte vaillamment soutenue de part et d'autre.
Le combat, en effet, finit au moment même où il commençait, non point faute de combattants, mais faute d'armes, et Fortune, le chien, n'eut pas même le temps de reprendre ses sens pour venir au secours de son maître.
Ces deux longues et belles cannes de compagnons qui semblaient si propres à casser des bras et à fêler des crânes se brisèrent toutes les deux en pièces au premier choc.
Vous eussiez dit, en vérité, une plaisanterie préparée pour faire rire les spectateurs d'un théâtre.
Elles étaient creuses toutes les deux, ces cannes, et toutes les deux, en se rompant, laissèrent échapper une pluie de petits papiers…
Le chien malade aboya plaintivement, les deux hommes restèrent immobiles, plantés en face l'un de l'autre et se regardant avec des yeux arrondis par l'ébahissement.
Tous deux avaient à la main leurs tronçons de canne, longs comme des baguettes de tambour.
Quand ils se furent bien regardés, leurs yeux se reportèrent sur le gazon, cherchant les papiers éparpillés.
Cela dura longtemps, si longtemps que le chien, retrouvant ses instincts, se mit à ramper vers Fortune, son homonyme.
Fortune ne le voyait point.
– À bas ! Fortune ! ordonna l'ancien rousseau.
Puis, se tournant vers notre cavalier, il ajouta d'un ton doux et poli :
– Je changerai le nom de la bête si c'est votre bon plaisir, Monsieur…
– Monsieur, répondit Fortune sur le même ton, je vous en serai obligé, assurément.
– Faraud ! appela aussitôt l'ancien rousseau.
Le chien dressa les oreilles, puis il vint en faisant le gros dos comme un chat, se coucher aux pieds de son maître.
– Faraud est son vrai nom, reprit celui-ci, je lui avais donné le nom de Fortune par rancune, contre vous, après tout le mal que vous m'avez fait.
– La mule du pape ! s'écria notre cavalier, je vous ai fait du mal, moi ! Dites donc que vous me poursuivez depuis quatre cents lieues comme un remords, et qu'à l'heure où nous sommes vous m'empêchez encore d'entrer dans Paris !
– C'est-à-dire, répliqua l'ancien rousseau non sans retrouver quelques accents de colère, c'est-à-dire que vous me donnez la chasse depuis Alcala de Hénarès et qu'à l'heure présente vous me fermez la porte de la ville.
Les choses prenaient évidemment cette tournure paisible et lente qui précède une explication. La curiosité était éveillée des deux parts mais Fortune y joignait un autre sentiment.
– Mon camarade, dit-il, je soupçonne quelque malentendu entre nous, et depuis que vous ne portez plus cet emplâtre vert qui allait si mal avec votre perruque rousse, je vous trouve la figure de tout le monde. M'est-il permis de vous demander où votre chien Faraud avait trouvé cet os qu'il mordait si bellement tout à l'heure ?
Le plus dangereux des espions se prit à rire.
– En somme, murmura-t-il, vous avez l'air d'un joyeux compagnon, et votre question signifie, je suppose, que vous n'avez point déjeuné ce matin ?
– Juste, mon camarade ! s'écria Fortune. Auriez-vous donc par hasard un bon cœur ?
– Et quelques provisions, ajouta-t-il, car j'ai commencé ma fournée à minuit à cause de vous, et mon souper d'hier au soir est sous la semelle de mes bottes.
L'ancien rousseau fit un pas en arrière, démasquant ainsi un chanteau de pain et une éclanche de mouton froide qui était à demi cachée derrière son bissac, tout blanc de plâtre.
Les yeux de Fortune brillèrent, et désormais son mortel ennemi se montra à lui sous un tout autre aspect.
– Pourquoi, diable, aviez-vous pris ce déguisement ? demanda notre cavalier en s'asseyant sur l'herbe, à proximité de l'éclanche.
– À cause de vous, parbleu ! répondit l'autre, qui coupa une bonne tranche de viande et la posa sur un morceau de pain. Je savais que vous m'aurez pris ma femme.
– Votre femme ! répéta Fortune, qui faillit, dans son étonnement, avaler de travers la première bouchée. Je veux mourir si je connais votre femme ! Après cela, se reprit-il en souriant avec une certaine complaisance, j'en connais tant et tant ! s’il vous plaît ?
L'ancien rousseau lui tendit sa gourde fraternellement.
– Prenez garde de vous étrangler, dit-il. Ma famille est bien connue dans la rue du Petit-Hurleur, et je suis le septième fils de maître Camus, le mercier. Mon vrai nom est Vincent Camus ; mais je me suis mésallié, malheureusement, et vous savez où cela mène ! Au théâtre de la foire Saint-Laurent on m'appelle La Pistole.
