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Super-unification

 

Une mer houleuse !

Étirée loin au-dessus de Sado

La Voie lactée.

 

Matsuo BASHO (1644-1694).

 

 

Peut-être avait-on choisi Hokkaido à cause de sa réputation de non-conformisme. Le climat exigeait des techniques de construction fort peu conventionnelles au vu des normes japonaises ; en outre, cette île était également la patrie des Aïnous, les aborigènes velus que méprisaient encore beaucoup de Japonais. Les hivers y étaient aussi rigoureux qu’au Canada ou en Suède. Si Hokkaido posait certaines difficultés logistiques, l’endroit avait l’avantage d’être écarté en cas de catastrophe et physiquement séparé des autres îles japonaises ; il n’était cependant en rien isolé, surtout depuis l’achèvement du tunnel de cinquante et un kilomètres, le plus long au monde, qui le reliait avec Honshu.

On avait jugé Hokkaido un endroit assez sûr pour y procéder aux épreuves de contrôle des éléments de la machine, pris individuellement. Toutefois, certains n’avaient pas manqué de manifester leurs inquiétudes à l’idée d’y procéder à l’assemblage final de la machine. Comme en témoignait éloquemment le paysage montagneux qui entourait le périmètre expérimental, l’île était le résultat d’activités volcaniques récentes. L’une des montagnes s’élevait au rythme d’un mètre par jour.

Même les Soviétiques – dont l’île de Sakhaline n’était éloignée que de quarante-trois kilomètres, de l’autre côté du détroit de La Pérouse, le Soya – avaient exprimé leurs craintes sur ce point. Mais tant qu’à parier, autant mettre un rouble qu’un kopeck. Étant donné ce que l’on savait, même une machine construite sur la face cachée de la Lune pouvait tout aussi bien faire sauter la Terre, une fois activée. Pour ce qui était d’estimer les dangers, la seule décision importante était celle de construire la machine ; le problème de son lieu de construction restait tout à fait secondaire.

Vers le début de juillet, la nouvelle machine commença à prendre forme. Celle des Américains, au Wyoming, était toujours paralysée par des controverses politiques et sectaires ; quant aux Russes, ils semblaient éprouver des difficultés à résoudre certains problèmes techniques. Mais ici – avec des installations bien plus modestes que celles du Wyoming – les « bouchons » d’erbium avaient été montés et le dodécaèdre achevé ; on avait cependant évité toute déclaration publique. Dans l’Antiquité, les pythagoriciens – les premiers inventeurs du dodécaèdre – avaient fait un secret de son existence et les punitions pour ceux qui le trahissaient étaient sévères. Deux mille six cents ans plus tard et à l’autre bout du monde, ce n’était que justice, au fond, que ce dodécaèdre de la taille d’une maison ne fût connu que d’une poignée de personnes.

Le directeur japonais du Projet avait décrété quelques jours de congé pour tous. La seule ville importante de la région était Obihiro, qui s’élevait dans un site agréable, au confluent des rivières Yubetsu et Tokachi.

Certains allèrent faire du ski sur les pentes du mont Asahi où restait encore de la neige ; d’autres se rendirent dans une station thermale au décor de rochers factices, pour se réchauffer à la dégradation d’éléments radioactifs concoctés dans l’explosion d’une supernova, plusieurs milliards d’années auparavant. Quelques membres du personnel du Projet préférèrent assister aux courses de Bamba, où de puissants chevaux de trait tiraient des traîneaux lourdement lestés sur des bandes parallèles de terrain. Mais afin de célébrer les choses dignement, le Groupe des Cinq prit l’hélicoptère jusqu’à Sapporo, la plus grande ville d’Hokkaido, à un peu moins de deux cents kilomètres.

Ils eurent la chance d’arriver en plein festival Tanabata. Du point de vue de la sécurité, les risques n’étaient pas très grands, dans la mesure où la machine avait bien plus d’importance, pour la réussite du Projet, que ces cinq individus. Ils n’avaient d’ailleurs subi aucun entraînement particulier, en dehors d’une étude approfondie du message, de la machine et des instruments miniaturisés qu’ils emporteraient avec eux. Dans un monde rationnel ils seraient faciles à remplacer, même si, à cause d’implications politiques, la sélection de membres acceptables par tous avait été un casse-tête pour le Consortium.

