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Lumière cohérente

 

Depuis le jour où j’ai acquis l’usage de la raison, mon goût pour le savoir a été si violent et si fort que ni les remontrances des autres personnes… ni mes propres réflexions… n’ont été capables de m’empêcher de suivre ce penchant naturel que Dieu m’a donné. Lui seul doit savoir dans quel but ; et Lui seul aussi sait combien je L’ai prié de m’enlever les lumières de l’entendement et de ne m’en laisser que ce qu’il fallait pour vivre dans Ses lois, car, selon certains, tout ce qui dépasse cela est excessif pour une femme. Il y en a même pour dire que c’est dangereux.

 

Juana Inès de la CRUZ,

Réponse à l’évêque de Puebla,

qui avait critiqué ses travaux d’érudition sous

prétexte qu’ils n’étaient pas conformes à son sexe.

 

J’aimerais proposer à la bienveillante considération du lecteur une doctrine qui, je le crains, risque d’apparaître comme particulièrement paradoxale et subversive. La doctrine en question dit ceci : qu’il n’est pas souhaitable de croire une proposition lorsque aucun fondement ne permet de la supposer vraie. Je dois bien entendu admettre que si jamais une telle attitude devenait courante, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ; mais étant donné que l’un et l’autre sont actuellement sans défauts, cela doit jouer contre elle.

 

Bertrand RUSSELL,

Skeptical Essays, 1 (1928).

 

 

Tout autour de l’étoile bleu-blanc, dans le plan de son équateur, orbitait un vaste anneau de débris – roches et glaces, métaux et matières organiques – rougeâtre à la périphérie et bleuissant aux abords de l’étoile. Le polyèdre de taille planétaire s’engouffra dans un vide de l’anneau et émergea de l’autre côté. Dans le plan de l’anneau, il avait été éclipsé par intermittence par des blocs de glace et des montagnes tournoyantes. Mais maintenant, tandis que sa trajectoire le conduisait en un point situé au-dessus du pôle opposé de l’étoile, la lumière de l’astre faisait briller ses millions d’appendices en forme de coupe. En l’observant très attentivement, on aurait pu voir l’un d’eux faire un léger mouvement d’ajustement ; mais on n’aurait rien su de l’explosion d’ondes radio qui en jaillit pour s’enfoncer dans les profondeurs de l’espace.

 

Pour tous les êtres humains, quels qu’ils soient, le ciel nocturne a toujours tenu un rôle de compagnon et d’inspirateur. Les étoiles sont réconfortantes. Elles semblent démontrer que la voûte céleste a été conçue pour le bénéfice et l’instruction des hommes. Cette pathétique et prétentieuse conviction est devenue l’une des constantes de la sagesse des nations ; elle n’épargne aucune culture. Certaines personnes trouvent dans la contemplation du ciel un exutoire à leur sensibilité religieuse. Nombreux sont ceux qui se sentent frappés de terreur et réduits à rien devant la splendeur et les proportions du cosmos. D’autres en sont au contraire stimulés et se laissent emporter par les rêves les plus extravagants.

Du jour où les êtres humains découvrirent les véritables dimensions de l’univers et que leurs conjectures les plus folles n’étaient que de timides hypothèses au regard de la taille ne serait-ce que de la Voie lactée, ils prirent des mesures pour que leurs descendants ne pussent plus voir du tout les étoiles. Pendant un million d’années, ils avaient grandi dans la contemplation personnelle, quotidienne, de la voûte étoilée. Au cours des derniers millénaires, ils commencèrent à construire des villes et à s’y entasser. Et depuis quelques décennies, une fraction notable de la population humaine a abandonné le mode de vie campagnard. Avec le développement de la technologie et de la pollution des villes, les étoiles ont disparu de nos nuits. De nouvelles générations ont atteint l’âge adulte sans avoir jamais vu ce ciel qui avait pétrifié d’admiration leurs ancêtres et stimulé les sciences et la technologie de l’époque moderne. Sans même s’en rendre compte, nombre de gens se retrouvèrent privés de ciel juste au moment où l’astronomie connaissait son âge d’or ; et cet isolement cosmique n’a cessé qu’avec l’aube d’une ère nouvelle, celle de l’exploration de l’espace.

 

Ellie aimait à regarder Vénus et à s’imaginer qu’il s’agissait d’un monde un peu semblable à la Terre – couvert de végétation, peuplé d’animaux, avec des civilisations, mais tous différents des modèles ayant cours chez nous. À la périphérie de la ville, juste après le coucher du soleil, elle levait les yeux vers le ciel nocturne et scrutait ce point de lumière éclatante qui ne vacillait pas. Par comparaison avec les nuages proches, juste au-dessus d’elle, qu’éclairait encore le soleil, il paraissait un peu jaune. Elle essayait d’imaginer ce qui pouvait bien se passer là-haut. Dressée sur la pointe des pieds, elle observait la planète de son ciel. Elle réussissait presque à se convaincre, parfois, qu’elle arrivait vraiment à voir quelque chose ; une éclaircie s’ouvrait brusquement dans un tourbillon de brouillard jaune, et lui révélait pendant quelques brefs instants une cité immense illuminée comme un joyau. Des voitures volantes filaient entre des spires de cristal. Il lui arrivait même d’imaginer qu’elle jetait un coup d’œil dans l’un de ces véhicules et apercevait l’un de ses passagers. Ou encore elle se figurait qu’un de leurs enfants, les yeux tournés vers un point de lumière bleue et brillante dans son ciel, se dressait aussi sur la pointe des pieds en se demandant comment étaient les habitants de la Terre. L’idée avait quelque chose d’irrésistible : une planète tropicale étouffante qui débordait de vie intelligente, et juste la porte à côté.

Elle consentait à apprendre les choses par cœur, mais sans ignorer qu’il ne s’agissait que de l’aspect le plus superficiel d’une bonne éducation. Elle accomplissait le minimum de travail indispensable pour bien réussir en classe et s’adonner ensuite à d’autres occupations. Elle se débrouillait pour passer ses moments de liberté et à l’occasion une heure ou deux après l’école dans ce qu’on appelait l’« atelier » – un lieu fait de bric et de broc, encombré, datant du jour où il était devenu de bon ton pour un établissement de se doter d’une classe d’« éducation professionnelle ». Avant tout, l’expression « éducation professionnelle » signifiait travail manuel. Il y avait des tours, des perceuses, ainsi que d’autres machines-outils qu’il lui était interdit de toucher, sous prétexte que, quelles que fussent ses aptitudes, elle n’était qu’une « fille ». On lui avait laissé à contrecœur la permission de réaliser ses propres projets dans le secteur d’électronique de l’atelier. Elle commença par construire des récepteurs radio à partir de rien, puis s’attaqua à des choses plus intéressantes.