Ceci fut prononcé d'un ton modeste et orgueilleux à la fois. Fortune, qui avait bu une énorme lampée, s'écria :
– La Pistole ! la mule du pape ! le célèbre La Pistole ! sang de moi ! Je serais bien au regret si je vous avais cassé la tête… La Pistole, mon ami, je puis vous jurer sur mon salut que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam Mme La Pistole.
Le fils du mercier Camus reprit sa gourde et dit avec un accent de reproche :
– Alors, pourquoi étiez-vous toujours sur ses talons au pont du Hénarès, au logis de ce vieux scélérat Michel Pacheco ?…
– Il vous a aussi volé quelque chose ? interrompit Fortune.
– À Tudela, poursuivit La Pistole, à Siguenza et dans l'hôtellerie de Saint-Jean-Pied-de-Port ?
Fortune le regarda la bouche pleine ; il songeait à la Française.
– Est-ce que ce serait ?… murmura-t-il avec une stupéfaction profonde.
– Juste ! fit La Pistole. Ma femme est Zerline, la chambrière de la sœur d'Apollon.
Fortune lui saisit les deux mains.
– Et qui est la sœur d'Apollon ? demanda-t-il.
– Ah ! ah ! fit La Pistole, prenant un ton de réserve, une muse probablement. Buvez et mangez, mon camarade ; je ne m'occupe point des choses qui sont au-dessus de moi.
Fortune n'avait pas besoin qu'on lui recommandât de manger et de boire ; il s'en acquittait en conscience.
Si Son Éminence le cardinal Albéroni et si Son Altesse Royale le duc d'Orléans, régent de France, avaient su ce qui se passait dans un coin de l'ancienne folie du banqueroutier Basfroid de Montmaur, le premier eût été bien inquiet, le second bien joyeux.
Les petits papiers restaient, en effet, tranquillement là où le vent les avait mis.
Tous les secrets de la politique espagnole jonchaient l'herbe à trente pas d'une grille ouverte.
Il y avait ici la vie d'une douzaine de grands seigneurs et de plusieurs milliers de gentilshommes avec la liberté de toute la lignée illégitime de Louis XIV.
Les deux cannes, en se brisant, avaient jeté au vent deux exemplaires complets de la conspiration de Cellamare.
Et Fortune mangeait sans oublier de boire, et La Pistole bavardait.
Ni l'un ni l'autre n'avaient encore songé à mettre les précieux papiers en lieu sûr.
Ce fut La Pistole qui en eut la première idée, encore son idée se traduisit-elle sous une forme qui était la continuation de son erreur.
– Il faut ramasser tout cela, dit-il ; je pense que vous avez assez de confiance en moi pour me laisser vaquer à ce soin pendant que vous continuez votre repas.
– Certes, certes, répondit Fortune la bouche pleine.
La Pistole se mit aussitôt en besogne ; tout en cueillant les papiers un à un sur le gazon, il ajouta :
– Nous pourrions savoir ici le pour et le contre, puisque vous apportiez sans doute le message de M. de Goyon, tandis que je servais de facteur au cardinal.
– Mais du tout ! s'écria Fortune, c'est le contraire.
– Comment, le contraire ? M. de La Roche-Laury m'avait dit…
– Vous connaissez La Roche-Laury ?
– C'est lui qui m'avait raconté vos aventures avec ma femme.
Fortune éclata de rire.
– Et moi, s'écria-t-il, c'est le cardinal qui m'avait ordonné de vous éviter, comme la peste.
La Pistole apportait en ce moment dans ses deux mains l'ensemble des papiers ramassés.
– Ces grands politiques, dit Fortune, ont les mêmes proverbes que les porteurs d'eau : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, voilà la fin de l'histoire. J'avais ordre de vous éviter, c'est vrai, mais j'avais aussi défense de me battre contre vous.
– C'est comme moi, s'écria La Pistole.
– Eh bien ! mon camarade, conclut Fortune en s'essuyant la bouche d'un revers de main, car il n'avait pas de serviette, grand merci de votre déjeuner que je vous rendrai à l'occasion avec usure. Foi de soldats, je n'ai jamais échangé plus de dix bredouilles avec Mme La Pistole, et encore ce fut seulement à Saint-Jean-Pied-de-Port, une semaine pour le moins après notre départ de Madrid. Avant cela je ne l'avais jamais vue. Tâchons de retrouver, parmi ces dépêches, vous les vôtres, moi les miennes, et allons au lieu qui a été indiqué à chacun de nous.
La Pistole déposa devant lui les papiers dont il avait déjà examiné quelques-uns.
– Le partage ne sera pas très facile, dit-il, c'est écrit en chiffres. Avez-vous la clé, vous ?
– Pas seulement un loquet, mon camarade, répondit Fortune qui prit au hasard un des papiers, puis un autre.
