23
Nouvelle programmation
Ce n’est pas, en effet, en suivant des fables habilement conçues que nous avons fait connaître la puissance… de Jésus-Christ, mais c’est comme ayant vu sa majesté de nos propres yeux.
Seconde épître de Pierre, I, 16.
Regarde et souviens-toi. Regarde vers le ciel ;
Regarde loin, loin dans l’air nettoyé par la mer,
Vers l’illimité, les confins des prières. Élève donc maintenant la voix dans le vide du dôme.
Qu’entends-tu ? Que te répond le ciel ? Les cieux sont occupés ; tu n’y es pas chez toi.
Karl Jay SHAPIRO,
Travelogue for Exiles.
Les lignes téléphoniques étaient réparées, les routes déneigées, et on avait organisé une brève visite des installations pour des représentants de la presse mondiale, sélectionnés avec le plus grand soin. Une poignée de reporters et de photographes eurent le droit de franchir les ouvertures des benzels et de pénétrer dans le dodécaèdre par le sas. Les journalistes, installés dans les sièges qu’avaient occupés les Cinq, enregistrèrent des commentaires pour la télévision et racontèrent au monde l’échec de cette première et courageuse tentative pour faire fonctionner la machine. Ils purent photographier Ellie et ses collègues de loin, afin que l’on sache qu’ils étaient vivants et se portaient bien, mais il n’était pas question, pour l’instant, qu’ils donnassent des interviews. Le Projet de la machine faisait son inventaire et envisageait différentes options. Le tunnel entre Honshu et Hokkaido fut de nouveau ouvert, mais celui qui reliait la Terre à Véga resta fermé. Du moins n’avait-on rien fait pour s’en assurer. Ellie, lorsque finalement les Cinq quittèrent le périmètre, se demanda si le Projet tenterait jamais de lancer de nouveau les benzels ; mais elle croyait plutôt ce qu’on lui avait dit : la machine ne remarcherait jamais plus et les êtres humains n’auraient plus jamais accès aux tunnels. On pouvait provoquer autant d’accrocs dans le tissu de l’espace-temps que l’on voulait ; mais il n’en sortirait rien s’il n’y avait personne à l’autre bout pour assurer la prise. On nous a permis de jeter un coup d’œil, songea-t-elle, puis on nous a laissés nous débrouiller tout seuls. À condition de pouvoir y arriver.
Avant de leur rendre la liberté, on autorisa les Cinq à se rencontrer de nouveau. Ellie fit ses adieux à chacun. Personne ne lui adressa de reproches à cause des cassettes vierges.
« L’enregistrement se fait, ne l’oublions pas, sur des bandes magnétiques, lui dit Végé. Les benzels ont accumulé un champ électrique très puissant, et en outre bougeaient, bien entendu. Un champ électrique variable crée un champ magnétique – équations de Maxwell. Il me semble que c’est ainsi que vos cassettes ont été effacées. Vous n’y êtes pour rien. »
L’interrogatoire avait déconcerté Végé. On ne l’avait pas ouvertement accusé, mais ses enquêteurs avaient laissé entendre qu’il faisait partie d’une conspiration antisoviétique comprenant des scientifiques occidentaux.
« Je vous le dis, Ellie, la seule question qui reste est celle de l’existence d’une vie intelligente au Politburo.
— Et à la Maison-Blanche. Je n’arrive pas à croire que la Présidente ait pu laisser Kitz prendre de telles positions. Elle a beaucoup soutenu le projet.
— Cette planète est dirigée par des cinglés. Pensez seulement à tout ce qu’ils doivent faire pour se retrouver aux postes qu’ils occupent. Leurs perspectives sont tellement étroites, le temps leur est tellement compté… Quelques années à peine. Dans le meilleur des cas, quelques décennies. Ils ne s’intéressent qu’à la période pendant laquelle ils seront au pouvoir. »
Elle songea à A du Cygne.
« Ils n’ont cependant pas la certitude que notre histoire est un mensonge ; ils ne peuvent le prouver. Au fond d’eux-mêmes, ils doivent se demander : « Et si c’était vrai ? » Quelques-uns l’espèrent même. Mais c’est une vérité à hauts risques. Ils ont besoin de certitudes… et peut-être avons-nous les moyens de les leur donner. Nous pouvons pousser plus loin la théorie de la gravitation ; nous pouvons procéder à de nouvelles observations astronomiques qui viendront confirmer ce qui nous a été dit, en particulier pour le centre de la Galaxie et A du Cygne. Ils ne vont tout de même pas interdire la recherche astronomique. Nous pourrons aussi étudier le dodécaèdre, s’ils nous laissent nous en approcher. Nous les ferons changer d’avis, Ellie. »
Ce ne sera pas facile s’ils sont véritablement cinglés, se dit Ellie.
« Je ne vois pas comment les gouvernements pourraient convaincre les citoyens qu’il s’agissait d’une mystification, répondit-elle.
— Vraiment ? Pensez un instant à tout ce qu’ils leur ont déjà fait avaler. Ils nous ont persuadés de dépenser toutes nos richesses pour être en mesure de tuer instantanément tout le monde sur Terre – tel aurait été le prix à payer pour notre sécurité. Ils se gardaient le choix du moment. On aurait pu croire bien difficile de faire endosser une telle folie ; ils l’ont pourtant fait. Non, Ellie, ils savent très bien convaincre. Ils n’ont qu’à raconter que la machine ne fonctionne pas et que nous sommes tous devenus plus ou moins fous.
— Nous n’aurions peut-être pas l’air aussi fous que ça, si nous racontions tous ensemble la même histoire. Mais vous avez peut-être raison ; il vaudrait mieux commencer par rassembler des preuves. N’aurez-vous pas… de problèmes, Végé, après votre retour ?