Elle construisit tout d’abord une machine à encoder. Elle était rudimentaire, mais fonctionnait. Elle transformait un message en langue anglaise, par simple substitution, en un texte qui n’était apparemment que charabia. Mettre au point une machine susceptible de faire le contraire – convertir un message codé en un texte compréhensible sans connaître les conventions de substitution – était autrement difficile. On pouvait demander à la machine d’examiner systématiquement toutes les possibilités de substitutions (A à la place de B, A à la place de C, A à la place de D, etc.) ; on pouvait aussi partir de l’idée qu’en anglais certaines lettres sont plus utilisées que d’autres. Pour se rendre compte de la fréquence des différentes lettres, il suffisait de comparer la taille des compartiments de la casse, dans l’imprimerie voisine. « ETAOIN SHRDLU », aurait répondu le prote, donnant ainsi, sans se tromper de beaucoup dans leur ordre, les douze lettres le plus fréquemment utilisées en anglais. Dans le cas d’un message à décoder d’une certaine longueur, la lettre qui revenait le plus souvent avait toutes les chances d’être mise pour E. Elle découvrit que certaines consonnes avaient tendance à se regrouper, et que les voyelles se distribuaient plus ou moins au hasard. Le mot de trois lettres le plus courant de la langue était « the » (le, la, les). S’il y avait dans un mot une lettre quelconque entre un T et un E, il s’agissait presque à coup sûr d’un H. Sinon, on pouvait parier sur un R ou une voyelle. Elle découvrit ainsi un certain nombre de règles, et passa de longues heures à compter les fréquences d’apparition des lettres dans divers livres de classe, avant de s’apercevoir que de telles tables de fréquences avaient déjà été établies et publiées. Sa machine à décrypter ne servait qu’à sa propre satisfaction ; elle n’envoyait aucun message secret à ses amis par son truchement. Elle ne voyait pas bien à qui elle aurait pu confier en toute sécurité son goût pour l’électronique et la cryptographie ; ça rendait les garçons nerveux quand ils ne se mettaient pas à ricaner, et les filles lui jetaient d’étranges regards.

 

Les soldats américains se battaient dans un pays lointain, appelé le Viêtnam. Chaque mois, aurait-on dit, de nouveaux contingents de jeunes gens disparaissaient des rues ou des fermes pour y être expédiés. Plus elle en apprenait sur les origines du conflit, plus elle écoutait les déclarations des autorités, plus elle sentait monter l’indignation en elle. Le Président et le Congrès mentaient et tuaient, se disait-elle, avec l’assentiment muet de presque tout le monde. Le fait que son beau-père endossât les positions officielles sur les obligations découlant des traités, la théorie des dominos et « la brutale agression communiste » ne faisait que la renforcer dans ses convictions. Elle se mit à participer à des réunions et à des meetings au collège voisin. Elle y rencontra des gens qui lui paraissaient plus intelligents, plus amicaux, plus vivants que ses compagnons du lycée, maladroits et sans brio. John Staughton commença par un avertissement, puis finit par lui interdire de fréquenter les étudiants du collège. Ils ne la respecteraient pas, expliqua-t-il ; ils profiteraient d’elle. Elle se donnait un genre recherché qui n’était pas elle et ne le serait jamais. Sa façon de s’habiller se dégradait ; le treillis militaire n’était pas une tenue pour une jeune fille ; ce déguisement relevait de l’hypocrisie de la part de quelqu’un qui prétendait s’opposer à l’intervention américaine en Asie du Sud-Est.

En dehors de pieuses exhortations à « ne pas se disputer » adressées à Ellie comme à Staughton, sa mère ne participait guère à ces discussions. En privé, elle suppliait Ellie d’obéir à son beau-père, de se montrer « gentille ». Ellie en venait maintenant à le soupçonner d’avoir épousé sa mère pour l’assurance-vie de son père – sinon pour quoi d’autre ? Rien dans son attitude ne montrait qu’il l’aimait, et il ne faisait preuve, pour sa part, d’aucune disposition à la « gentillesse ». Un jour, après une nouvelle crise, sa mère lui demanda de faire quelque chose pour leur bien à tous : aller au catéchisme. Du temps de son père, sceptique sur la valeur des religions révélées, il n’avait jamais été question de catéchisme. Mais comment sa mère pouvait-elle avoir épousé cet homme ? Pour la millième fois, la question lui vint à l’esprit. Le catéchisme, poursuivit sa mère, l’aiderait à acquérir les vertus ; mais, encore plus important, il montrerait à Staughton qu’Ellie ne refusait pas tout compromis. Elle s’y résigna, par amour et pitié pour sa mère.

C’est ainsi que chaque dimanche, pendant presque toute une année scolaire, Ellie participa à un groupe de discussion d’une église voisine. Il s’agissait d’une église protestante fort respectable et que l’on ne pouvait soupçonner du moindre excès évangéliste. Assistaient à ces séances quelques élèves du lycée, un certain nombre d’adultes, des femmes entre deux âges pour la plupart ; l’épouse du pasteur faisait office de professeur. Ellie ne s’était jamais intéressée sérieusement à la Bible auparavant et avait tendance à reprendre à son compte l’opinion peut-être un peu sommaire de son père pour lequel il s’agissait « pour moitié d’histoires barbares, pour moitié de contes de fées ». C’est pourquoi, au cours du week-end qui précéda la première classe, parcourut-elle ce qui paraissait être les parties importantes de l’Ancien Testament, s’efforçant de garder l’esprit ouvert. Elle s’aperçut immédiatement que les deux premiers chapitres de la Genèse donnaient deux versions différentes et contradictoires de la Création. Elle ne voyait pas comment il avait pu y avoir de la lumière et des jours avant que fût créé le soleil, et avait bien du mal à se figurer qui, exactement, Caïn avait bien pu épouser. Elle fut stupéfiée par l’histoire de Loth et ses filles, d’Abraham et de Sarah en Égypte, des fiançailles de Dinah, de Jacob et d’Ésaü. Elle savait bien que la couardise existait dans le monde réel – que des fils pouvaient tromper et gruger un père âgé, qu’un homme pouvait accepter lâchement que le roi séduisît son épouse, ou même encourager le viol de ses propres filles. Mais il n’y avait pas trace de la moindre protestation contre ces crimes dans le Livre saint. Au lieu de cela, on aurait dit qu’ils étaient approuvés, voire loués.

Lorsque la classe commença, elle était impatiente d’avoir un échange à propos de ces contrariantes contradictions, d’éprouver une illumination quant aux buts poursuivis par Dieu qui la soulagerait, ou au moins de se faire expliquer pourquoi ces crimes n’étaient pas condamnés par l’Auteur suprême ; mais elle fut déçue dans son attente. La femme du pasteur ne lui fit que des réponses dilatoires et rassurantes. Finalement, ces histoires ne refirent jamais surface au cours des discussions suivantes. Quand Ellie demanda comment les servantes de la fille du Pharaon avaient pu dire du bébé trouvé dans les roseaux qu’il était juif, simplement en le regardant, le professeur se mit à rougir violemment et lui demanda de ne plus poser de questions inconvenantes. (Ellie eut la révélation de la réponse à cet instant.)

Lorsque l’on arriva au Nouveau Testament, l’agitation d’Ellie ne fit qu’augmenter. Matthieu et Luc font remonter l’arbre généalogique de Jésus jusqu’au roi David. Mais pour Matthieu, vingt-huit générations séparent David de Jésus, alors qu’il y en a quarante-trois pour Luc. Les deux listes ne présentaient pratiquement aucun nom commun. Comment Luc et Matthieu pouvaient-ils être considérés comme la Parole de Dieu ? Pour Ellie, ces généalogies contradictoires n’étaient qu’une tentative cousue de fil blanc pour faire concorder l’événement avec la prophétie d’Isaïe – du tripotage de données, pour employer l’expression du labo de chimie. Elle se sentit profondément émue par le Sermon sur la Montagne et profondément déçue par l’admonition d’avoir à rendre à César ce qui était à César, pour se retrouver en larmes lorsque, par deux fois, la femme du pasteur éluda ses questions sur le sens du « je n’apporte pas la paix mais le glaive ». Elle déclara à sa mère – au désespoir – qu’elle avait fait tout son possible, mais qu’il faudrait la traîner pieds et poings liés pour qu’elle assistât à un autre cours de catéchisme.

