Un quart d'heure s'était écoulé. Maître Raffé avait repris son siège, et Fortune se tenait toujours debout.
– J'étais un tout petit garçon en ce temps-là, dit le premier valet de chambre ; comme tout cela nous vieillit ! Feu M. le duc a eu tort de ne pas te laisser quelque chose dans son testament, car son fils est la fleur des pois, il n'y a pas à dire non, mais il n'attache point ses chiens avec des saucisses. Voyons, mon enfant, quel rêve as-tu fait ? T'es-tu figuré que nous allions te donner de quoi rouler carrosse ?
– Oh ! dit Fortune bonnement ; pas le moins du monde. Je vais à pied, tout au plus à cheval.
– Tu as jusqu'à sa voix ! fit observer Raffé ; seulement un peu plus mâle, et cela ne nuit pas. Dis ce que tu veux.
– Pas grand-chose, allez, répliqua Fortune ; j'ai pensé : mon frère ne me reconnaîtra pas…
– Chut ! interrompit Raffé : jamais ce mot-là mon frère !
– J'ai pensé encore, poursuivit Fortune : M. Raffé m'aimait bien autrefois…
– Pour cela c'est vrai.
– Et il avait bon cœur.
– Certes un cœur d'or ; mais le temps passe et j'ai bien de la besogne. Dis ce que tu veux.
– Je voudrais simplement un habit ; un habit complet par exemple !
– De moi ?
– Non, de mon frère.
– Chut ! fit encore Raffé.
– Vous comprenez, j'ai envie de paraître ; l'habit fait le moine, quoi qu'en dise le proverbe, et il me semble que si j'étais galamment accoutré, je percerais mon trou tout comme un autre.
– Palsambleu ! mieux qu'un autre ! s'écria Raffé, et bien des gens, à ta place, demanderaient davantage.
– Moi, dit Fortune nettement, je ne demande que cela.
Raffé se leva et gagna une armoire située à l'autre bout de la chambre.
Il ouvrit l'armoire, qui était un porte-manteaux et contenait une demi-douzaine de vêtements complets.
– Viens ça, dit Raffé, qui était en vérité bon prince, regarde et choisis.
Fortune avait reconnu du premier coup d'œil, parmi les défroques, le costume que M. de Richelieu portait la veille, en quittant la petite maison de la Ville-l’Évêque.
– Je prends celui-ci, dit-il en le désignant.
– Eh bien ! mon fils Raymond, répliqua Raffé en riant, tu n'es pas maladroit. Il est frais comme une rose, et c'est ce matin que je l'ai apporté de Saint-Germain-en-Laye.
– Alors, je puis le prendre ? demanda Fortune.
– Tu peux le prendre, et grand bien te fasse.
Fortune décrocha le costume : pourpoint, veste et chausse ; il en plia les diverses pièces sur un meuble et se mit à en faire un paquet.
– Je suis sûr, dit Raffé, que tout cela va t'aller comme un gant, quoique tu sois un peu plus vigoureusement musclé que M. le duc. Veux-tu que je lui demande avec cela deux ou trois cents pistoles pour t'aider à faire figure ?
– Non, répliqua Fortune, les habits me suffisent, et je vous dis grand merci, mon bon monsieur Raffé. Du reste, une bonne action est toujours récompensée : vous êtes attaché à votre maître, n'est-ce pas ?
– La belle question !
– Eh bien ! vous lui avez épargné ce matin deux grandissimes coups d'épée.
– Hein ! fit le valet de chambre, vous dites ?
– Je dis deux grandissimes coups d'épée : un de M. de Courtenay d'abord…
– Oh ! oh ! s'écria Raffé, je le connais, celui-là !
– Et il n'y va pas de main morte ! ajouta Fortune en riant.
– Est-ce que tu sais l'histoire, petit coquin ?
– Oui, je sais l'histoire de la Bastille.
– Mais l'autre coup d'épée, demanda Raffé ; qui l'aurait donné ?
– Moi, répondit Fortune.
– Comment ! toi ! s'écria Raffé indigné.
– C'eût été seulement, répliqua Fortune, à mon corps défendant, je vous l'affirme, car le souvenir du vieux duc me trotte toujours dans la mémoire : mais on a beau être sujet à ces accès de sensiblerie, quand un chien enragé rôde autour du logis, il faut l'assommer : n'est-ce pas votre sentiment, monsieur Raffé ?