— Que peuvent-ils me faire ? M’exiler à Gorki ? Je peux survivre à ça. J’ai eu ma journée à la plage… Non, je serai tranquille. C’est comme si nous avions signé tous les deux un traité de sécurité mutuelle, Ellie. Tant que vous êtes en vie, ils ont besoin de moi. Et vice versa, bien entendu. Si notre histoire se révèle authentique, ils seront heureux d’avoir eu un témoin soviétique ; ils finiront même par le crier sur les toits. Et, comme chez vous, ils se demanderont quelles pourraient être les applications militaires ou économiques de ce que nous avons vu.
« Peu importe ce qu’ils nous demandent de faire. Ce qui importe, c’est de rester en vie. Nous allons raconter notre histoire – tous les cinq – avec discrétion, cela va de soi ; et seulement à ceux en qui nous avons confiance. Mais ceux-là la raconteront à d’autres, et elle se propagera ainsi. Il deviendra impossible de l’arrêter. Les gouvernements finiront par admettre un jour ou l’autre ce qui nous est arrivé dans le dodécaèdre. Jusqu’à ce jour, nous sommes des polices d’assurance les uns pour les autres. Je me sens très heureux de ce que nous avons vécu ensemble, Ellie. C’est ce qui m’est arrivé de plus extraordinaire.
— Embrassez Nina de ma part », lui dit-elle la veille de son départ pour Moscou par un vol de nuit.
Au cours du petit déjeuner, elle demanda à Xi s’il était déçu.
« Déçu, moi ? Avoir été là-bas et être déçu ? (Il leva les yeux au ciel.) Les avoir vus et être déçu ? Je suis un orphelin de la Longue Marche. J’ai survécu à la Révolution culturelle. J’ai essayé de faire pousser des pommes de terre et des betteraves à sucre pendant six ans, à l’ombre de la Grande Muraille. Ma vie n’a été qu’une suite de bouleversements. Je sais ce qu’est une déception.
« Vous êtes allé à un banquet, et lorsque vous revenez dans votre village famélique, vous êtes déçu que l’on ne fête pas votre retour ? Ce n’est pas une déception. Nous n’avons fait que perdre une escarmouche mineure. Examinez simplement les rapports de force. »
Il se disposait à repartir incessamment pour la Chine, après avoir accepté de ne faire aucune déclaration publique sur ce qui s’était passé dans la machine. Il retournerait simplement superviser les fouilles de Xian. La tombe de Qin l’attendait toujours. Il tenait absolument à voir si l’empereur ressemblait à la simulation qu’il avait rencontrée à l’autre bout du tunnel.
« Pardonnez-moi, je sais que ma question est indiscrète, fit Ellie au bout d’un moment, mais le fait est que de nous tous, vous êtes le seul à avoir rencontré quelqu’un qui… n’y a-t-il personne que vous ayez aimé dans votre vie ? »
Elle aurait préféré s’être exprimée avec plus de délicatesse.
« Tous ceux que j’ai aimés m’ont été arrachés. Effacés. Et j’ai vu s’élever et disparaître les empereurs du XXe siècle, répondit-il. J’avais envie de quelqu’un d’intouchable, que l’on ne pouvait ni réhabiliter, ni réviser, ni censurer. Il n’y a que peu de grands personnages historiques auxquels on ne puisse toucher. »
Il avait le regard perdu sur la nappe, qu’il tapotait de sa petite cuillère. « J’ai consacré ma vie à la Révolution, et je ne regrette rien. Mais j’ignore pratiquement tout de mon père et de ma mère ; je n’ai aucun souvenir d’eux. Vous, votre mère vit encore, et vous vous souvenez de votre père. Vous l’avez retrouvé. Ne sous-estimez pas le privilège qui vous a été accordé. »
Chez Dévi, Ellie découvrit un chagrin qu’elle n’avait jamais remarqué jusqu’ici. Elle supposa tout d’abord qu’il tenait au scepticisme avec lequel les directeurs du Projet et les gouvernements avaient accueilli leur histoire. Mais Dévi secoua la tête.
« Qu’ils nous croient ou non, ce n’est pas essentiel pour moi. Seul l’est ce que nous avons vécu. C’est une expérience transformante. Cela nous est réellement arrivé, Ellie ; réellement. La première nuit après notre retour sur Hokkaido, j’ai rêvé que tout cela n’était qu’un rêve, figurez-vous. Mais ce n’en était pas un, pas du tout.
« Oui, je suis triste. Ma tristesse… Voyez-vous, c’est le désir de toute ma vie qui s’est trouvé comblé lorsque j’ai rencontré de nouveau Surindar, là-haut, après toutes ces années. Il était exactement comme dans mon souvenir, exactement comme dans mes rêves. Mais lorsque je l’ai vu, lorsque je me suis trouvée en face d’une aussi parfaite simulation, j’ai tout de suite su que cet amour m’était d’autant plus précieux qu’il m’avait été enlevé et que j’avais tant fait de sacrifices pour lui. Rien de plus. Surindar était… cinglé. Au bout de dix ans de vie commune, nous aurions divorcé ; peut-être seulement au bout de cinq ans. J’étais moi-même tellement jeune et inconsciente.
— Je suis vraiment désolée, dit Ellie. Je sais ce que c’est que de faire le deuil d’un amour perdu.
— Non, vous ne m’avez pas comprise, Ellie. Pour la première fois de ma vie adulte, je ne déplore pas la mort de Surindar. Ce qui me chagrine tant, c’est d’avoir renoncé à ma famille pour lui. »
Soukhavati devait tout d’abord passer quelques jours à Bombay ; après quoi elle se rendrait dans le village de ses ancêtres, au Tamil Nadu.