 

Elle était allongée sur son lit, par une chaude nuit d’été. Elvis chantait « One night with you, that’s what I’m begging for ». Les garçons du lycée lui paraissaient d’un infantilisme à pleurer, et il lui était difficile – en particulier avec les restrictions et le couvre-feu imposés par son beau-père – d’avoir des relations suivies avec les jeunes gens du collège qu’elle rencontrait lors des conférences ou des réunions. À contrecœur, elle dut s’avouer que John Staughton avait au moins raison sur un point : ces jeunes gens manifestaient presque tous un certain penchant pour l’exploitation sexuelle des filles. Mais elle les trouvait en même temps plus vulnérables que ce qu’elle aurait cru. Peut-être y avait-il là une relation de cause à effet.

Elle avait plus ou moins espéré ne pas devoir entrer au collège, même si elle était bien résolue à quitter la maison. Staughton refuserait de lui payer des études ailleurs, et les timides tentatives d’intercession de sa mère étaient restées sans effet. Mais Ellie avait obtenu des résultats spectaculaires lors de l’examen général d’entrée au collège et, à sa grande surprise, ses professeurs lui dirent qu’une bourse d’étude lui serait probablement offerte par une université connue. Elle avait réfléchi au problème des questions à choix multiples et estimait que sa réussite tenait du hasard. En sachant très peu de chose, juste assez pour exclure toutes les réponses hormis les deux plus probables, avait-elle raisonné, et en devinant les réponses de dix questions simples, il n’y avait qu’une chance sur mille d’avoir donné les dix bonnes réponses. Avec vingt questions fermées, les chances se réduisaient à une sur un million. Néanmoins, il devait bien y avoir un million de gosses qui s’étaient présentés à cet examen. Un, au moins, avait bénéficié de cette chance.

Cambridge, dans le Massachusetts, lui parut assez loin pour annuler l’influence de Staughton, tout en étant suffisamment près pour lui permettre de rendre visite à sa mère pendant les vacances – sa mère, qui vit dans ces dispositions un délicat compromis entre l’abandon de sa fille et le risque d’augmenter substantiellement l’irritation de son mari. Ellie se surprit elle-même en choisissant Harvard et non le Massachusetts Institute of Technology.

Quand elle arriva pour la période d’orientation, c’était une charmante jeune femme de taille moyenne, à la chevelure sombre, au sourire asymétrique, avide de tout apprendre. Elle se mit en devoir d’élargir ses connaissances, et s’inscrivit à autant de cours qu’il était possible en dehors de ceux – mathématiques, physique et ingénierie – qui constituaient son domaine de prédilection. Elle trouva difficile de parler de physique (et encore plus d’en débattre) avec ses camarades de classe, pour la plupart de sexe masculin. Ils commençaient par manifester une espèce de manque d’attention étudié quand elle faisait une remarque ; il y avait ensuite un instant de silence, puis ils reprenaient comme si elle n’avait rien dit. Il leur arrivait cependant à l’occasion de la relever, voire même de lui en faire compliment, sans plus. Elle était convaincue que ses remarques, pour une bonne part, n’avaient rien de ridicule, et elle ne désirait ni être ignorée ni encore moins être tour à tour flattée et ignorée. Dans une certaine mesure – mais dans une certaine mesure seulement – cette attitude tenait à sa voix trop douce. Elle s’habitua donc à parler d’une voix plus martelée, plus professionnelle : avec clarté et compétence, plusieurs décibels au-dessus du ton de la conversation. Avec une telle voix, il était essentiel d’avoir raison, et il fallait choisir le bon moment pour intervenir. Il était en outre difficile de parler longtemps sur ce ton ; plus d’une fois, elle se retint pour ne pas éclater de rire. C’est ainsi qu’elle se contraignit à apprendre à faire des interventions brèves, sinon tranchantes, qui suffisaient en général pour capter l’attention ; après quoi, elle pouvait poursuivre sur un ton de voix plus naturel pendant un certain temps. Chaque fois qu’elle se trouvait dans un nouveau groupe, elle devait ainsi s’ouvrir un chemin par la force, rien que pour pouvoir mettre son grain de sel dans la conversation. Les garçons ne se rendaient compte de rien et restaient tous inconscients de l’existence d’un problème.

De temps en temps, lors de travaux de laboratoire ou pendant un séminaire, elle entendait le professeur lancer : « Eh bien, messieurs, allez-y ! » Puis, percevant le froncement de sourcils d’Ellie, d’ajouter aussitôt : « Désolé, mademoiselle Arroway, mais avec vous je ne fais pas la différence avec les garçons. » Le compliment suprême qu’on était capable de lui adresser était de ne pas prendre son sexe en considération avant toute chose.

Elle dut se contrôler pour ne pas acquérir une personnalité trop agressive et ne pas devenir complètement misanthrope. Le terme, un jour, la frappa. Un « misanthrope » est quelqu’un qui déteste tout le monde, pas seulement les hommes. Et il existait bien entendu un terme pour désigner quelqu’un qui n’aimait pas les femmes : un « misogyne ». Mais pour quelles raisons les lexicographes masculins avaient-ils négligé de créer un mot pour qualifier ceux qui détestaient les hommes ? Précisément parce qu’ils étaient pratiquement tous du sexe masculin, pensa-t-elle, et n’avaient pas imaginé qu’il pût exister un marché pour un tel terme.

Plus que bien d’autres filles, elle avait eu à subir toutes sortes d’interdictions parentales. La nouvelle liberté – intellectuelle, sociale, sexuelle – dont elle jouissait était enivrante. À une époque où la majorité de ses contemporaines adoptaient des tenues aux formes vagues qui réduisaient les distinctions entre les sexes, elle aspirait à un idéal d’élégance et de simplicité dans ses vêtements comme dans son maquillage qui pesait lourdement sur son budget limité. Il existait des façons plus efficaces de prendre des positions politiques, dut-elle reconnaître. Elle cultivait un petit nombre d’amis choisis, et se fit un certain nombre d’ennemis par accident – des gens qui n’aimaient pas ses robes, ses opinions politiques ou religieuses, ou l’énergie qu’elle mettait à défendre ses idées. Sa compétence scientifique et son enthousiasme au travail étaient vécus comme autant de reproches par nombre de jeunes femmes par ailleurs plutôt douées.

Mais certaines voyaient en elle ce que les mathématiciens appellent un théorème d’existence – la démonstration qu’une femme pouvait parfaitement exceller en sciences, voire même être un modèle dans le genre.