Xi et Végé avaient, disaient-ils, « du travail à terminer », ce qui ne pouvait se faire sans quelques libations de saké. Ellie, Dévi Soukhavati et Abonneba Eda se retrouvèrent donc, en compagnie de leurs hôtes japonais, dans l’une des petites rues qui donnaient sur la promenade Obori, sous des lampions et des banderoles élaborées, des représentations de feuilles, de tortues et d’ogres, et la remarquable reconstitution en carton d’un couple de jeunes gens en costume médiéval. Une grande étamine de tissu, sur laquelle on avait peint un paon en train de faire la roue, était tendue entre deux immeubles.

Ellie était ravie de se retrouver entre Abonneba, dans sa longue tunique brodée aux pans flottants et portant un bonnet haut et raide, et Soukhavati habillée de l’un de ses merveilleux saris. La machine japonaise avait passé avec succès tous les tests prescrits, et on avait réussi à se mettre d’accord sur un équipage qui n’était pas seulement représentatif – quoique imparfaitement – de la population de la planète, mais qui comprenait aussi d’authentiques personnalités, et non des individus taillés sur mesure par les Procustes des cinq nations concernées. Chacun d’eux, à sa façon, était un rebelle.

Eda, par exemple ; physicien de talent, il était l’auteur d’une découverte majeure, appelée la super-unification, une théorie élégante qui subsumait, en tant que cas particuliers, un ensemble de phénomènes allant des quarks à la gravitation. Un exploit comparable à ceux d’Isaac Newton ou d’Albert Einstein, auxquels on comparait d’ailleurs Eda. Né au Nigeria, il avait été élevé dans la foi musulmane – ce qui n’avait rien d’exceptionnel en soi, si ce n’est qu’il adhérait à une secte islamique non orthodoxe, celle des ahmadiyahs, proche du soufisme. Les soufis, avait-il expliqué après la soirée passée avec l’abbé Utsumi, étaient à l’islam ce que le zen était au bouddhisme. Le mouvement proclamait une « guerre sainte de la plume, non de l’épée ».

En dépit de son maintien calme, timide même, Eda se présentait comme un farouche adversaire du concept conventionnel musulman du djihad, et défendait au contraire la notion de libre-échange des idées de la façon la plus vigoureuse. Ses positions ne manquaient pas de gêner l’islam conservateur, et certaines nations islamiques s’étaient opposées à sa participation dans le Projet de la machine. Elles ne furent pas les seules ; un prix Nobel à la peau noire – dont on disait en outre qu’il était l’être le plus intelligent de la planète, à l’occasion –, c’en était trop pour ceux qui, à cause de l’amélioration du climat social, cachaient plus ou moins bien leur racisme. Lorsqu’il avait rendu visite à Tyrone Free dans sa prison, quatre années auparavant, Eda avait soulevé une vague de fierté chez les Noirs américains et était devenu un nouveau modèle pour la jeunesse. Eda suscitait ce qu’il y avait de pire chez les racistes et de meilleur chez tous les autres.

« Le temps nécessaire à approfondir la physique est un luxe, avait-il dit à Ellie. Nombreux sont ceux qui pourraient en faire autant s’ils en avaient l’occasion. Mais s’il faut courir les rues à la recherche de sa pitance, il ne vous restera pas assez de temps pour la physique. Il est de mon devoir d’améliorer les conditions pour les jeunes scientifiques dans mon pays. »

Devenu peu à peu un véritable héros national au Nigeria, il se mit à dénoncer de plus en plus vigoureusement la corruption et l’adoption de priorités injustes, et à insister sur l’importance de l’honnêteté en science comme dans tous les autres domaines, ainsi que sur la grande nation que pourrait devenir le Nigeria. Sa population était identique à celle des États-Unis pendant les années 20, faisait-il remarquer ; il était riche de ressources, et ses nombreuses cultures constituaient une force. Si le Nigeria arrivait à surmonter ses problèmes, aimait-il à dire, il deviendrait un phare pour le reste du monde. Alors qu’il recherchait calme et même isolement dans tous les autres domaines, il s’exprimait avec vigueur sur ces questions. De nombreux Nigérians, hommes et femmes, musulmans, chrétiens et animistes, jeunes mais aussi moins jeunes, prenaient au sérieux ses déclarations.