« Finalement, reprit-elle, il ne sera pas difficile de nous convaincre que tout cela n’était qu’une illusion. Chaque matin, à notre réveil, l’expérience nous paraîtra plus lointaine, plus fantasmatique. Il aurait mieux valu pour nous que nous restions ensemble, afin de renforcer nos souvenirs. Ils ont compris le danger. C’est pourquoi ils nous ont installés sur une plage, quelque chose qui ressemblait à notre planète, qui avait une réalité que nous pouvions saisir. Je ne laisserai personne banaliser ce que nous avons vécu. N’oubliez jamais ; c’est arrivé réellement, ce n’était pas un rêve. Ellie, n’oubliez jamais. »
Si l’on songe aux circonstances, Eda faisait preuve d’un calme remarquable. Ellie comprit rapidement pourquoi. Pendant qu’elle-même et Végé étaient soumis à des interrogatoires sans fin, lui faisait ses calculs.
« Je pense que ces tunnels sont des ponts Einstein-Rosen, dit-il. La relativité générale admet un certain nombre de solutions, appelées les trous de ver, similaires aux trous noirs, mais sans rapport avec l’évolution : ils ne peuvent être engendrés, comme les trous noirs, par l’effondrement gravitationnel d’une étoile. Mais une fois créés, les trous de ver de la catégorie la plus courante se dilatent et se contractent à un rythme qui interdit qu’on les traverse ; ils exercent en outre des forces gravitationnelles colossales et exigent – du moins aux yeux d’un observateur qui resterait en arrière – un temps de franchissement infini. »
Ellie ne voyait pas en quoi cela rendait les choses plus claires et elle lui demanda de s’expliquer davantage. Le problème essentiel était de maintenir ouverts les trous de ver. Eda avait découvert un ensemble de solutions à ses équations de champ qui laissait supposer l’existence d’un champ macroscopique, une sorte de tension dont on pouvait se servir pour empêcher un trou de ver de se contracter complètement. Un trou de ce type ne posait aucun des autres problèmes qui caractérisaient les trous noirs ; ses contraintes gravitationnelles auraient été beaucoup plus faibles ; on pouvait y accéder dans les deux sens ; mesurés par un observateur extérieur, les temps de transit apparaissaient très brefs ; enfin, il n’engendrait pas de champ de radiation intérieur aux effets dévastateurs.
« J’ignore si un tel tunnel est stable en ce qui concerne les perturbations faibles, ajouta-t-il. Sinon, il faut supposer qu’ils ont construit un système de rétroaction pour contrôler et corriger ces instabilités. Je n’ai encore aucune certitude là-dessus. Mais si au moins ces tunnels s’avèrent bien être des ponts Einstein-Rosen, nous aurons quelque chose à répondre quand on nous dira que nous avons eu une hallucination. »
Il tardait à Eda de retourner à Lagos, et Ellie pouvait voir dépasser de sa pochette le billet vert des Nigerian Airlines. Il se demandait s’il serait capable de débroussailler complètement ces nouveaux champs de physique fondamentale que leur voyage lui avait ouverts. Mais il avouait craindre de ne pas être à la hauteur de la tâche, en particulier à cause de ce qu’il appelait son âge avancé pour la physique théorique. Il avait trente-huit ans. Mais plus que tout, dit-il à Ellie, il mourait d’envie de retrouver sa femme et ses enfants.
Elle l’embrassa et lui dit qu’elle était fière de l’avoir connu.
« Pourquoi parler au passé ? demanda-t-il. Nous nous reverrons certainement. » Puis il ajouta au bout d’un instant, comme s’il ne faisait qu’y penser : « Voulez-vous faire quelque chose pour moi, Ellie ? Essayez de vous souvenir de tout ce qui s’est passé, de tous les détails. Écrivez-le, et envoyez-le-moi. Ce que nous avons vécu représente des données expérimentales. L’un de nous peut avoir remarqué quelque chose que les autres n’ont pas vu, un élément essentiel pour la compréhension profonde de ce qui s’est passé. Envoyez-moi ce que vous aurez écrit. J’ai demandé la même chose aux autres. »
Il agita la main, souleva son attaché-case – en piteux état – et monta dans le véhicule du Projet qui l’attendait.
Chacun partait pour son propre pays, ce qui donnait à Ellie l’impression d’une famille brisée, dispersée. Elle aussi avait trouvé l’expérience transformante. Comment aurait-il pu en être autrement ? Un vieux démon avait été exorcisé. Plusieurs, même. Et alors qu’elle se sentait plus capable d’amour que jamais, elle se retrouvait seule.
On lui fit discrètement quitter le périmètre par hélicoptère. Elle dormit si profondément, au cours du long vol qui la ramenait à Washington dans un appareil du gouvernement, qu’il fallut la secouer pour la réveiller lorsque les représentants de la Maison-Blanche montèrent à bord, juste après l’atterrissage sur une piste isolée de l’aéroport d’Hawaii, pour une brève escale technique.
Ils lui proposèrent un marché. Elle était autorisée à retourner à Argus, mais pas pour y reprendre son poste de directrice, toutefois. Elle pourrait poursuivre les recherches scientifiques de son choix, en revanche, et cela pour le reste de sa vie, si elle le voulait.
« Nous nous sommes montrés très raisonnables », lui dit Kitz, après avoir lui-même accepté le compromis. « Vous nous apportez des éléments de preuve convaincants, et nous vous soutiendrons quand l’annonce en sera faite. Nous dirons que nous vous avons demandé de garder le silence tant que nous n’étions pas absolument sûrs. Dans les limites raisonnables, nous contribuerons à toute recherche que vous voudriez conduire. Si nous publions l’histoire maintenant, nous allons tout d’abord soulever une vague d’enthousiasme ; mais bientôt les sceptiques entreront dans la danse. Vous serez embarrassée, nous le serons aussi. Il vaut bien mieux commencer par accumuler des preuves, si c’est possible. »
Peut-être la Présidente avait-elle réussi à lui faire changer d’idée. Kitz ne devait guère apprécier ce compromis. En échange, elle ne devait rien dire de ce qui s’était passé à bord de la machine. Les Cinq s’étaient installés dans le dodécaèdre, avaient bavardé un moment, et étaient ressortis. Si elle soufflait seulement un mot de trop, la fausse analyse psychiatrique se retrouverait entre les mains des journalistes, et on aurait le regret de la révoquer.