Au plus chaud de la révolution sexuelle, elle fit ses expériences avec un enthousiasme qui allait croissant, et que freinait seulement la timidité qu’elle semblait inspirer à ses amants potentiels. Les relations qu’elle nouait avaient tendance à ne durer que quelques mois, sinon moins. Elle n’avait pas d’autre solution, lui paraissait-il, que de camoufler ses centres d’intérêt et de garder pour elle ses opinions, attitude qu’elle avait résolument refusé de prendre au lycée. L’image de sa mère, condamnée à un emprisonnement expiatoire résigné, hantait Ellie. Elle commença à s’intéresser aux hommes sans rapport, ni de près ni de loin, avec la vie scientifique et universitaire.

Elle avait l’impression que certaines femmes n’éprouvaient pas la moindre culpabilité, et prodiguaient leurs marques d’affection sans l’ombre d’un remords de conscience. D’autres semblaient au contraire se lancer dans une véritable campagne militaire, avec plans d’urgence et positions de repli, tout cela pour « piéger » un homme désirable. La notion de « désirable » était la clé, se dit-elle. Le pauvre diable n’était pas réellement désiré : il n’était que « désirable », simple objet vraisemblable de désir aux yeux de tous les autres, ces autres pour lesquels était jouée cette lamentable mascarade. La plupart des femmes, conclut-elle, occupaient une position approximativement intermédiaire, et cherchaient à concilier leurs sentiments avec ce qu’elles estimaient être leur avantage à long terme. Peut-être existait-il des ponts entre l’amour et l’intérêt bien compris qui demeuraient inconscients : mais l’idée que l’on pût procéder de façon aussi froidement calculée la faisait frissonner. Dans ce domaine, elle restait une farouche partisane de la spontanéité, décida-t-elle. C’est à ce moment-là qu’elle rencontra Jesse.

 

Elle avait été invitée à prendre un verre dans une boîte du côté de Kenmore Square. Jesse chantait dans le style rhythm and blues et jouait de la guitare solo. Elle comprit tout ce qu’elle avait jusqu’ici manqué à sa manière de chanter et de bouger. Elle revint le lendemain soir, seule. Assise à la table la plus proche, elle resta les yeux rivés sur lui pendant ses deux passages en scène. Deux mois plus tard, ils vivaient ensemble.

Ce n’était que lorsque ses engagements l’éloignaient à Hartford ou Bangor qu’elle travaillait sérieusement. Elle passait les journées avec les autres étudiants : des garçons avec une règle à calcul dernier cri pendant de leur ceinture comme un trophée ; des garçons avec des pochettes en plastique pleines de stylos à bille portées comme des décorations ; des garçons guindés et raides, aux rires nerveux ; des garçons sérieux, qui consacraient tout leur temps de veille à devenir des scientifiques. Trop absorbés par cette entreprise de sondage des profondeurs de la nature, ils se montraient d’une inefficacité proche de l’absolu dans tout ce qui touchait aux affaires humaines ordinaires et s’y comportaient, en dépit de tout leur savoir, de façon pathétiquement superficielle. Peut-être se consacrer de toute son âme à la science requérait-il de telles exigences qu’il ne leur restait plus une minute pour faire d’eux des êtres humains achevés ; à moins que ce ne fût leur manque d’aptitude à la vie sociale qui les eût poussés à s’illustrer dans des domaines où leurs insuffisances passeraient inaperçues. Sauf lorsqu’il était question de science, elle trouvait leur compagnie sans intérêt.

Le soir il y avait Jesse, bondissant et poussant la complainte, véritable force de la nature qui s’était emparée de sa vie. Elle ne pouvait se rappeler, de toute l’année qu’ils passèrent ensemble, une seule nuit où il lui aurait simplement proposer d’aller dormir. Il ignorait tout de la physique et des mathématiques, mais il était bien éveillé, planté au cœur de l’univers, et elle se trouva pour un temps au diapason.

Elle rêvait de réconcilier ses deux mondes, de l’harmonieux concert social qui pourrait naître du contact entre physiciens et musiciens. Mais les soirées qu’elle organisait restaient guindées, et se terminaient de bonne heure.

Jesse lui dit un jour qu’il voulait un enfant. Il parlait sérieusement ; ils étaient installés, il avait obtenu un travail régulier. Il envisageait même le mariage.

« Un enfant ? s’exclama-t-elle. Mais il me faudrait quitter l’université. J’en ai encore pour plusieurs années. Avec un enfant, je risque de ne jamais y retourner.

— D’accord, mais nous aurions un enfant. Tu n’irais pas à ton université, mais tu aurais quelque chose d’autre.

— Mais je dois absolument y aller, Jessie ! »

Il haussa les épaules, et ce fut comme s’il en faisait glisser ce qui était leur vie commune. Elle se poursuivit encore quelques mois, mais en fait tout avait été réglé lors de ce bref échange. Ils s’embrassèrent une dernière fois, et il partit pour la Californie. Plus jamais elle n’entendit sa voix.

 

Vers la fin des années 60, l’Union soviétique réussit à poser des engins spatiaux à la surface de Vénus. C’étaient les premiers véhicules qui, dans l’histoire de l’humanité, arrivaient en ordre de marche sur une autre planète. Un peu plus de dix ans auparavant, depuis la Terre, des radioastronomes américains avaient découvert que Vénus était une source d’intenses émissions radio. L’explication la plus généralement acceptée voulait que l’épaisse atmosphère de l’astre produisît un effet de serre à l’échelle de la planète, captant l’énergie solaire. Si elle était vraie, la température au sol devait être d’une insupportable chaleur, bien trop élevée pour les villes de cristal et les merveilleux Vénusiens. Ellie souhaitait ardemment que les émissions radio eussent une autre cause, et essaya sans succès d’imaginer qu’elles pourraient être produites dans la haute atmosphère de Vénus, loin d’une surface à la température clémente. Certains astronomes de Harvard et du MIT estimaient qu’aucun concept autre que celui d’une chaleur intense ne pouvait expliquer ces émissions. Mais l’idée d’un effet de serre aussi gigantesque lui paraissait improbable et vaguement dégoûtante, comme si la planète s’était laissée aller. Néanmoins, lorsque le vaisseau spatial Venera atterrit effectivement et sortit un thermomètre, il mesura une température assez élevée pour faire fondre l’étain ou le plomb. Elle imagina les villes de cristal en train de se liquéfier (même si Vénus n’était pas chaude à ce point), et le sol détrempé de larmes de silicate. Elle restait d’un incurable romantisme ; cela faisait pourtant des années qu’elle le savait.

Ce fut cependant là l’occasion de mesurer et d’admirer les pouvoirs de la radioastronomie. Tranquillement installés, les astronomes n’avaient eu qu’à pointer leurs radiotélescopes en direction de Vénus pour mesurer la température au sol de la planète avec autant de précision que les sondes Venera treize ans plus tard. Aussi loin que ses souvenirs remontassent, l’électricité et l’électronique l’avaient fascinée ; mais pour la première fois, la radioastronomie l’impressionnait profondément. Dans la confortable sécurité de sa propre planète, il suffisait de pointer son télescope et de mettre en route des systèmes électroniques asservis : aussitôt, on était bombardé d’informations en provenance des autres mondes. Cette idée l’émerveillait.

