Chapitre 28 Où Fortune passe un quart d'heure agréable à écouter le récit d'une galante aventure.

– Après bien des tours et des détours, continua le petit Bourbon, je me trouvai dans le quartier des gens de qualité :

« Sur mon assertion effrontée que je venais avec le message du gouverneur, on m'ouvrit une porte et je me trouvai, non point encore dans la prison du Richelieu, mais dans une manière d'antichambre assez propre où l'illustre Raffé, votre valet de chambre, était commodément renversé dans un fauteuil.

« – Je viens trouver monsieur le duc, lui dis-je.

« – Occupé, répondit-il sans me regarder. Mais j'ajoutai :

« – C'est un ordre de monsieur le gouverneur.

« – Le célèbre Raffé, continua Courtenay, eut la bonté de se lever et me demanda avec la politesse insolente de ses pareils :

« – Mon garçon, la commission de monsieur le gouverneur est-elle bien pressée ?

« – Si pressée, répondis-je, que je ne peux pas attendre une minute.

« Il lâcha sa correspondance qui s'éparpilla sur le guéridon et s'en alla frapper doucement à une porte intérieure.

« Avant d'obtenir une réponse, il frappa pour le moins quatre fois. Je maugréais tout bas dans ma barbe pour soutenir mon rôle.

« Enfin, on ouvrit.

« Il y eut un bruit de soie froissée, une porte se ferma à l'intérieur et je fus introduit.

« M. le duc avait une robe de lampas bleu de ciel ramagée d'or et doublée.

« – Faites vite, l'ami, me dit-il.

« – Je dois parler à monsieur le duc sans témoins, répondis-je.

« Un signe impatient renvoya l'illustre Raffé.

« – Dépêchez, l'ami, me dit alors le duc, vous ne pouvez pas savoir à quel point votre visite m'est importune.

« Il y avait trois portes à la cellule qui, certes, ne présentait pas l'aspect riant d'un boudoir, mais qui ne ressemblait pas non plus à une prison.

« Je négligeai les deux portes intérieures, mais je mis le verrou à celle par où Raffé venait de sortir.

« Et sans autre forme de procès, je dois l'avouer à ma très grande honte, je tombai sur M. le duc à bras raccourcis.

Fortune avait toutes les peines du monde à retenir l'expression de son allégresse.

– Quel amour de prince vous faites ! dit-il seulement. Allez ! allez toujours ! à bras raccourcis, sang de moi ! allez !

– Il n'y a pas de quoi se vanter, poursuivit Courtenay, entre gentilshommes cela ne se fait guère, c'est certain mais que voulez-vous ! j'avais faim et soif de battre ce muguet, et je m'en donnai, par la sambleu ! avec gourmandise, avec goinfrerie !

« Il se défendait, le malheureux, car il a du cœur à sa manière ; il cherchait surtout à protéger ce charmant minois qui est sa fortune et son génie, mais moi j'y allais bon jeu bon argent, battant partout et disant :

« – Monsieur le duc, j'en suis bien fâché, mais on fait ce qu'on peut, et nous n'avons pas ici nos rapières. À défaut du menuet, dansons une gigue à la bonne franquette !

« Et c'était une pluie de horions !

Fortune se jeta au cou du chevalier et l'embrassa avec enthousiasme.

– Un déluge de gourmades, continuait celui-ci, ce qui ne m'empêchait pas de bavarder : « À la guerre comme à la guerre, monsieur le duc, une autre fois nous croiserons l'épée, si le cœur vous en dit, car je veux bien vous donner cette consolation. Vous avez l'honneur en ce moment d'être rossé par la première noblesse de France. Sans le prêtre rouge qui donna un certain lustre à votre nom, vous sortiriez d'une maison de gentillâtres, mon bon. Moi, je suis Valois comme François Ier, et c'est le poing d'un fils de Philippe-Auguste qui vous poche l'œil droit, mon cher.

« L'œil droit fut poché comme Philippe-Auguste lui-même aurait pu faire à un œil anglais de Bouvines, et le malheureux bellâtre tomba dans une bergère en criant au secours.

« Le célèbre Raffé ne put pas entrer à cause du verrou, mais les deux autres portes s'ouvrirent avec violence et deux femmes, – ah ! deux femmes ravissantes ! s'élancèrent de droite et de gauche, échevelées comme des Euménides.

« Elles vinrent toutes deux sur moi bravement, tenant à la main des petits poignards qui étaient des bijoux.