Elle se demanda s’ils avaient aussi tenté d’acheter le silence de Végé ou celui d’Abonneba. Elle ne voyait pas comment ils pouvaient espérer, à moins de faire abattre tous ceux – appartenant aux cinq nations ou au Consortium mondial de la machine – qui avaient participé aux interrogatoires, garder éternellement le secret. Ce n’était qu’une question de temps. Ils ne cherchaient donc, conclut-elle, qu’à en gagner.
La modération des sanctions envisagées la surprit, mais Kitz n’aurait pas à s’occuper des éventuelles violations de cet accord. Il n’allait pas tarder à quitter son poste ; dans un an, l’équipe réunie autour de la présidente Lasker allait laisser sa place à une autre, la Constitution lui interdisant de briguer un troisième mandat. Kitz avait accepté d’entrer comme associé dans une étude d’avocats de Washington connue pour sa clientèle de fournisseurs de l’armée.
Ellie soupçonna néanmoins Kitz de n’avoir pas dit son dernier mot. Apparemment, il n’avait pas l’air inquiet de ce qu’elle avait déclaré se passer au centre de la Galaxie. Ce qui en revanche devait sans aucun doute le mettre sur des charbons ardents était la possibilité que le tunnel fût encore ouvert – dans le sens centre de la Galaxie-Terre. Elle supposa que les installations d’Hokkaido n’allaient pas tarder à être démantelées. Ingénieurs et techniciens retourneraient à l’industrie ou à l’Université. Quelles histoires allaient-ils raconter ? Le dodécaèdre serait peut-être exposé dans la Cité de la science, à Tsukuba. Puis, après un intervalle de temps décent, celui nécessaire à ce que l’attention du monde se portât sur d’autres centres d’intérêt, se produirait peut-être une explosion sur le périmètre de la machine – nucléaire, si Kitz arrivait à mettre au point une explication plausible de l’événement. Dans ce cas, la contamination radiologique constituerait un excellent prétexte pour interdire formellement l’accès à toute la zone. L’explosion nucléaire aurait au moins l’avantage d’éloigner définitivement les curieux du site et pourrait, sait-on jamais, détacher l’« ajutage » créé par la machine. Mais l’hypersensibilité des Japonais dans tout ce qui touchait au nucléaire forcerait probablement Kitz à avoir recours aux explosifs conventionnels ; ils refuseraient même une explosion nucléaire souterraine. Il serait d’ailleurs plus facile de déclarer qu’il s’agissait d’une tragédie minière, comme il s’en produisait de temps en temps sur Hokkaido. Ellie doutait fort qu’une explosion, conventionnelle ou nucléaire, suffît à détruire la liaison de la Terre et du tunnel.
Mais peut-être Kitz n’imaginait-il rien de tout cela ; peut-être le jugeait-elle mal. Après tout, lui aussi pouvait avoir été influencé par le Machindo. Il avait sans doute une famille, des amis, quelqu’un qu’il aimait, et devait bien en avoir aspiré une ou deux bouffées.
Le jour suivant, la Présidente la décora de la médaille nationale de la Liberté au cours d’une cérémonie publique à la Maison-Blanche. Un bon feu brûlait dans le foyer d’une cheminée prise dans un mur de marbre. Outre celui d’une nature plus courante – sonnante et trébuchante – la Présidente avait consacré beaucoup de son capital politique au Projet de la machine et était bien déterminée à en tirer le meilleur parti aussi bien face à son pays qu’aux yeux du monde. L’argument majeur avancé était que les investissements faits dans la machine par les États-Unis (comme par les autres nations) avaient déjà donné de beaux dividendes. De nouvelles technologies et de nouvelles industries s’étaient développées qui devraient apporter à chacun des avantages comparables aux inventions de Thomas Edison. Nous avions découvert que nous n’étions plus seuls, que des intelligences plus avancées que nous existaient quelque part dans l’espace. Cette découverte avait changé pour toujours, dit la Présidente, l’idée que nous nous faisions de nous-mêmes. Parlant en son nom propre, mais aussi, pensait-elle, au nom de beaucoup d’Américains, elle avait renforcé sa croyance en Dieu, puisque l’on savait maintenant qu’il avait créé la vie et la conscience sur de nombreux mondes, une conclusion, elle en avait la conviction, qui serait en harmonie avec toutes les religions. Mais le plus grand bien que l’on avait retiré de la machine, poursuivit-elle, était le nouvel esprit qu’elle avait fait régner sur la Terre : une compréhension mutuelle plus grande entre les êtres humains, le sentiment que nous étions tous des compagnons embarqués dans un périlleux voyage dans l’espace et le temps, la vision d’un but global et unificateur partagée par toute la planète, et connue sous le nom de Machindo.
La Présidente présenta ensuite Ellie à la presse et aux caméras de télévision, parla de l’opiniâtreté dont elle avait fait preuve douze ans durant, de son génie appliqué à capter puis à décoder le message, de son courage en embarquant à bord de la machine. Personne ne savait ce que la machine allait faire ; le Dr Arroway avait accepté d’y risquer sa vie ; ce n’était pas sa faute si rien ne s’était produit lorsqu’elle avait été mise en route. Elle avait accompli tout ce qu’il était humainement possible d’accomplir. Elle méritait la gratitude de tous les Américains comme de tous les peuples de la Terre. Ellie était une personne très réservée. En dépit de ses réticences naturelles, elle avait accepté, lorsqu’il le fallait, le lourd fardeau d’avoir à expliquer ce qu’étaient le message et la machine. Elle s’était même montrée d’une patience vis-à-vis de la presse qu’elle, la Présidente, admirait particulièrement. Il fallait maintenant laisser le Dr Arroway retourner à sa vie privée, afin qu’elle puisse reprendre sa carrière scientifique. Il y avait eu des communiqués de presse, des interrogatoires et des entretiens avec le secrétaire Kitz et le conseiller scientifique der Heer. La Présidente espérait que la presse respecterait le souhait émis par le Dr Arroway de ne pas faire de conférence de presse. On pouvait néanmoins prendre des photos. Ellie quitta Washington sans avoir pu déterminer ce que savait exactement la Présidente.