Des nombreux traits remarquables d’Eda, le plus frappant était peut-être sa modestie. Il donnait rarement son opinion ; ses réponses aux questions les plus directes restaient laconiques. Ce n’était que dans ses écrits – et dans ses paroles pour ceux qui le connaissaient bien – que l’on avait un aperçu de la profondeur de ses vues. Au milieu des innombrables spéculations soulevées par le message et la machine, et par ce qui se passerait après sa mise en marche, Eda ne s’était laissé aller qu’à un seul commentaire : au Mozambique, il y a une histoire qui dit que si les singes ne parlent pas, c’est parce qu’ils savent que s’ils prononçaient un seul mot, les hommes viendraient les mettre au travail.

Au milieu de compagnons d’une telle volubilité, un personnage aussi taciturne était une curiosité. Comme beaucoup d’autres, Ellie était attentive au moindre de ses commentaires. Il traitait de « tissu d’erreurs insensées » sa première version, partiellement défectueuse, de la théorie de la super-unification. Il avait un peu plus de trente ans et, comme en étaient convenues en privé Ellie et Dévi, il exerçait un charme ravageur. Elles savaient aussi qu’il n’avait qu’une seule épouse, que leur mariage était heureux, et que sa femme et leurs enfants se trouvaient actuellement à Lagos.

Des milliers de bandes de papier de couleur ornaient en feston, les faisant même plier sous leur poids, des bambous qui avaient été coupés et replantés pour l’occasion. On pouvait voir des jeunes gens, mais surtout des jeunes filles, rendre cet étrange feuillage encore plus dense. Par sa célébration de l’amour, le festival Tanabata est quelque chose d’unique au Japon. Des représentations de l’histoire autour de laquelle il tournait étaient offertes sur des sortes de présentoirs à panneaux multiples, et des acteurs en donnaient une version théâtrale sur des tréteaux improvisés dans la rue : deux étoiles s’aiment, mais la Voie lactée les sépare. Ce n’est qu’une fois par an, le septième jour du septième mois du calendrier lunaire, que les deux amants arrivent à se rencontrer, et encore à condition qu’il ne pleuve pas. Ellie leva les yeux sur le ciel d’un bleu cristallin de cette région de montagnes, et souhaita bonne chance aux amoureux. L’étoile qui représentait le jeune homme, disait la légende, était une naine blanche d’Altaïr, A7. La jeune femme était une fileuse, représentée par Véga. Ellie ne put s’empêcher de remarquer la coïncidence qui voulait qu’eût lieu une fête au Japon, avec Véga comme l’un des thèmes centraux, quelques mois seulement avant la mise en marche de la machine. Elle se dit cependant qu’il suffirait d’étudier suffisamment de traditions culturelles pour, probablement, trouver d’intéressantes légendes à chacune des étoiles les plus brillantes du ciel. Celle-ci était d’origine chinoise, Xi y avait fait allusion, des années auparavant, lors de la première réunion du Consortium mondial du message, réunion au cours de laquelle elle avait fait sa connaissance.

Le festival Tanabata était moribond dans presque toutes les grandes villes. Les mariages arrangés d’avance devenaient de plus en plus rares, et l’angoisse des amants séparés touchait une corde de moins en moins sensible dans les cœurs. En quelques rares endroits, en revanche, comme à Sapporo, Sendai et une poignée d’autres, cette fête gagnait chaque année en popularité. Elle était particulièrement émouvante à Sapporo, du fait de la réprobation générale que soulevaient encore les mariages mixtes aïnous-japonais. Il existait une véritable industrie de l’investigation sur l’île, où, pour une somme rondelette, des détectives se chargeaient de déterminer les origines et la parenté d’un futur conjoint pour votre enfant. Des ancêtres aïnous restaient considérés comme une raison suffisante de refuser, sans autre forme de procès, une union projetée. Dévi, qui portait toujours en elle le douloureux souvenir de son jeune époux défunt, se sentit particulièrement blessée. Eda avait certainement déjà dû entendre deux ou trois histoires semblables, mais il garda le silence.