« Je vous les montrerai, je les ai ici près dans ma cellule, et ce sont eux qui me servent à creuser mon terrier.

« Du premier coup d'œil j'avais reconnu deux de mes cousines, deux princesses du sang royal, deux admirables filles qui seront peut-être reines un jour chez les Savoyards ou chez les Teutons. Je me tenais prêt à parer leurs coups lorsqu'elles s'arrêtèrent furieuses, à la vue l'une de l'autre.

« – Ah ! madame, dit la délicieuse Valois, ceci n'est pas un jeu !

– Mlle de Charolais répondit aigrement :

« – Vous avez triché, madame !

« Et, vrai Dieu ! elles firent un mouvement pour en venir aux mains.

« Je les séparai par bonté d'âme, car ce pauvre duc ne valait guère mieux qu'un perclus. Il était anéanti et sa figure faisait pitié sous ses papillotes.

« – Vous aviez promis de ne jamais venir ici sans moi, reprit la fille du régent que je tenais du bras droit.

« – N'aviez-vous pas fait la même promesse ? riposta la fille de Condé que je maintenais de la main gauche.

« – Il me semble, dit Mlle de Valois, essayant un air de majesté, que vous pourriez bien me donner mon titre de madame.

« – Madame, repartit Mlle de Charolais, je me rappellerai votre titre quand vous vous souviendrez du mien !

« Leurs Altesses Royales étaient véritablement bien en colère. Moi, ma fringale était passée ; j'avais bu, j'avais mangé de la vengeance à tire-larigot, et l'œil poché de l'infortuné duc m'inspirait une compassion mêlée de remords.

– Allons donc ! s'écria Fortune, moi je regrette l'autre : j'aurais poché les deux !

– Mais voilà le côté touchant de l'aventure, reprit Courtenay, la rage des deux princesses tomba comme par enchantement quand leurs regards se tournèrent vers le visage ravagé de leur bien-aimé duc ; elles jetèrent leurs poignards que je ramassai prudemment, elles s'élancèrent toutes deux à la fois en poussant un cri déchirant et se prosternèrent, côte à côte, aux genoux de l'idole.

« – Ingrat ! firent-elles d'une même voix caressante.

« Puis elles ajoutèrent tendrement :

« – Celui qui vous a traité si indignement sera roué vif en place de Grève, mon cœur !

« C'était assurément la moindre des choses pour expier un pareil sacrilège.

« Le duc demanda une goutte d'eau. Elles se levèrent éperdues, mais ce fut moi qui allai tirer le verrou pour donner passage au célèbre Raffé.

« Aussitôt que Raffé fut entré, j'entrouvris mon costume de comédien et je déclinai tranquillement mes noms, titres et qualités.

« Mes deux belles cousines ne prononcèrent pas une parole. Chacune d'elles me toisa d'un air morne. Ni l'une ni l'autre ne me demanda le secret : j'ai là deux mortelles ennemies qui me mèneront très loin, sinon jusqu'à la place de Grève.

« Je les saluai comme c'était mon devoir ; j'assurai M. le duc que je serais à sa complète disposition dès que les circonstances le permettraient, et je fournis le numéro de ma cave au célèbre Raffé, qui me remit entre les mains des hommes de la prison.

« Une heure après mon retour dans ma cave, j'eus des nouvelles de mes cousines : on me mit les fers aux pieds et la camisole de force comme à un fou.

« Le surlendemain, M. Launay, le gouverneur, vint me voir de sa propre personne. C'est un bonhomme grave et lourd qui ne pêche pas par abus du mot pour rire ; pourtant, quand il me vit, il ne put réprimer un mouvement de gaieté.

« – M. de Courtenay, me dit-il, vous avez bien mal arrangé ce pauvre duc. On parlait de sa mise en liberté, mais il a demandé lui-même à rester une semaine ou deux chez nous pour cacher les suites de sa mésaventure.

Tubleu ! le coup de poing que vous lui avez donné sur l'œil est une sévère torgnole, monsieur de Courtenay.

« – J'ai fait de mon mieux, monsieur le gouverneur, répliquai-je avec modestie.

« – Il paraît, murmura M. Launay d'un accent confidentiel ; que M. le régent et Dubois en ont ri à ventre déboutonné, mais il y a deux princesses… Je n'ai pas besoin de m'expliquer davantage : elles ont des craintes, des insomnies…

« – Quoi ! malgré la camisole de force !