Ils la ramenèrent dans un petit appareil à réaction de l’administration militaire, après avoir accepté de faire en chemin une étape à Janesville. La malade portait toujours sa vieille robe de chambre ouatinée. On lui avait mis un peu de rouge aux joues. Ellie enfonça le visage dans l’oreiller sur lequel reposait la tête de sa mère. Non seulement celle-ci avait regagné une partie de son élocution, qui restait encore hésitante, mais elle avait suffisamment récupéré l’usage de son bras droit pour être capable de tapoter, faiblement, l’épaule de sa fille.
« J’ai… quelque chose à te dire, Maman. Quelque chose de fantastique. Mais il faut que tu restes calme. Je ne veux pas te bouleverser. Maman… j’ai vu Papa. Je l’ai vraiment vu. Il te fait dire qu’il t’aime.
— Oui…, fit la vieille femme avec un léger hochement de tête. Il était là hier. »
Ellie savait que John Staughton était venu la veille à la maison de repos. Il avait demandé de ne pas accompagner Ellie aujourd’hui, sous prétexte qu’il était débordé de travail, mais peut-être avait-il simplement voulu ne pas les importuner pour ces retrouvailles. Elle ne put néanmoins s’empêcher de s’exclamer : « Mais non ! Je parle de Papa.
— Dis-lui… » La vieille femme avait encore de la difficulté à s’exprimer. « Dis-lui, la robe de mousseline. Les détachants… sur le chemin du magasin. »
Son père s’occupait toujours de la quincaillerie dans l’univers de sa mère. Comme dans le sien.
La longue rangée des barrières anticyclone s’étendait maintenant, inutile, d’un horizon à l’autre, défigurant de sa rouille le désert de broussailles. Elle était heureuse d’être de retour, heureuse de pouvoir mettre sur pied un nouveau programme de recherche, même s’il était beaucoup moins ambitieux.
Jack Hibbert venait d’être nommé directeur des installations d’Argus et elle se sentit soulagée à l’idée de ne plus avoir de responsabilités administratives. La cessation de l’émission en provenance de Véga avait libéré tellement de temps d’antenne qu’il y avait comme un parfum d’excitation dans une douzaine de sous-disciplines de radioastronomie, trop longtemps délaissées. Ses collègues ne firent jamais la moindre allusion à l’hypothèse de Kitz, celle d’une mystification au niveau du message. Elle se demanda ce que Valerian et der Heer racontaient à leurs amis et à leurs collaborateurs sur le message et la machine.
Ellie supposait que Kitz n’avait soufflé mot de l’affaire en dehors de son repaire – bientôt vacant – du Pentagone. Elle s’y était rendue une fois. Une jeune recrue de la Marine, revolver au côté dans un étui de cuir, mains jointes derrière le dos, était restée près de l’entrée, immobile et raide, au cas sans doute où dans le dédale des corridors concentriques, un visiteur eût été brusquement pris de quelque impulsion irrationnelle.
Willie était allé en personne chercher la Thunderbird au Wyoming, si bien que sa voiture l’attendrait. Il était convenu qu’elle ne la conduirait qu’à l’intérieur du périmètre d’Argus, mais il était assez vaste pour y faire d’agréables promenades. Elle regrettait toutefois un peu les paysages du Texas occidental, la garde d’honneur des lapins de garenne, et les virées en montagne pour aller admirer une étoile méridionale ; c’étaient les seules choses qui lui manquaient vraiment dans sa retraite. De toute façon, les rangées de lapins en train de saluer étaient introuvables l’hiver.
Dans les premiers temps, un appréciable bataillon de représentants de la presse hanta les environs dans l’espoir de lui crier une question ou de la photographier au téléobjectif. Mais elle s’enferma résolument dans sa tour d’ivoire. La nouvelle équipe chargée des relations publiques était efficace, et fit même preuve d’un peu de rudesse lorsqu’il fallut décourager les enquêteurs. Après tout, la Présidente elle-même avait demandé que l’on respectât l’intimité du Dr Arroway.
Au cours des semaines et des mois qui suivirent, l’armée des journalistes se réduisit à une compagnie, puis à une simple escouade. Et maintenant il ne restait plus qu’un piquet constitué des plus obstinés, appartenant pour l’essentiel à The World Hologram et à d’autres hebdomadaires à sensation, ou à des magazines millénaristes ; une publication qui s’intitulait La Science et Dieu n’avait plus qu’un unique représentant. On ignorait à quelle secte il se rattachait, et lui-même n’était pas très bavard.
Une fois que les histoires furent rédigées, elles parlaient toutes de « douze années de travail acharné dont le point culminant avait été le déchiffrage du message, suivi de la construction de la machine ». À l’apogée de cette phase d’espoir, hélas, cette dernière n’avait pas fonctionné. Elle ne s’était rendue nulle part. On comprenait naturellement que le Dr Arroway se sentît déçue, et peut-être même, spéculait-on, un peu déprimée.