Ellie se mit à rendre régulièrement visite au modeste radiotélescope tout proche de l’université Harvard, et réussit finalement à décrocher une invitation à donner un coup de main ; il s’agissait de faire des observations et d’analyser des informations. Puis on l’accepta comme assistante rémunérée, pour l’été, à l’Observatoire national de radioastronomie de Green Bank, en Virginie-Occidentale ; dès son arrivée, elle tomba en arrêt, fascinée, devant le radiotélescope original de Grote Reber, qu’il avait bricolé dans son arrière-cour de Wheaton dans l’Illinois, en 1938, et qui témoignait maintenant de ce que pouvait accomplir un amateur enthousiaste. Reber avait réussi à détecter des émissions radio en provenance du centre de la Galaxie quand personne, dans le voisinage, ne faisait démarrer sa voiture, et quand l’appareil de diathermie de la clinique au bout de la rue était à l’arrêt. Le centre de la Galaxie était infiniment plus puissant, mais l’appareil de diathermie se trouvait infiniment plus près.

Ellie aimait cette agréable atmosphère de recherches longues et patientes, ponctuées ici et là de la récompense de modestes découvertes. Ils essayaient de mesurer dans quelles proportions augmentait le nombre des radiosources extragalactiques au fur et à mesure que l’on s’enfonçait plus profondément dans l’espace. Elle commença à imaginer de meilleures solutions pour détecter les signaux radio faibles. Le moment venu, elle passa brillamment son examen de sortie de Harvard, et alla à l’autre bout du pays, au California Institute of Technology, poursuivre les travaux qui devaient la conduire au doctorat en radioastronomie.

 

Elle se mit pendant une année à l’école de David Drumlin. Il s’était acquis dans son milieu une réputation mondiale pour son brio et ses redoutables rebuffades ; mais c’était avant tout l’un de ces hommes comme il s’en trouve toujours aux plus hauts niveaux professionnels, et qui vivent dans la perpétuelle angoisse que quelqu’un, quelque part, puisse se révéler meilleur qu’eux. Drumlin apprit à Ellie certains des aspects essentiels du sujet, en particulier les fondements théoriques. Inexplicablement, il passait pour être attirant aux yeux des femmes ; Ellie le trouva souvent agressif et d’un indécrottable égocentrisme. Elle était trop romantique, ironisait-il. L’ordre de l’univers est strict, et suit ses propres lois. Ce qu’il faut, c’est penser comme l’univers, et non pas lui attribuer nos préconceptions romantiques (non plus que ses désirs de midinette, comme l’expression lui échappa une fois). Tout ce qui n’était pas interdit par les lois de la nature, affirma-t-il un jour, citant un collègue dont le bureau était de l’autre côté du couloir, était obligatoire. Mais, avait-il ajouté, presque tout est interdit. Elle l’observa pendant qu’il la sermonnait ainsi, dans un effort pour deviner la nature de cette étrange combinaison de traits de caractère. Elle vit un homme en excellente condition physique, aux cheveux qui grisonnaient prématurément, arborant un sourire sardonique, avec des demi-lunettes perchées sur le bout du nez et un nœud papillon, à la mâchoire carrée, et dont l’accent nasillard rappelait son Montana natal.

Pour lui, un bon moment, c’était inviter à dîner les étudiants en fin de cycle et les jeunes professeurs de l’université (contrairement à son beau-père qui, s’il prenait plaisir à être entouré d’étudiants, aurait considéré extravagant de les avoir à sa table). Drumlin faisait preuve d’un redoutable instinct territorial dans le domaine intellectuel, amenant la conversation sur des sujets dont il était le spécialiste reconnu, pour brusquement défendre des opinions complètement opposées. Le repas terminé, il leur imposait souvent une séance de diapositives où l’on voyait le Dr D. faisant de la plongée sous-marine à Cozumel, à Trinité et Tobago ou sur la Grande Barrière australienne. Il souriait souvent à l’adresse de l’appareil, saluant de la main, même pour les prises de vue sous-marines. Il glissait parfois une photo de sa collègue de travail, le Dr Helga Bork. (L’épouse de Drumlin protestait régulièrement, à ces moments-là, sous le prétexte d’ailleurs justifié que presque tout le monde les avait déjà vues au cours de soirées précédentes. De fait, les spectateurs connaissaient par cœur ces images. Drumlin réagissait en faisant l’apologie des qualités athlétiques du Dr Bork, ce qui ne faisait qu’augmenter l’humiliation de sa femme.) Nombreux étaient les étudiants à jouer le jeu, et à rechercher quelque objet qu’ils auraient manqué, au milieu des coraux et des oursins, lors des projections précédentes. D’autres se tortillaient, gênés, ou plongeaient le nez dans leur cocktail.

Dans le genre sortie stimulante, il aimait à inviter ses étudiants à le conduire, par deux ou trois, jusqu’au bord de sa falaise préférée, près de Pacific Palisades. À peine attaché à son deltaplane, il s’élançait dans le précipice pour plonger vers l’océan paisible, en contrebas. Leur travail consistait à aller rejoindre la route côtière pour le récupérer ; il passait en rase-mottes au-dessus d’eux, ravi, exultant. Il en invitait parfois à se joindre à lui, mais rares étaient ceux qui acceptaient. Il gardait l’avantage dans sa compétition avec eux, et adorait cela. D’autres professeurs voyaient dans leurs étudiants une ressource pour l’avenir, les éléments qui transmettraient le flambeau à la génération suivante. Elle se rendait compte que Drumlin envisageait les choses différemment ; pour lui, les étudiants en fin de cycle étaient autant de porte-flingues. Il n’était pas question de dire lequel d’entre eux aurait pu, à son heure, lui lancer un défi en tant que détenteur du titre de « tireur le plus rapide à l’ouest du Pecos ». Il fallait les maintenir à leur place. Il n’avait jamais dragué Ellie, mais elle était convaincue qu’un jour ou l’autre il finirait par essayer.

Elle en était à sa deuxième année au Cal Tech lorsque Peter Valerian revint de son année sabbatique, passée à l’étranger. D’un naturel doux et d’un abord peu engageant, personne, et encore moins lui-même, ne le considérait comme très brillant. Cela ne l’empêchait pas d’avoir à son actif une liste impressionnante de réussites en radioastronomie, grâce au fait, expliquait-il lorsqu’on le poussait dans ses derniers retranchements, qu’« il n’en bougeait jamais ». Sa carrière scientifique était entachée d’une faiblesse légèrement honteuse : il était fasciné par la possibilité qu’existât une intelligence extra-terrestre. Chaque membre de la faculté, en somme, avait son point faible ; le deltaplane pour Drumlin et la vie sur les autres mondes pour Valerian. Pour d’autres, c’étaient les bars avec serveuses aux seins nus, ou les plantes carnivores, ou encore quelque chose que l’on appelait la méditation transcendantale. Valerian, lui, avait médité sur l’intelligence extra-terrestre – abrégée en ETI (Extraterrestrial Intelligence) – plus longtemps et plus à fond que n’importe qui d’autre. Au fur et à mesure qu’Ellie apprenait à le connaître, elle comprit que cette question exerçait sur lui une fascination romantique qui contrastait violemment avec la monotonie de sa vie personnelle. Il ne travaillait pas lorsqu’il réfléchissait sur l’intelligence extra-terrestre, il jouait. Son imagination s’envolait.