– Tiens ! tiens ! s'écria-t-il après avoir examiné le second, en voici deux qui sont absolument semblables, voyez plutôt !
– Deux gouttes d'eau ! répondit La Pistole après avoir examiné, et tenez ! en voici deux autres… et deux autres encore !
– Tout est deux par deux, dit Fortune, nous sommes évidemment des messagers envoyés en duplicata.
– Il y en a peut-être encore d'autres, ajouta La Pistole.
– En tout cas, le partage est bien aisé, reprit Fortune ; nous n'avons qu'à mettre ce qui vous appartient à droite, ce qui me revient à gauche, et à fourrer le tout dans nos poches.
La Pistole commença aussitôt ce travail de séparation.
– Moi, dit-il, j'ai encore une bonne course à faire, je vais porter cela au quartier des Halles.
– Rue des Bourdonnais ? s'écria Fortune.
– Juste ! chez le sieur Guillaume Badin.
– Première basse de viole à l'Opéra : c'est comme moi.
– Et on vous a promis cinq cents louis ? demanda La Pistole.
– Ni plus ni moins, répondit Fortune, plus cinq cents autres louis de récompense au cas où j'arriverais le premier.
– Eh bien, fit La Pistole, puisque vous n'êtes pas le galant de Zerline, mon abominable femme, monsieur Fortune, il n'y a plus entre nous que ces cinq cents derniers louis. je vous propose d'aller ensemble chez ce Guillaume Badin, bras dessus, bras dessous.
– Et de couper en deux la récompense ? interrompit Fortune. Tope ! jamais je n'aurais cru que nous ferions une paire d'amis.
Le partage des dépêches était terminé et chacun avait son compte, le contenu des deux cannes creuses se trouvant être exactement pareil.
Chacun d'eux mit son contingent dans sa poche, puis Fortune tendit la main à La Pistole, qui la serra cordialement.
Le grand épagneul remuait la queue. Malgré le coup de pied reçu, il semblait avoir une sympathie naturelle pour Fortune, dont il avait porté un instant le nom.
Tous deux pareillement habillés et plâtrés, nos anciens ennemis quittèrent en se tenant sous le bras ce lieu qui avait failli devenir un champ de bataille.
Ils tournèrent à droite en quittant le chemin, pour remonter la contrescarpe Saint-Antoine et entrer dans la ville par le Pont-aux-Choux.
Nos nouveaux amis longèrent sans encombre l'enclos du Temple, traversèrent le carré Saint-Martin, tournèrent la rue des Ours et descendirent aux Halles par la grande rue Saint-Denis.
Dans le quartier des Bourdonnais, tout le monde connaissait Guillaume Badin, première basse de viole à l'Opéra, et dès que Fortune eut prononcé son nom, dix passants lui indiquèrent le numéro 9 comme étant sa demeure.
Seulement ces passants avaient de singulières figures : les uns riaient, d'autres hochaient la tête, d'autres encore haussaient les épaules.
Ce fut bien autre chose encore quand nos deux compagnons eurent franchi la porte du numéro 9.
Il y avait dans la cour une véritable émeute, composée des gens de la maison, d'un bon nombre de dames de la Halle, de garçons ferronniers et drapiers auxquels se joignaient une demi-douzaine d'élèves droguistes de la halle des Lombards.
Nos deux amis n'eurent pas besoin d'interroger, car tout ce petit monde turbulent et bavard s'occupait de Guillaume Badin.
Et aussi de Thérèse Badin, sa fille, qui semblait partager avec lui un succès d'immense popularité.
– Tout ce qui reluit n'est pas or, disaient les dames de la Halle, le père et la fille n'iront pas loin sans se casser le cou.
– Il a gagné un demi-million sur les actions d'Amérique, répondaient quelques garçons droguistes qui avaient de l'eau plein la bouche.
Le voisinage du tripot Quincampoix affolait la rue des Lombards.
D'autres bavardaient :
– Il a acheté de Chizac-le-Riche le cabaret des Trois-Singes.
– L'a-t-il payé ? ripostait une harengère, alors qu'il nous paye !
– Il n'a pas le sou !
– Il a reperdu dix fois ce qu'il avait gagné !
– Et sa fille a un carrosse maintenant ; est-ce que c’est pas pitié !
– Et de grands laquais à livrée !
– Et des diamants et de la soie ! et du velours !
– Puisqu'elle est danseuse, objecta un jeune apothicaire au cœur chevaleresque, et puisqu'elle est belle comme les amours ! Fortune et La Pistole choisirent ce moment pour percer les groupes.
– Je vous prie, mes bonnes gens, demanda Fortune avec politesse, ledit sieur Guillaume Badin ne demeure-il plus en ce logis ?
Cette question inopinée produisit un instant de silence.
Puis l'émeute entière fut prise d'une gaieté folle et entoura notre cavalier en poussant un vaste éclat de rire.