De nombreux éditorialistes affirmèrent que cette pause était la bienvenue. La cadence des nouvelles découvertes et le besoin d’une mise en perspective majeure, tant philosophique que religieuse, représentaient un tel casse-tête qu’une période de répit et de réévaluation paraissait indispensable. Peut-être la Terre n’était-elle pas encore prête à entrer en contact avec des civilisations étrangères. Certains sociologues et pédagogues estimaient qu’il faudrait déjà plusieurs générations pour assimiler le seul fait de l’existence d’intelligences extra-terrestres plus avancées que nous. C’était un rude coup porté à la bonne opinion que les êtres humains nourrissaient d’eux-mêmes, disaient-ils. On avait déjà suffisamment de quoi nous occuper. Dans quelques décennies, nous comprendrions mieux les principes sous-jacents à la machine. Nous verrions quelles erreurs avaient été commises, et nous serions les premiers à rire de la faute banale qui en avait empêché le fonctionnement lors de son premier essai en 1999.
Il se trouva des commentateurs religieux pour défendre l’idée que l’échec de la machine était une punition pour notre péché d’orgueil, pour l’arrogance humaine. Dans une déclaration télévisée qui passa dans tout le pays, Billy Jo Rankin suggéra que le message venait en fait tout droit d’un enfer du nom de Véga, confirmant ainsi par un argument d’autorité son ancienne position sur la question. Le message et la machine, dit-il, n’étaient qu’une version moderne de la tour de Babel. Pris d’une tragique folie, les êtres humains avaient voulu atteindre le Trône de Dieu. On avait construit, il y avait des milliers d’années de cela, une ville vouée à la fornication et au blasphème, appelée Babylone, et que Dieu avait détruite. On avait vu bâtir à notre époque une cité portant le même nom. Ceux qui se consacraient à la parole divine avaient là aussi respecté Sa volonté. Le message et la machine n’étaient qu’un autre assaut des forces du mal à l’encontre des justes et de ceux qui craignaient Dieu. Mais ici aussi ces tentatives du démon avaient avorté – une première fois au Wyoming grâce à un accident inspiré par Dieu, et une deuxième fois dans la Russie athée, où la science communiste avait été confondue par la grâce divine.
Mais en dépit de ces avertissements on ne peut plus clairs de la volonté de Dieu, poursuivit Rankin, l’humanité a une troisième fois voulu construire la machine. Dieu n’est pas intervenu. Mais il a fait en sorte, de manière subtile et sans brutalité, que la machine ne marchât pas, que fût détournée la provocation démoniaque, donnant ainsi une nouvelle preuve de sa miséricorde et de son amour pour ses enfants de la Terre, en dépit de leurs péchés, de leurs errements et, s’il faut dire la vérité, de leur indignité. Il était temps, grand temps, de tirer la leçon de nos péchés, de nos abominations et, avant la venue du nouveau millénaire qui devait véritablement commencer le 1er janvier 2001, de consacrer la planète et nous-mêmes à Dieu.
Il fallait détruire les machines. Jusqu’à la dernière, jusqu’au dernier boulon. Croire que c’était par la construction d’une machine plutôt que par la purification de leur cœur que les êtres humains mériteraient leur place à la droite de Dieu était une conviction qu’il fallait arracher des âmes, racines et branches, avant qu’il ne fût trop tard.
Dans son petit appartement, Ellie écouta Rankin jusqu’au bout, puis arrêta la télé et reprit son travail de programmation.
Seuls étaient autorisés les appels téléphoniques qu’elle faisait à Janesville, au Wisconsin. Et tous ceux qui lui étaient adressés étaient filtrés, mis à part les communications qui venaient de Janesville. Les correspondants avaient droit à des excuses polies. Elle rangea sans les ouvrir les lettres de Valerian, de der Heer et de son amie de collège Becky Ellenbogen. Elle reçut un certain nombre de messages en exprès, puis par courrier normal, envoyés depuis la Caroline du Sud par Palmer Joss. Elle fut beaucoup plus tentée de lire ces derniers, mais s’en abstint cependant. Elle lui écrivit ce mot très court :
« Cher Palmer, pas encore. Ellie », et le posta sans donner d’adresse. Elle ignorait s’il le recevrait.
Dans une émission spéciale de télévision sur sa vie, produite sans son consentement, on la décrivit comme encore plus recluse que Neil Armstrong ou même Greta Garbo. Ellie n’en fut pas le moins du monde troublée. Elle avait mieux à faire. Et de fait, elle travaillait jour et nuit.
L’interdiction de communiquer avec l’extérieur ne s’étendait pas aux relations de travail purement scientifiques, et par téléréseau asynchrone, elle organisa avec Végé un programme de recherche à long terme. Parmi les objets à examiner figuraient A du Sagittaire, au centre de la Galaxie, ainsi que A du Cygne, la grande radiosource extragalactique. Les télescopes d’Argus travaillaient en phase avec ceux de l’observatoire soviétique de Samarkand. Le dispositif conjoint américano-soviétique se comportait en somme comme s’il s’agissait d’un seul radiotélescope à l’échelle de la planète. À l’écoute sur des longueurs d’onde de quelques centimètres, il pouvait ainsi détecter des radiosources d’une taille aussi réduite que celle du système solaire des planètes intérieures, à une distance qui était celle du centre de la Galaxie.
Mais Ellie trouvait ce dispositif encore insuffisant ; les deux trous noirs en orbite étaient considérablement plus petits que cela. Un programme de surveillance permanente avait néanmoins des chances de découvrir quelque chose. Mais ce qu’il leur aurait fallu, idéalement, était un radiotélescope placé par un véhicule spatial de l’autre côté du Soleil, et qui aurait travaillé en tandem avec les installations de la Terre. Il y avait ainsi moyen de créer un système d’écoute ayant effectivement la dimension de l’orbite terrestre. Elle calcula qu’avec un tel dispositif elle bénéficierait d’assez de pouvoir de résolution pour identifier un objet de la taille de la Terre au centre de la Galaxie ; voire même un objet de la taille de la Grande Gare.