Ellie adorait l’écouter ; c’était comme pénétrer au Pays des merveilles ou dans la Ville d’émeraude. Même mieux, en réalité, car toutes ses divagations conduisaient à penser que cette idée pouvait être vraie, que les choses avaient une chance de se passer ainsi. Un jour, aimait-elle à croire, l’un des grands radiotélescopes recevrait peut-être un message, le rêve deviendrait alors réalité. Mais d’un autre point de vue c’était pire, car Valerian, comme Drumlin dans d’autres domaines, revenait constamment sur l’idée que la spéculation devait être confrontée avec la réalité physique dans toute sa rigueur. Il jouait un rôle de tamis, qui aurait séparé les rares spéculations utiles de monceaux d’absurdités. Les extraterrestres et leur technologie devaient se conformer strictement aux lois de la nature, un fait qui mettait un terme à bien d’agréables perspectives. Ce qui toutefois sortait de ce tamis et résistait aux analyses physiques et astronomiques les plus sceptiques avait une chance d’être vrai. Impossible d’en être sûr, bien entendu. Restait toujours la possibilité d’avoir commis une erreur quelque part, erreur que quelqu’un de plus habile découvrirait un jour.

Valerian soulignait à quel point nous sommes les prisonniers de notre époque, de notre culture, de notre biologie ; à quel point nous sommes par définition limités lorsqu’il s’agit d’imaginer des créatures ou des civilisations fondamentalement différentes. Pour avoir évolué sur des mondes très dissemblables, les unes comme les autres devaient obligatoirement être très différentes de nous. Pourquoi des êtres infiniment plus avancés que nous ne disposeraient-ils pas de technologies inimaginables – idée à peu près garantie, d’ailleurs –, voire même d’autres lois de physique ? C’était faire preuve d’une désespérante étroitesse d’esprit, lui dit-il un jour, tandis qu’ils longeaient une succession d’arches de stuc tout droit sortie d’une peinture de De Chirico, de s’imaginer que toutes les lois importantes de la physique avaient été découvertes du jour où notre génération s’était mise à envisager le problème. Il y aurait une physique du XXIe siècle, une autre du XXIIe siècle, et même une physique du quatrième millénaire. Nos efforts pour deviner comment communiquerait une civilisation technologiquement très différente étaient peut-être même du dernier ridicule.

Toutefois, se rassurait-il alors, les extra-terrestres ne pouvaient pas ne pas se rendre compte de notre retard ; ils auraient déjà entendu parler de nous si nous avions été plus en avance. Nous venions de débarquer : à peine debout sur nos deux jambes, nous avions découvert le feu depuis une semaine, les lois de la dynamique newtonienne hier, les équations de Maxwell, les radiotélescopes et des indices de la super-unification des lois de la physique ce matin. Valerian avait la conviction qu’ils ne nous compliqueraient pas les choses. Ils s’efforceraient au contraire de nous les simplifier : s’ils voulaient en effet communiquer avec des empotés, ils se mettraient sans doute à leur portée. C’était pour cette raison, estimait-il, qu’il avait une chance à courir si jamais arrivait un message ; son manque de brio constituerait sa force, en réalité. Il savait au moins, il n’en doutait pas, ce que savaient les empotés.

Comme sujet de thèse de doctorat Ellie choisit, avec l’accord de la faculté, la mise au point d’une amélioration des récepteurs sensibles utilisés par les radiotélescopes. Ce sujet mettait à contribution ses talents d’électronicienne, lui permettait de prendre ses distances d’avec Drumlin, plus théoricien, et de poursuivre ses discussions avec Valerian – sans toutefois prendre le risque, dangereux sur le plan professionnel, de travailler avec lui sur l’hypothèse de l’intelligence extra-terrestre. Ce thème était trop spéculatif pour faire l’objet d’une dissertation de doctorat. Son beau-père avait pris l’habitude de critiquer tout ce qui l’intéressait, l’accusant d’avoir des ambitions irréalistes ou parfois des goûts du dernier vulgaire. Lorsqu’il entendit parler (indirectement car elle ne lui adressait plus la parole) de ce sujet de thèse, il le traita de prosaïque.

Elle travaillait sur le maser à rubis. Un rubis est essentiellement constitué d’alumine dont la transparence est presque parfaite. La couleur rouge provient de petites impuretés de chrome réparties dans le cristal d’alumine. Lorsqu’on applique un puissant champ magnétique au rubis, les atomes de chrome augmentent d’énergie ou, comme préfèrent l’exprimer les physiciens, passent à un état excité. Ellie aimait bien l’image de tous ces minuscules atomes de chrome pris d’une fiévreuse activité dans chaque amplificateur, rendus frénétiques au service d’une bonne cause pratique, à savoir amplifier un signal radio trop faible. Plus le champ magnétique était puissant, plus les atomes de chrome devenaient excités. Le maser pouvait alors être réglé de façon à se montrer particulièrement sensible à une fréquence radio donnée. Ellie découvrit un moyen de produire des rubis contenant des impuretés de lanthanide outre les atomes de chrome, si bien que le maser pouvait être réglé sur une fourchette de fréquences encore plus étroite et donc détecter des signaux beaucoup plus faibles que précédemment. Pour fonctionner, son détecteur devait être immergé dans de l’hélium liquide. Elle installa alors son nouvel instrument dans l’un des radiotélescopes du Cal Tech à Owens Valley et détecta, sur des fréquences complètement différentes, ce que les astronomes appellent le fond cosmique de rayonnement radio – effet résiduel du spectre radio de l’immense explosion par laquelle débuta l’univers, le big bang.

« Voyons si j’ai bien compris, se disait-elle parfois. J’ai pris un gaz inerte que l’on trouve dans l’atmosphère, je l’ai liquéfié, j’ai placé quelques impuretés dans un rubis, j’y ai attaché un aimant, et j’ai détecté les feux de la création. »

Elle secouait alors la tête, sidérée. Voilà qui, pour quiconque ignorant les lois de la physique sous-jacentes, devait relever de la plus prétentieuse et arrogante nécromancie. Et comment l’expliquer aux plus grands savants d’il y avait seulement mille ans, qui savaient ce qu’étaient l’air, les rubis et les aimants, mais ignoraient tout de l’hélium liquide, de la stimulation d’émission et des pompes à flux superconducteur ? En fait, se disait-elle, ils n’avaient même pas la moindre idée de ce qu’était un spectre radio, voire d’un spectre, si ce n’est vaguement, en contemplant un arc-en-ciel. Ils ne savaient pas que la lumière se présentait sous forme d’ondes. Dans ce cas, comment espérer pouvoir comprendre la science d’une civilisation en avance de mille ans sur nous ?

Il était nécessaire de produire les rubis en grandes quantités, car seuls quelques-uns présentaient les qualités requises. Aucun ne possédait celles d’une pierre précieuse véritable et la plupart étaient minuscules. Elle prit cependant l’habitude de porter ceux qui, parmi les déchets, étaient les plus gros. Ils allaient bien à son teint mat. Même avec une taille très soignée, on pouvait se rendre compte d’anomalies dans la pierre, une fois montée en broche ou en bague : la façon étrange, par exemple, dont elle captait la lumière sous certains angles, par un phénomène abrupt de réflexion interne, ou bien un défaut comme une nuance couleur pêche dans le rouge du rubis. Elle expliquait à ceux de ses amis qui n’étaient pas des scientifiques qu’elle avait la passion des rubis, mais non les moyens de s’en offrir… un peu comme ce savant qui, ayant découvert le premier le processus biochimique de la photosynthèse des plantes vertes, porterait constamment en sautoir des aiguilles de pin ou un brin de persil. Les collègues d’Ellie, qui éprouvaient pour elle de plus en plus de respect, ne voyaient là qu’une touche d’excentricité.