Celui-ci revint s'asseoir à son bureau, et se remit à trier sa correspondance.
– Mon sentiment, répliqua-t-il en lorgnant Fortune du coin de l'œil, est que tu as de qui tenir, et que tu ne serais pas longtemps avant de perdre le respect.
À ce moment, Comtois annonça d'un ton ému :
– Trois dames ! toutes les trois pour M. le premier la nièce du bailli, la petite de l'Opéra, et Mme la conseillère !
– Mon cher monsieur Raymond, dit-il, chacun a sa fierté, et nous vivons dans un drôle de temps. Vous voyez que le loisir me manque pour continuer cet entretien ; je vous dis au revoir et vous souhaite bonne chance.
– Et moi, mon bon monsieur Raffé, répondit Fortune, je déclare, en vous quittant, que je reste votre obligé.
Ils se saluèrent mutuellement avec la plus irréprochable courtoisie, et Raffé ajouta :
– Comtois, fais sortir ce jeune homme par le grand escalier et arrange-toi de manière à ce qu'il ne rencontre pas ces dames.
Fortune reprit sa route par la rue Saint-Honoré. Il ne pesait pas une plume, et ceux qui le voyaient passer si joyeux, pouvaient croire qu'il venait de faire une rafle copieuse à la loterie Quincampoix.
Sans se détourner, cette fois, ni perdre une minute en chemin, il revint tout droit à l'Arsenal, dont les abords présentaient une animation inaccoutumée.
Il y avait des carrosses qui stationnaient sur le mail d'Henri IV ; des cavaliers allaient et venaient le long du quai des Célestins, et, chose singulière ; deux ou trois groupes, entièrement composés d'exempts, regardaient tout ce mouvement d'un œil paisible.
À l'arrivée de Fortune, ce ne fut qu'un exempt de plus, car notre cavalier portait toujours cet honorable costume, quoiqu'il eût sous le bras la peau d'un duc.
Il entra dans la cour où descendait l'escalier qui menait chez Zerline, et trouva encore des exempts dans cette cour.
Il y en avait jusque dans l'escalier.
– Un bonheur ne vient jamais seul, pensa-t-il en grimpant les escaliers quatre à quatre ; quelque chose se prépare pour aujourd'hui même, c'est sûr, et au lieu du pauvre petit traquenard sur lequel je comptais, c'est dans un brave piège à loup que je vais prendre les deux jambes de M. le duc !
Comme il frappait à la porte de Zerline, le battant s'ouvrit, et il se trouva face à face avec un exempt…
Celui-ci se recula, un peu décontenancé, et murmura :
– Voilà un gaillard que je ne connais pas !
– Il est des nôtres, monsieur le comte, repartit vivement Zerline : c'est le cavalier Fortune, l'homme qui a rapporté les traités de Madrid :
– Ah ! peste ! fit celui qu'on appelait M. le comte, un jeune homme adroit et courageux, à ce qu'il parait. MM. de Pont-Callec et de Goulaine, qui l'ont vu chez la Badin, lors de son arrivée, m'ont déjà parlé de lui. Mais Mme Delaunay m'avait dit que M. de Richelieu et lui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Mettez-vous un peu au jour, mon camarade, s'il vous plaît ?
Fortune se prêta de bonne grâce à cette fantaisie de M. le comte qui reprit, après l'avoir examiné :
– Il y a quelque chose, mais c'est plutôt une goutte de lait et une goutte de vin.
– Où est le lait ? demanda Zerline en riant :
– Vous me trahiriez auprès du duc, repartit M. le comte. Au revoir, jeune homme ; faites bien votre devoir aujourd'hui, et demain vous aurez du foin dans vos hottes.
– Qui est celui-là ? demanda Fortune, quand M. le comte eut descendu la première volée de l'escalier.
– C'est M. de Laval, répliqua Zerline ; comme qui dirait l'Arlequin en chef de notre troupe. C'est lui qui doit conduire M. le régent et le conduire prisonnier en Espagne.
– La peste ! s'écria Fortune en se frottant les mains, et c'est aujourd'hui qu'il fera cela ?
– Aujourd'hui même. En êtes-vous, cavalier ?