Le festival Tanabata de la ville de Sendai, sur Honshu, était devenu un événement télévisé pour les Japonais qui n’avaient plus l’occasion d’apercevoir Altaïr ou Véga dans le ciel. Ellie se demanda si les Végans allaient continuer éternellement la diffusion du même message vers la Terre. Sans doute en partie parce que la machine était assemblée au Japon, la télévision japonaise en parla longuement dans ses commentaires sur le festival de Sapporo. On n’avait cependant pas demandé aux Cinq (comme on les appelait souvent) de faire d’apparition télévisée, et la présence à Sapporo de trois d’entre eux était en général ignorée du public. Ils ne tardèrent pas, malgré tout, à être reconnus, et c’est sous les applaudissements de la foule qu’ils regagnèrent la promenade Obori, certaines personnes les gratifiant même d’une courbette. À l’extérieur d’un magasin de musique, un haut-parleur bruyant diffusait un morceau de rock and roll qu’Ellie reconnut, « I wanna ricochet off you », par le groupe musical noir White Noise. Dans la lumière de l’après-midi, elle aperçut un chien âgé aux yeux chassieux qui, à son approche, remua faiblement la queue.

Dans les commentaires des Japonais revenait souvent l’expression de Machindo, la Voie de la machine, ce point de vue de plus en plus partagé et selon lequel la Terre était considérée comme une planète où tous les êtres humains avaient les mêmes chances d’avenir. Plusieurs religions – mais certainement pas toutes – avaient proclamé quelque chose d’avoisinant, et ceux qui les pratiquaient se sentaient mortifiés de voir attribuer ce concept à une machine venue d’un autre monde, ce qui se comprenait un peu. Si l’acceptation d’une nouvelle conception de notre place dans l’univers représente une sorte de conversion religieuse, songea Ellie, alors une révolution théologique était en train de balayer la Terre. Même les millénaristes américains et européens étaient influencés par le Machindo. Mais combien de temps durerait cette théorie si la machine ne fonctionnait pas, si le message s’arrêtait ? Même si nous avons commis des erreurs dans l’interprétation des instructions ou dans le montage, même si nous n’en apprenons jamais davantage sur les Végans, se dit-elle, le message démontrait, sans l’ombre d’un doute, que d’autres êtres pensants existaient dans l’univers et qu’ils étaient en avance sur nous. Voilà qui devrait permettre de maintenir l’unité de la planète pendant un certain temps, pensa-t-elle.

Elle demanda à Eda s’il lui était arrivé de vivre une expérience religieuse qui l’aurait transformé.

« Oui.

— Quand ? (Il fallait parfois l’encourager à s’exprimer.)

— La première fois que j’ai compris Euclide. La première fois que j’ai compris la gravitation newtonienne. Et les équations de Maxwell, et la relativité générale. Durant mes travaux sur la super-unification, également. J’ai eu la grande chance de connaître de nombreuses expériences religieuses.

— Non, répondit-elle. Vous savez ce que je veux dire. En dehors des sciences.

— Jamais. Jamais en dehors des sciences. » Il avait répondu sans hésiter.

Il lui parla alors un peu de la religion dans laquelle il avait été élevé. Il ne se sentait pas tenu d’en respecter tous les principes, mais dans l’ensemble, il s’y trouvait à l’aise. Il pensait qu’elle pouvait faire beaucoup de bien. Il s’agissait d’une secte relativement récente – contemporaine de la Christian Science et des témoins de Jéhovah – fondée au Pendjab par Mirza Ghulam Ahmad. Dévi avait apparemment entendu parler des ahmadiyahs et de leur prosélytisme. Ils avaient particulièrement bien réussi en Afrique occidentale. Les origines de la religion étaient pétries d’eschatologie. Ahmad avait prétendu être le Mahdi, le personnage qui, selon les musulmans, doit faire son apparition à la fin du monde. Il prétendait également être le Christ ressuscité, une incarnation de Krishna et un buruz, une réapparition de Mahomet. Le millénarisme chrétien s’était propagé parmi les ahmadiyahs, et pour certains des fidèles le retour d’Ahmad était imminent ; l’année 2008, centenaire de sa mort, était la date le plus souvent retenue. Si la ferveur messianique globale manifestait de la confusion, elle semblait cependant ne cesser de croître, et Ellie avouait qu’elle s’inquiétait de ces prédilections irrationnelles du genre humain.