 

Tous les grands radiotélescopes de la planète sont édifiés en des endroits reculés pour la même raison qui poussa Gauguin à faire voile jusqu’à Tahiti : ils doivent se trouver loin de la civilisation pour pouvoir bien fonctionner. Le trafic radio, tant civil que militaire, a tellement augmenté que les radiotélescopes doivent se cacher, se réfugier par exemple au fond de quelque obscure vallée de Porto Rico ou au cœur d’un désert broussailleux du Nouveau-Mexique ou du Kazakhstan. Mais comme les interférences radio ne cessent de croître, il devient de plus en plus logique de vouloir construire ces télescopes ailleurs que sur la Terre. Les chercheurs qui travaillent dans ces observatoires isolés ont tendance à faire preuve d’opiniâtreté et de détermination. Leurs épouses les abandonnent, leurs enfants quittent le foyer à la première occasion, mais ils n’en démordent pas. Ces astronomes se considèrent rarement comme des rêveurs. L’équipe scientifique permanente des observatoires les plus reculés a tendance à être composée plutôt d’expérimentateurs, tournés vers la pratique, d’individus qui en savent très long sur le fonctionnement et la structure de l’antenne et l’analyse des données, et beaucoup moins sur les quasars et les pulsars. D’une manière générale, les étoiles ne les ont pas fait rêver lorsqu’ils étaient enfants – ils étaient bien trop occupés à réparer le carburateur de la voiture ou le grille-pain.

Une fois son doctorat obtenu, Ellie accepta un poste de chercheur associé à l’Observatoire d’Arecibo, une coupe immense de 305 mètres de diamètre, posée sur le sol d’une vallée karstique dans les collines du nord-ouest de Porto Rico. Disposant du plus grand radiotélescope de la planète, il lui tardait de mettre son détecteur-maser en service pour observer le plus possible d’objets astronomiques différents : planètes et étoiles proches, le centre de la Galaxie, des pulsars et des quasars. En tant que membre à plein temps de l’équipe de l’Observatoire, elle se voyait octroyer des périodes d’observation d’une durée intéressante. Les chercheurs se livrent à une véritable compétition pour accéder aux grands radiotélescopes ; il existe en effet bien plus de projets de recherche dignes d’intérêt qu’il n’est possible d’en réaliser. Si bien que le temps de télescope réservé aux résidents permanents est un avantage sans prix, et que pour beaucoup d’astronomes, c’est la seule raison d’accepter de vivre dans des endroits aussi éloignés de tout.

Elle espérait aussi pouvoir étudier quelques étoiles proches afin de détecter d’éventuels signaux d’origine intelligente. Son système de détection permettait de capter les émissions radio d’une planète comme la Terre, même située à quelques années-lumière. Or, une société avancée qui aurait eu l’intention de communiquer avec nous disposerait sans aucun doute de moyens de transmissions bien plus puissants que les nôtres. Si l’appareil d’Arecibo, utilisé comme radar-télescope, était capable de transmettre une émission d’un mégawatt en direction d’un point précis de l’espace, une civilisation à peine plus en avance que la nôtre devait avoir les moyens, pensait-elle, de produire cent mégawatts ou davantage. S’ils transmettaient intentionnellement en direction de la Terre à l’aide d’un télescope de la taille de celui d’Arecibo mais disposant d’une puissance de cent mégawatts, alors Arecibo aurait la capacité de les détecter partout dans la Voie lactée ou presque. Lorsqu’elle examinait à fond cette question, elle était surprise de constater à quel point, dans le domaine de la recherche d’une intelligence extra-terrestre, ce qui avait été accompli se trouvait en deçà de ce qui aurait pu l’être. Les ressources financières allouées à ce type de travaux restaient à son avis insignifiantes. Et pourtant, elle aurait eu bien des difficultés à désigner un problème scientifique plus important.

La population locale avait baptisé les installations d’Arecibo « El Radar » ; leurs fonctions lui restaient obscures, mais elles avaient créé une centaine d’emplois dans une région qui en avait bien besoin. On maintenait les jeunes femmes du pays strictement à l’écart des astronomes masculins, dont on pouvait voir certains, pleins d’une énergie débordante, parcourir en trottinant, de jour comme de nuit, la piste qui entourait le rebord extérieur du disque parabolique. L’attention soulevée par Ellie à son arrivée ne tarda pas à devenir un sujet de distraction dans ses recherches.

Sur place, le paysage était d’une extraordinaire beauté. Au crépuscule, elle aimait à regarder par les baies de la salle de contrôle les cumulus qui s’empilaient au-dessus du versant opposé de la vallée, juste au-delà de l’un des trois immenses pylônes auquel étaient suspendus les systèmes d’alimentation de son nouveau détecteur-maser. Au sommet de chacun des pylônes clignotait une lumière rouge, signal destiné aux avions qui, fort improbablement, se seraient égarés au-dessus de ce coin perdu. Vers quatre heures du matin, il lui arrivait de sortir prendre l’air, tout en cherchant à déchiffrer le chœur puissant des milliers de grenouilles terrestres, appelées « coquis », onomatopée de leur cri plaintif.

Certains astronomes vivaient à proximité de l’Observatoire, mais l’isolement, encore renforcé par leur ignorance de l’espagnol et leur méconnaissance d’usages culturels différents, avait tendance à les rendre, ainsi que leurs femmes, fort peu sociables. D’autres avaient préféré s’installer à la base aérienne américaine militaire de Ramey, qui s’enorgueillissait de posséder l’unique école en langue anglaise de la région. Mais le trajet d’une heure et demie renforçait également leur sentiment d’isolement. Les menaces proférées à plusieurs reprises par les séparatistes portoricains, convaincus à tort que l’Observatoire jouait un important rôle militaire, ne faisaient qu’aggraver l’impression d’hystérie déprimante et d’une situation près de devenir incontrôlable.

Bien des mois plus tard, Arecibo reçut la visite de Valerian. Il venait officiellement pour donner une conférence, mais Ellie se doutait bien qu’il voulait aussi voir comment elle s’en sortait et lui apporter un vague réconfort psychologique. Son programme de recherche se déroulait de manière satisfaisante. Elle avait découvert ce qui semblait être un nouveau complexe de nuages moléculaires interstellaires, et obtenu des résultats d’un très haut degré de précision chronométrique sur un pulsar au centre de la nébuleuse du Crabe. Elle avait même procédé à la recherche la plus poussée jamais effectuée de signaux en provenance de quelques douzaines d’étoiles proches, mais sans résultats positifs. Deux cas douteux de régularité s’étaient produits. Elle étudia les étoiles en question une deuxième fois, sans rien découvrir qui sortît de l’ordinaire. Si l’on observe suffisamment d’étoiles, des interférences terrestres finissent par se produire tôt ou tard ; ou alors, l’amalgame de bruits engendrés au hasard créera un motif qui, pendant quelque temps, vous fera palpiter le cœur. Il faut se calmer et vérifier. Si le motif ne se reproduit pas, on le rejette comme faux. La pratique de cette discipline était essentielle pour préserver son équilibre émotionnel par rapport à ce qu’elle recherchait. Elle était bien déterminée à faire preuve d’un maximum de rigueur, sans abandonner toutefois ce sens de l’émerveillement qui restait sa principale motivation.