« – Le beau sexe ne raisonne pas, et du moment que M. de Richelieu nous reste, vous devez déguerpir d'ici.

« – Comment ! m'écriai-je, on veut me mettre à la porte de la Bastille ?

« – Non pas tout à fait pour vous jeter dans la rue, mais pour vous écrouer à la prison du Châtelet.

« Voilà où nous en sommes ! s'interrompit ici le petit Bourbon, qui ne raillait plus et montrait au contraire toute la naïveté de son indignation, on a chassé de la Bastille le descendant des Valois pour y garder le fils de M. Vigneron, dont le grand-père était valet barbier et joueur de guitare chez ce bourreau déguisé en cardinal. Armand Duplessis de Richelieu ! – Ami Fortune, croyez-moi, le monde est bien près de finir !

Notre cavalier jeta un voile sur cette faiblesse, en considération du coup de poing sur l'œil.

– Et voilà pourquoi, mon prince, dit-il, vous êtes maintenant dans cette geôle roturière du Grand-Châtelet ?

– Voilà pourquoi, répéta Courtenay avec amertume, c'est le petit-neveu du perruquier qui a les honneurs de la forteresse royale !

« Mais à quelque chose malheur est bon, reprit-il en retrouvant la gaieté de son caractère : après mon équipée, mon évasion de la Bastille était chose impossible et je n'y songeais même pas, tant mes gardiens me serraient de près, surtout celui que j'avais été obligé d'assommer. Et pourtant, le coup de poing sur l'œil de M. le duc doit être guéri : il va quitter la prison demain ou après : il faut de toute nécessité que je sois libre sous quarante-huit heures.

– Il le faudrait, du moins, dit Fortune, car Aldée est sans défenseur.

– Je n'ai pas perdu de temps, reprit le petit Bourbon à la place où vous êtes il y avait, lors de mon arrivée ici, un voleur qui connaissait son Grand-Châtelet sur le bout du doigt. J'ai peur qu'on ne l'ait pendu : c'était un garçon recommandable à part ses mauvaises habitudes. Sur ses indications précises et très claires, je commençai mon travail dès la première nuit.

« Mon travail est un boyau qui passe sous la muraille et rejoint la galerie de l'Est. Au bout de la galerie de l'Est, où il n'y a jamais de sentinelles la nuit, parce qu'elle est sans communication avec les cachots et ne dessert que les salles d'audience, se trouve la porte-fenêtre qui donne jour dans le caveau des Montres, dit aussi la Morgue, où l'on expose les cadavres des noyés… Une fois dans ce caveau, il n'y a plus qu'une cloison vitrée entre le prisonnier et la liberté.

– Et votre boyau est-il bien avancé, mon prince ? demanda Fortune qui d'avance se frottait les mains.

– Il reste à peine quelques heures de travail. J'ai traversé la couche des moellons et je suis sous le sol mou de la galerie.

– Eh bien ! monsieur le chevalier, reprit Fortune, malgré tout le charme de votre entretien, je crois qu'il vaudrait mieux achever la besogne pour que nous prenions dès cette nuit, tous deux, la poudre d'escampette.

– Non pas cette nuit répliqua Courtenay, mais demain ; je regarde la chose comme à peu près certaine.

– La mule du pape ! s'écria notre cavalier, moi qui accusais mon étoile ! Mais, dites-moi, je ne sais pas très bien marcher comme les mouches ou comme vous le long des cloisons à pic. Comment ferai-je pour vous rejoindre ?

– Vous savez du moins monter à l'assaut, puisque vous avez été soldat, répondit Courtenay. Il y a les deux petits poignards catalans de ces dames que vous piquerez dans le bois.

– Il suffit, interrompit Fortune, c'est chose faite.

De l'autre côté de l'eau, la tour de l'horloge du Palais sonna cinq heures.

– Vite ! s'écria le chevalier, la courte échelle ! Dans quelques minutes maître Lombat sera ici avec notre repas du soir.

Fortune se mit debout à l'angle formé par les deux cloisons.

Courtenay grimpa lestement le long de son corps et posa ses pieds sur ses épaules, puis sur sa tête ; l'instant d'après, il enfourchait le faîte de la cloison et se laissait glisser dans sa cellule.

Il était temps : les clés de maître Lombat chantaient déjà leur musique accoutumée à l'autre bout du corridor.