Elle passait l’essentiel de son temps soit à modifier les programmes du Cray 21, soit à mettre au propre un compte rendu, aussi détaillé qu’il lui était possible, des événements saillants qui avaient été comprimés dans les vingt minutes de temps terrestre pendant lesquelles avait fonctionné la machine. Elle était déjà bien avancée quand elle prit conscience qu’elle rédigeait un samizdat. La technologie de la machine à écrire et du papier carbone. Elle enferma l’original et deux copies dans son coffre-fort – à côté d’un exemplaire jaunissant de la Décision Hadden – et en cacha une troisième derrière un placage décollé des systèmes électroniques du télescope 49 ; puis elle fit brûler les carbones, qui dégagèrent une fumée noire et piquante. Au bout de six semaines elle avait achevé les nouveaux programmes, et juste au moment où ses pensées se tournaient vers Palmer Joss, celui-ci se présentait au poste d’entrée du périmètre.
Quelques coups de fil d’un assistant spécial de la Présidente, qu’il connaissait bien entendu depuis longtemps, lui avaient ouvert la voie. Malgré les usages décontractés en vigueur dans cette région du Sud-Ouest, il portait comme toujours une chemise blanche, une cravate et un veston. Elle lui donna la feuille de palmier, le remercia pour le pendentif et, en dépit des avertissements de Kitz, elle lui raconta tout sur-le-champ.
Ils adoptèrent la pratique de leurs collègues soviétiques, lesquels, lorsqu’ils ont besoin de parler de quelque chose qui s’écarte de l’orthodoxie politique, se découvrent un besoin urgent de faire une longue promenade. De temps en temps, Joss s’arrêtait et s’inclinait vers elle, comme aurait pu le remarquer quelqu’un les observant de loin. À chaque fois, elle le saisissait par le bras et ils reprenaient leur marche.
Il l’écouta avec sympathie, intelligence, même avec générosité en fait, en particulier pour quelqu’un dont les convictions devaient être mises à rude épreuve, jusque dans leurs fondements, par son récit… en admettant qu’il lui accordât quelque crédit. Après la répugnance qu’il avait marquée au moment de la réception du message, elle pouvait enfin lui faire visiter le périmètre d’Argus. Il se montra d’une société agréable, et Ellie se sentit heureuse en sa compagnie. Elle regrettait d’avoir été aussi préoccupée lors de leur rencontre précédente, à Washington.
Apparemment par hasard, ils escaladèrent l’étroit escalier métallique extérieur qui montait le long du socle du télescope 49. La vue des cent trente radiotélescopes, dont la plupart se déplaçaient sur leur propre réseau de rails, était quelque chose d’unique sur Terre. Dans la cabine qui abritait l’appareillage électronique, elle dégagea de sa cachette une grosse enveloppe sur laquelle figurait le nom de Joss. Il la glissa dans la poche intérieure de son veston, où elle fit une bosse visible.
Elle lui parla des protocoles d’observations pour A du Sagittaire et A du Cygne, ainsi que de son programme d’ordinateur.
« Cela prend énormément de temps, même avec le Cray, de calculer pi à quelque chose comme dix puissance vingt. Et nous ignorons si ce que nous cherchons se trouve réellement dans pi. Ils ont laissé entendre que ce n’était pas là. C’est peut-être dans e. C’est peut-être dans l’un des nombres transcendants de la famille dont ils ont parlé avec Végé. C’est peut-être un nombre qui n’a rien à voir. C’est pourquoi une approche simpliste et naïve – calculer pour l’éternité les nombres transcendants les plus élégants – n’est qu’une perte de temps. Mais ici, à Argus, nous disposons d’algorithmes de décryptage hautement sophistiqués, conçus pour trouver un motif dans un signal et relever tout ce qui ne semble pas être dû au hasard. C’est pourquoi j’ai réécrit les programmes… »
À l’expression de son visage, elle craignit de ne pas avoir été très claire. Elle fit un petit retour en arrière dans son monologue.
« … Mais il ne s’agit pas de calculer les chiffres dans un nombre comme pi, de les imprimer et de les présenter pour inspection. Ce serait bien trop long. Au lieu de cela, le programme parcourt les chiffres de pi et ne s’arrête pour réfléchir que lorsqu’il tombe sur une série anormalement longue de zéros et de un. Vous comprenez ce que je veux dire ? Quelque chose d’intentionnel. Le hasard fera qu’il y aura des zéros et des un, bien entendu. Dix pour cent des chiffres seront des zéros, dix pour cent des un. En moyenne. Plus nous parcourons de chiffres, plus nous avons de chances de tomber sur des séquences de plus en plus longues uniquement constituées de zéros et de un. Et il ne se contente pas de l’échelle décimale.
— Je ne comprends pas. Si vous étudiez suffisamment de nombres pris au hasard, ne risquez-vous pas d’y découvrir aussi par hasard ce que vous y cherchez ?
— Certainement ; mais c’est quelque chose que l’on peut calculer. Si vous tombez rapidement sur un message très complexe, vous savez que ce ne peut être par hasard. Tous les jours, aux petites heures du matin, l’ordinateur se penche sur ce problème. Il ne reçoit aucune information du monde extérieur ; et jusqu’ici, aucune information du monde intérieur n’en est sortie. Il parcourt simplement les séries d’expansion optimales de pi et surveille le déroulement des chiffres. Il sait ce qu’il a à faire. Tant qu’il ne trouve rien, il ne dit rien, à moins que l’on ne s’adresse à lui. Un peu comme s’il contemplait son nombril, en somme.
— Dieu sait que je ne suis pas mathématicien. Mais ne pourriez-vous pas me donner un exemple ?
— Certainement. » Elle fouilla dans la poche de son survêtement, sans y trouver le moindre morceau de papier. Elle pensa alors à l’enveloppe dans la poche intérieure du veston de Joss, mais se dit qu’il était risqué de la prendre et d’écrire dessus, alors qu’ils pouvaient être observés. Néanmoins Joss ne tarda pas à comprendre, et sortit un petit carnet à spirale d’une autre poche.