Fortune prit un air contrarié.
– J'aurais bien voulu, dit-il, mais c'est impossible. Je suis une affaire qui peut mettre un million dans votre ménage.
Zerline ouvrit de grands yeux.
– Mauvais plaisant ! fit-elle.
– Je n'ai jamais parlé plus sérieusement, reprit Fortune ; demain, vous vous éveillerez veuve ou millionnaire.
– Comment ! veuve ? s'écria Colombine.
Fortune lui raconta en quelques mots le marché que le trop généreux La Pistole avait conclu avec Chizac en faveur d'elle-même, Zerline, et les jumeaux à naître.
Zerline avait les larmes aux yeux, mais elle riait comme une folle.
– C'était mon oreiller ! s'écria-t-elle. A-t-il pris cela pour des jumeaux ? Je m'étais déguisée en mère Gigogne pour lui inspirer le respect. Ah ! cavalier ! de Paris à Rome, je défie bien qu'on trouve un garçon plus bête que lui ! Mais quel cœur, et comme il a de l'esprit à sa manière ! S'il était là… mais tenez, je vais vous embrasser à sa place.
Dans le paroxysme de son attendrissement, elle se jeta au cou de Fortune, qui dit :
– Seulement, arrêtez-vous là et ne me battez pas !
– Oh ! cavalier ! s'écria Zerline, en essuyant ses yeux, je vois bien que le monstre m'a calomniée. Si vous saviez que de misères il m'a faites ! C'est par sa faute que je suis la servante d'une servante… Mais nous n'avons pas le temps de causer beaucoup et on peut nous interrompre d'un instant à l'autre. Que voulez-vous de moi aujourd'hui ?
– Je veux d'abord qu'on ne vienne pas nous interrompre, répliqua Fortune, en poussant le verrou de la porte d'entrée ; ensuite, je veux que vous vous surpassiez vous-même : il me faut tout bonnement un chef d’œuvre !
Ce disant, il jeta son paquet sur la table.
Zerline adroite et curieuse, le défit en un clin d'œil.
– Oh ! oh ! murmura-t-elle en interrogeant sa mémoire, je suis bien sûre d'avoir vu ces rubans quelque part. Il sont d'un goût parfait, et la nuance du frac ; attendez donc.
Elle se baissa rapidement, et approcha ses narines du velours, qu'elle flaira avec une sorte de gourmandise.
– Jésus-Maria ! s'écria-t-elle, c'est du Richelieu ! du vrai !
– Première qualité, acheva Fortune ; futée comme vous l'êtes, ma commère, je parie que vous devinez !
– Non, répondit Zerline, je ne devine point. Dites.
– Eh bien ! reprit Fortune, puisqu'il faut vous mettre les points sur les i, tout le monde prétend que je ressemble à ce mauvais sujet de Richelieu…
– Comme une goutte de vin à une goutte de lait.
– Il ne s'agit donc que de changer le vin en lait pour rendre la ressemblance complète, et c'est précisément votre état, ma chère Zerline.
Celle-ci secoua la tête d'un air mutin.
– Il s'agit d'une baronne pour le moins ? interrogea-t-elle. D'une comtesse, peut-être ? D'une marquise ?
– Mieux que cela, répondit Fortune ; il s'agit, ma foi ! d'une duchesse !
– Bravo ! s'écria Zerline, qui riait de tout son cœur. M. de Richelieu nous fait justement aujourd'hui l'école buissonnière. Il refuse, lui aussi, de se rendre à notre assignation, à cause de sa fameuse gageure, qui doit se vider ce soir.
Le front de Fortune s'était rembruni légèrement.
– Ce soir, répéta-t-il, c'est vrai. Mettons-nous donc, s'il vous plaît, en besogne. Cette fois ce n'est plus une ressemblance qu'il faut, car il s'agit de tromper des yeux exercés ; nous aurons les propres habits de M. le duc, je vous demande un miracle : il faut que dans ces habits vous mettiez le duc lui-même !
– Asseyez-vous là, cavalier, dit Zerline piquée au jeu ; nous allons vous arranger tant et si bien que dans une demi-heure vous pourrez, si vous le voulez, escalader le fameux balcon de l'hôtel de Condé ou entrer au Palais-Royal par l'armoire aux confitures !