« Vous ne devriez pas être pessimiste, à une fête de l’amour », fit Dévi.

 

Il s’était produit une importante chute de neige à Sapporo, et on avait avancé la date où la coutume voulait que l’on sculptât dans la glace des animaux ou des êtres mythologiques. C’est ainsi qu’avait été taillé avec le plus grand soin un immense dodécaèdre, montré régulièrement, telle une icône, au cours du journal télévisé du soir. Mais il y eut quelques jours d’un redoux inhabituel, et l’on put voir les sculpteurs sur glace qui s’activaient à réparer les dégâts.

On entendait soutenir de plus en plus souvent la thèse qui voulait que la mise en route de la machine déclenchât l’Apocalypse et la fin du monde. Le Projet de la machine réagissait en multipliant les déclarations rassurantes pour le public, les assurances aux gouvernements, et en se gardant de lever le secret sur la date de l’activation. Certains scientifiques avaient proposé le 17 novembre, une soirée pour laquelle était prévue l’une des plus spectaculaires pluies de météores du siècle ; un intéressant symbolisme, soutenaient-ils. Mais Valerian fit remarquer que si, par hasard, la machine devait quitter la Terre à ce moment-là, devoir traverser un nuage de débris cométaires ne ferait qu’ajouter un risque supplémentaire et inutile. La mise en marche fut donc au contraire reculée de plusieurs semaines, jusqu’à la fin du dernier mois de l’année mille neuf cent et quelque chose. Même si cette date n’était pas, à proprement parler, le tournant du millénaire mais en avance d’un an, ceux qui se moquaient bien de ne pas comprendre les subtilités des conventions du calendrier s’apprêtaient à fêter somptueusement la venue du troisième millénaire, quitte à renouveler cette célébration pendant deux décembres de suite.

Bien que les extra-terrestres n’eussent aucun moyen de savoir combien pesaient les membres de l’équipage, ils avaient spécifié avec une précision confinant à la maniaquerie la masse exacte de chacun des composants de la machine et la masse totale admissible. Il ne restait que très peu de chose pour du matériel d’origine terrestre. Ce fait, quelques années auparavant, avait servi d’argument pour proposer un équipage entièrement féminin, afin de pouvoir augmenter son équipement ; proposition qui avait été rejetée comme frivole.

Impossible d’embarquer des tenues spatiales ; il fallait espérer que les Végans n’avaient pas oublié la forte tendance qu’ont les êtres humains à respirer de l’oxygène. Pratiquement dépourvus de moyens matériels propres, handicapés par leurs différences culturelles et par le fait que leur destination leur restait inconnue, il était clair que les Cinq partaient pour une mission à hauts risques. Mais si la presse mondiale en faisait souvent ses manchettes, les Cinq n’en parlaient jamais.

On confia à l’équipage tout un assortiment d’appareils de prise de vues, de spectromètres et de super-ordinateurs miniaturisés, ainsi qu’une bibliothèque sur microfilm. Était-ce utile, était-ce absurde ? Rien n’était prévu, à bord de la machine, pour dormir, se restaurer ou aller aux toilettes. Ils n’emportaient qu’un minimum de provisions, dont une partie était simplement glissée dans leurs poches ; Dévi était chargée de la trousse médicale de secours, réduite à l’essentiel. En ce qui la concernait, Ellie envisageait tout juste d’emmener des sous-vêtements de rechange et une brosse à dents. Après tout, se disait-elle, s’ils peuvent me transporter jusqu’à Véga dans un fauteuil, ils devraient être également capables de nous fournir un minimum de confort. Si elle avait besoin d’un appareil photo, elle pouvait aussi bien le demander aux Végans, avait-elle fait remarquer aux responsables du Projet.

Il y en eut pour soutenir l’idée, apparemment avec sérieux, que les Cinq devraient partir nus ; les vêtements n’ayant pas été spécifiés, soutenaient-ils, ils devaient donc être exclus. Peut-être risquaient-ils de perturber le fonctionnement de la machine. Ce point de vue amusa – entre autres – Ellie et Dévi, qui firent néanmoins remarquer qu’ils n’étaient pas expressément interdits, et que cette coutume humaine populaire était évidente dans l’émission des jeux Olympiques. Les Végans savent parfaitement que nous portons des habits, protestèrent Xi et Végé. Seule la masse totale était prise en compte.