À l’aide des maigres ressources du réfrigérateur collectif, elle avait préparé un pique-nique rudimentaire, et Valerian s’était installé à côté d’elle, à la périphérie de l’immense coupole inversée. On pouvait voir au loin des ouvriers occupés à réparer ou remplacer des panneaux, équipés d’après-ski pour ne pas déchirer les feuilles d’aluminium et risquer un plongeon. Valerian se montrait ravi de ses progrès. Ils commencèrent par échanger quelques menus commérages et les dernières nouvelles scientifiques. Puis la conversation porta sur la recherche d’intelligence extra-terrestre, le SETI (Search for Extra-terrestrial Intelligence), comme l’on commençait à l’appeler.

« Avez-vous jamais envisagé de vous y consacrer à plein temps, Ellie ? demanda-t-il.

— Je n’y ai guère songé. De toute façon, ce ne serait pas possible, n’est-ce pas ? Pour autant que je sache, il n’existe aucune installation importante, dans le monde, qui se consacre à plein temps au SETI.

— Non, mais il pourrait y en avoir une. Il n’est pas impossible que l’on ajoute plusieurs douzaines de réflecteurs supplémentaires au Very Large Array[1] pour en faire un observatoire voué au SETI. Bien entendu, on y ferait également de l’observation astronomique plus classique. Ce n’est qu’une possibilité, c’est hors de prix, et il faudra une réelle volonté politique pour l’obtenir. Pas avant un an, en tout état de cause. Pensez-y.

— Je viens tout juste d’étudier une bonne quarantaine d’étoiles proches, Peter, qui présentaient à peu de chose près le même spectre que le Soleil. J’ai scruté la longueur de vingt et un centimètres de l’hydrogène, celle dont tout le monde prétend qu’elle a le plus de chance d’être employée comme fréquence, du fait de l’abondance de l’hydrogène dans l’univers et ainsi de suite. Et j’ai travaillé avec l’appareil le plus sensible ayant jamais existé ; je n’ai pas trouvé la moindre trace d’un signal. Peut-être n’y a-t-il personne d’autre, là-haut. Qui sait si tout ça n’est pas du gaspillage de temps ?

— Vous pensez à la vie sur Vénus, n’est-ce pas ? Vous parlez comme quelqu’un qui a été déçu. Vénus est un véritable enfer ; ce n’est qu’une planète. Or il y a des centaines de milliards d’étoiles dans la Galaxie. Vous n’en avez observé qu’une poignée. Ne diriez-vous pas vous-même qu’il est prématuré d’abandonner ? Vous n’avez traité qu’un milliardième de la question ; et probablement encore bien moins, si l’on envisage les autres fréquences.

— Je sais, je sais. Mais n’avez-vous pas l’impression que s’ils sont quelque part, ils sont partout ? Si des types vraiment avancés vivaient à mille années-lumière d’ici, n’auraient-ils pas un poste avancé au fond de notre cour ? On pourrait faire du SETI éternellement, avec le sentiment de n’en avoir jamais terminé.

— Ne commencez pas à parler comme Dave Drumlin. Lui, du moment qu’il considère qu’il n’a guère de chance d’assister à un contact de son vivant, ça ne l’intéresse pas. Le SETI en est à ses tout débuts. Vous connaissez pertinemment les innombrables possibilités qui existent. C’est le moment de laisser ouvertes toutes les options. Le moment de se montrer optimiste. Aurions-nous vécu dans n’importe quelle autre période antérieure de l’Histoire que nous aurions passé toute notre vie à nous interroger sans rien pouvoir faire pour obtenir la réponse. En revanche, cette époque est unique. Pour la première fois, il est possible de chercher une intelligence extra-terrestre. Vous avez mis au point le détecteur qui permet de rechercher les civilisations sur les planètes de millions d’autres étoiles. Personne ne peut nous garantir la réussite. Mais pouvez-vous concevoir un projet plus important ? Imaginez qu’ils soient là, à nous envoyer leurs signaux et que sur Terre, personne n’écoute. Quelle mauvaise plaisanterie, quelle farce ! N’auriez-vous pas honte de votre civilisation, si, avec les moyens de se mettre à l’écoute, elle n’avait pas le bon sens de le faire ? »

 

Deux cent cinquante-six images du monde de gauche défilèrent sur sa gauche ; deux cent cinquante-six images du monde de droite se déroulèrent à sa droite. Elle intégra les cinq cent douze images pour obtenir une vue globale de son environnement. Elle se trouvait au cœur d’une forêt de grandes tiges agitées, dont certaines étaient vertes, d’autres desséchées et presque toutes bien plus grandes qu’elle. Mais elle n’avait aucune difficulté à progresser par-dessus ou entre elles, se balançant parfois en équilibre précaire au bout d’une longue feuille avant de se laisser choir sur le coussin bien rembourré des tiges horizontales, au-dessous, et de reprendre son chemin sans se tromper. Elle savait qu’elle n’avait pas lâché la piste ; elle était d’une fraîcheur qui mettait l’eau à la bouche. Elle n’avait aucune objection, si tel était l’itinéraire pris par la piste, à escalader un obstacle cent ou mille fois plus grand qu’elle. Elle n’avait besoin ni de piquets ni de cordes ; elle était déjà équipée. Juste devant elle, une odeur de marquage laissée récemment, sans doute par un autre éclaireur de son camp, s’exhalait du sol. Elle la conduirait à la nourriture ; elle le faisait presque toujours. La nourriture apparaissait spontanément ; les éclaireurs la trouvaient, et balisaient la piste. Elle et ses camarades la ramenaient. Il s’agissait parfois de créatures assez semblables à elle-même ; d’autres fois, de tas amorphes ou cristallins. Il arrivait que ce fût si gros qu’il faille se mettre à beaucoup, travaillant ensemble, pour pousser et tirer la nourriture par-dessus les feuilles pliées jusqu’au camp. D’avance, elle claqua des mandibules.

 

« C’est le contraire, reprit-elle, qui m’inquiète le plus : la possibilité qu’ils n’essayent même pas. Admettons qu’ils puissent communiquer avec nous, mais qu’ils estiment que c’est sans intérêt. C’est comme… (elle jeta un coup d’œil à l’ourlet de la nappe posée sur l’herbe) comme les fourmis. Elles occupent le même territoire que nous. Elles débordent d’activités, elles ont de quoi s’occuper. À un certain niveau, elles ont parfaitement conscience de leur environnement. Mais nous n’essayons pas de communiquer avec elles. C’est pourquoi je pense qu’elles ne se font pas la moindre idée de notre existence. »

Une grosse fourmi, plus entreprenante que les autres, venait de s’aventurer sur la nappe et s’avançait vivement le long de la diagonale de l’un des carrés rouge et blanc. Retenant un léger frisson de dégoût, elle la chassa d’une délicate chiquenaude vers l’herbe – son domaine.