Dans ce cas, pourquoi ne pas se faire enlever bridges, lunettes et autres objets ? Cette opinion finit par prévaloir, en partie à cause de la répugnance de nombreux pays à être associés à un Projet dont le point culminant aurait été aussi inconvenant. Ce débat se traduisit par toutes sortes de remarques d’un goût plus ou moins douteux dans la presse, mais aussi parmi les techniciens du Projet et même les Cinq.

« Si on le prend comme ça, commenta Lounatcharski, rien ne spécifie non plus que ce sont des êtres humains qui doivent prendre place sur les sièges. Peut-être seraient-ils tout aussi contents avec cinq chimpanzés. »

Même une simple photo à deux dimensions d’une machine extra-terrestre aurait une valeur inestimable, fit-on remarquer à Ellie. Ne voulait-elle pas avoir l’obligeance de reconsidérer sa position et emporter un appareil photo ? Der Heer, arrivé depuis peu à Hokkaido en compagnie d’une importante délégation américaine, l’adjura de se montrer « sérieuse ». L’enjeu était trop élevé, dit-il, pour qu’elle… mais le regard glacial qu’elle lui lança l’arrêta net dans sa phrase. Elle avait parfaitement deviné ce qu’il allait lâcher : pour qu’elle se conduise comme une enfant. Ellie fut stupéfaite de constater que Ken se comportait comme s’il avait été la victime dans la dégradation de leurs relations. Elle fit part de l’incident à Dévi, qui manifesta quelques réserves : der Heer, dit-elle, était quelqu’un de vraiment « adorable ». Finalement, Ellie accepta de prendre aussi avec elle une caméra vidéo ultra-miniaturisée.

Dans le questionnaire requis par les fonctionnaires du Projet, elle écrivit sous la rubrique « Effets personnels » : « Une palme, 0,811 kilo ».

Ce fut der Heer que l’on envoya pour la raisonner. « Tu sais parfaitement qu’il y a un magnifique appareil de reconstitution d’images à infrarouge de moins d’un kilo que tu pourrais emporter avec toi. Pourquoi vouloir prendre une branche d’arbre ?

— Une palme. Une feuille de palmier. Je sais bien que tu as grandi à New York, mais tu dois bien savoir ce que c’est, tout de même. On le trouve dans Ivanhoé. Tu ne l’as jamais lu, au lycée ? À l’époque des croisades, les pèlerins qui accomplissaient le long voyage jusqu’en Terre sainte ramenaient une feuille de palmier pour témoigner qu’ils s’y étaient bien rendus. C’est pour garder le moral. Peu m’importe à quel point ils sont en avance sur nous. La Terre tout entière est ma Terre sainte. Je leur apporterai une feuille de palmier pour leur montrer d’où je viens. »

Der Heer se contenta de secouer la tête. Mais lorsqu’elle expliqua ses raisons à Végé, plus tard, celui-ci dit les comprendre parfaitement.

Ellie n’avait pas oublié les réflexions de son ami russe, faites dans un restaurant de Paris, sur le fiacre et le misérable village. Pour sa part, ce n’était pas ce qui l’inquiétait. La palme, se rendit-elle compte, servait à une autre fin : elle avait besoin de quelque chose qui lui rappelât la Terre. Elle avait peur d’être tentée de ne pas revenir.

 

La veille du jour où la machine devait être activée, Ellie reçut un petit colis qui avait été livré par porteur spécial à son appartement du site du Wyoming, et qu’on lui avait fait suivre. Aucune mention d’expéditeur, ni à l’extérieur ni à l’intérieur ; il contenait un médaillon en or et une chaîne. On pouvait imaginer de s’en servir comme d’un pendule. Chaque face comportait une inscription en tout petits caractères, cependant lisibles. Sur l’avers on lisait :

 

« Héra, superbe Reine

Aux robes d’or,

Commandait à Argus,

Dont les yeux

Hérissaient le monde. »

 

Sur le revers :

 

« Telle est la réponse que firent les défenseurs de Sparte au commandant de l’armée romaine : « Si tu es un dieu, tu ne feras pas de mal à ceux qui ne t’en ont jamais fait. Si tu es un homme, avance, et tu trouveras des hommes égaux à toi. » Et des femmes. »

 

Elle sut d’où venait le cadeau.

 

Le jour suivant, celui de la mise en marche, on fit un dernier tour de table, parmi les principaux responsables du Projet, sur ce qui allait se passer. La plupart estimaient qu’il n’arriverait rien, que la machine ne fonctionnerait pas. Un petit nombre croyait que les Cinq, d’une manière ou d’une autre, se retrouveraient très rapidement dans le système de Véga, en dépit des lois de la relativité. Il y eut d’autres hypothèses : la machine servait à explorer le système solaire, était le canular le plus coûteux de l’histoire, une salle de classe, une machine à remonter le temps, ou une cabine téléphonique galactique. L’un des scientifiques écrivit : « Cinq horribles entités de remplacement, couvertes d’écailles verdâtres, viendront lentement se matérialiser dans les fauteuils. » De toutes les réponses, c’était elle qui se rapprochait le plus de l’hypothèse du Cheval de Troie. Un dernier, enfin (le seul), écrivit : « Apocalypse. »

Il y eut quelque chose comme une cérémonie, avec des discours et un buffet. On s’embrassa. Certains pleuraient en silence. Une petite poignée de personnes se montraient ouvertement sceptiques. On sentait bien que s’il se passait quoi que ce soit après l’activation, la réaction serait phénoménale. Bien des visages avaient de la peine à cacher leur joie.

Ellie s’était arrangée pour appeler la maison de repos et faire ses adieux à sa mère. Elle dit les mots dans le combiné d’Hokkaido, et ils furent reproduits dans le Wisconsin ; mais il n’y eut pas de réponse. Sa mère recouvrait une partie des fonctions motrices du côté qui avait été touché, lui avait dit l’infirmière, et elle pourrait sans doute dire bientôt quelques mots. Cet appel fait, Ellie se sentit presque le cœur léger.

Les techniciens japonais portaient l’hachimaki, la bande de tissu dont on se ceint traditionnellement le front pour se préparer à un effort, mental, physique ou spirituel, en particulier avant un combat. Imprimée sur le bandeau, apparaissait une carte de la Terre, en projection conventionnelle. Aucune nation n’y occupait une position dominante.

En fait de consignes nationales, il n’y avait pas eu grand-chose ; pour autant qu’elle le sût, on n’avait demandé à personne d’arborer un drapeau. Les chefs d’État avaient envoyé de courts messages enregistrés en vidéo. Ellie trouva celui de la présidente des États-Unis particulièrement délicat :

« Ceci n’est ni des instructions ni un adieu. Tout au plus un au revoir. Chacun de vous fait ce voyage au nom de milliards d’âmes ; vous représentez tous les peuples de la planète Terre. Si jamais vous êtes transportés ailleurs, alors regardez pour nous tous ; pas seulement les sciences, mais tout ce que vous pouvez apprendre. Vous représentez toute l’espèce humaine, passée, présente et à venir. Quoi qu’il arrive, vous avez une place dans l’Histoire. Vous êtes les héros de notre planète. Parlez en notre nom. Faites preuve de sagesse. Et… revenez. »

Quelques heures plus tard, pour la première fois, ils pénétrèrent dans la machine, par un petit sas ; l’éclairage intérieur, très bas, s’alluma. La machine avait beau être terminée et avoir passé victorieusement toutes les épreuves de contrôle prescrites, on craignait de les laisser s’installer prématurément. Certains techniciens redoutaient même que le seul fait que les passagers s’assoient ne provoquât le démarrage de la machine, même si les benzels étaient immobiles. Ils prirent place, et sur le moment, rien d’extraordinaire ne se produisit. C’était la première fois qu’Ellie s’enfonçait, prudemment tout d’abord, dans le siège rembourré de plastique. Elle aurait préféré du chintz ; un chintz aurait été parfait pour ces fauteuils. Mais même ce détail, avait-elle découvert, était une question d’orgueil national. Le plastique faisait plus moderne, plus sérieux, plus scientifique.

Comme on connaissait les habitudes tabagiques invétérées de Végé, il avait été décrété que les cigarettes étaient purement et simplement interdites à bord. Lounatcharski n’avait pu retenir un flot de malédictions en une dizaine de langues différentes. Et voici qu’il pénétrait le dernier dans la machine après une ultime Lucky Strike. Il soufflait un peu en s’asseyant à côté d’elle. Les plans du message n’avaient pas prévu de ceintures de sécurité, il n’y en avait donc pas. Pour certains techniciens, c’était une omission bien téméraire.

 

La machine va aller quelque part, se dit-elle. Elle était un moyen de transport, une ouverture sur un autre monde… ou sur un autre temps. Un train de marchandises qui grondait et gémissait dans la nuit. En montant à bord, on échappait à l’étouffement des villes de province de son enfance pour être conduit jusqu’aux grandes cités de cristal. C’était la découverte, l’école buissonnière, la fin de toute solitude. Chaque retard technique dans la fabrication, chaque querelle sur la bonne interprétation de tel ou tel détail des instructions l’avait plongée dans le désespoir. Ce n’était pas la gloire qu’elle recherchait… en tout cas pas avant tout, pas beaucoup… mais plutôt, une sorte de libération.

Elle était droguée à l’émerveillement. Dans son esprit, elle se voyait comme le sauvage des collines, bouche bée devant la véritable porte d’Ishtar de l’ancienne Babylone ; comme Dorothy lorsqu’elle aperçoit pour la première fois les spires tourmentées de la ville d’Oz, toute d’émeraude ; comme un petit garçon venu du fin fond de Brooklyn et se retrouvant dans l’allée des nations de la Foire mondiale de 1939, et à qui, au loin, font signe le Trylon et la Périsphère ; elle était comme Pocahontas remontant à la voile l’estuaire de la Tamise et découvrant Londres d’un bout de l’horizon à l’autre.

Dans cette attente pleine d’espoir, son cœur chantait. Elle allait découvrir, elle en était sûre, d’autres possibilités, ce qui avait été accompli par d’autres êtres, des êtres immenses, des êtres qui étaient vraisemblablement capables de voyager entre les étoiles à une époque où les ancêtres de l’homme en étaient encore à bondir de branche en branche dans la pénombre de la forêt tropicale.

Comme nombre de ceux qui l’avaient bien connue, Drumlin l’avait accusée d’être d’un incurable romantisme ; et elle se demanda une fois de plus pour quelle raison tant de gens considéraient que c’était une faiblesse gênante. Son romantisme était la force qui l’avait poussée dans la vie, il était une source vive de joies. Adepte et prosélyte du romantisme, elle était en route pour rencontrer le sorcier.

 

Un rapport leur parvint par la radio. Apparemment, tout fonctionnait normalement, dans la mesure où pouvait le contrôler la batterie d’instruments disposés à l’extérieur de la machine. Le motif principal d’attente était dû à la nécessité de faire le vide entre les benzels et autour d’eux. Un dispositif d’une extraordinaire efficacité pompait l’air pour atteindre le plus haut degré de vide jamais obtenu sur Terre. Elle vérifia une nouvelle fois le calage de la microcaméra vidéo, et effleura la palme. À l’extérieur du dodécaèdre, on venait d’allumer de puissants projecteurs. Deux des enveloppes sphériques devaient maintenant tourner, à la vitesse définie par le message comme critique. Pour les spectateurs, ce n’était plus qu’une image brouillée. Le troisième benzel allait se mettre en route d’un instant à l’autre. Une puissante charge électrique était en train de se constituer. Lorsque les trois enveloppes sphériques tourneraient à la bonne vitesse sur leurs axes perpendiculaires les uns aux autres, la machine serait activée. Tel était du moins ce que disait le message.

On lisait sur le visage de Xi une farouche détermination, pensa Ellie ; sur celui de Lounatcharski, un calme délibéré ; les yeux de Soukhavati étaient grands ouverts ; l’attitude d’Eda était celle de quelqu’un d’attentif et de tranquille. Dévi croisa son regard et sourit.

Elle regretta de ne pas avoir eu un enfant. Ce fut sa dernière pensée : les parois se mirent à trembloter, devinrent transparentes ; puis, aurait-on dit, la Terre s’ouvrit et l’engloutit.