« Merci. Pi commence ainsi : 3,1415926… on voit facilement que les chiffres se présentent tout à fait au hasard. D’accord, un apparaît deux fois dans les quatre premiers chiffres, mais au bout d’un moment, il retombe dans la moyenne. Chaque chiffre de zéro à neuf aura un taux d’apparition de presque exactement dix pour cent si l’on accumule suffisamment de chiffres. On peut tomber sur des séries de chiffres consécutifs, 4444, par exemple, mais pas plus que ce qui est statistiquement probable. Supposons maintenant que vous vous amusiez à continuer longtemps, et que vous tombiez soudain rien que sur des quatre. Des centaines de quatre les uns après les autres. Ils ne contiendraient aucune information, mais ne pourraient être dus au hasard. On pourrait calculer les chiffres de pi jusqu’à la fin des temps et, si le hasard est seul en ligne de compte, ne jamais arriver à tomber sur cent quatre consécutifs.
— C’est comme la recherche que vous avez faite pour le message. Avec ces radiotélescopes.
— En effet ; dans un cas comme dans l’autre, nous cherchons un signal qui se distingue du bruit, quelque chose qui ne puisse relever du simple hasard.
— Mais pas forcément une centaine de quatre, n’est-ce pas ? Ça pourrait nous dire quelque chose ?
— Bien sûr. Imaginez qu’au bout d’un moment nous tombions sur une longue séquence ne comportant que des zéros et des un ; nous pourrions alors en tirer par exemple une image, comme nous l’avons fait pour le message, s’il s’en trouve une là-dessous. Comprenez-vous, ce peut être n’importe quoi, n’importe quoi.
— Vous voulez dire que vous pourriez décoder une image cachée dans pi qui serait un paquet de lettres en hébreu ?
— Exactement. De grandes lettres noires, taillées dans la pierre. »
Il la regarda, perplexe.
« Pardonnez-moi, Eleanor, mais ne croyez-vous pas que vous êtes un rien… trop indirecte ? Vous n’appartenez pas, que je sache, à un ordre de religieuses bouddhistes ayant fait vœu de silence. Pourquoi ne racontez-vous pas simplement votre histoire ?
— Si je disposais de preuves solides, je parlerais. Mais si je n’en ai aucune, des gens comme Kitz m’accuseront de mentir, ou diront que j’ai des hallucinations. C’est pour cette raison que ce manuscrit est dans votre poche. Vous allez le dater, le sceller, et le déposer accompagné d’un acte notarié dans un coffre-fort. S’il m’arrive quoi que ce soit, vous pourrez le publier. Je vous donne toute liberté d’en faire ce que vous jugerez bon.
— Et s’il ne vous arrive rien ?
— S’il ne m’arrive rien ? Eh bien, lorsque nous aurons trouvé ce que nous cherchons, ce manuscrit viendra confirmer notre histoire ; si par exemple nous trouvons les preuves de la présence d’un double trou noir au centre de la Galaxie, ou quelque énorme structure artificielle dans A du Cygne, ou encore un message caché dans pi, ceci (dit-elle en tapotant légèrement sa poitrine) sera ma preuve. Alors, je parlerai. En attendant, ne le perdez pas.
— Je ne comprends toujours pas, avoua-t-il. Nous savons que l’univers se fonde sur un ordre mathématique ; la loi de la gravité et tout le reste. Qu’y a-t-il là de différent ? Admettons qu’il y ait un certain ordre dans les chiffres de pi. Et alors ?
— Mais ne voyez-vous pas ? Ce serait tout à fait différent. Nous n’avons plus affaire, dans ce cas, à un monde né dans le cadre de lois mathématiques précises déterminant celles de la physique et de la chimie. Mais à un message. Celui ou ceux qui ont construit l’univers auraient caché des messages dans des nombres transcendants pour qu’ils soient lus quinze milliards d’années plus tard, après l’apparition de vie intelligente. Je vous avais précisément critiqués, vous et Rankin, pour ne pas vouloir comprendre cela, la première fois que nous nous sommes rencontrés. Si Dieu avait voulu nous faire connaître son existence, pourquoi ne nous envoie-t-il pas un message sans ambiguïté ? vous avais-je alors demandé. Vous vous en souvenez ?
— Parfaitement. Vous voyez Dieu comme un mathématicien.
— Dans une certaine mesure, oui. Si ce que l’on nous a dit est vrai. Si nous ne sommes pas partis pour la chasse au dahu. S’il y a bien un message qui se cache dans pi, et non dans l’un des autres nombres transcendants, qui sont en quantité infinie. Cela fait beaucoup de si.
— Vous cherchez la révélation par l’arithmétique. Je connais un meilleur moyen.
— Ceci est le seul, l’unique moyen, Palmer. Il n’y a que cela qui puisse convaincre un sceptique. Imaginez que nous trouvions quelque chose. Quelque chose qui n’a d’ailleurs pas besoin d’être d’une effroyable complexité. Simplement significatif d’un ordre qui ne puisse rien devoir au hasard dans les chiffres de pi. C’est tout ce dont nous avons besoin. Tous les mathématiciens du monde pourront retrouver le même motif, le même message ou quoi que ce soit que cet ordre s’avère être. C’est la fin du sectarisme ; tout le monde commencera à lire dans les mêmes Écritures. Plus personne ne pourrait objecter que tel miracle essentiel pour une religion n’était en fait qu’un tour de prestidigitation, ou que les historiens ont falsifié les documents, ou qu’il s’agit d’hystérie collective, d’illusions, d’un substitut aux parents une fois que nous sommes grands. Tout le monde pourrait être croyant.
— Rien ne vous prouve que vous allez trouver quoi que ce soit. Vous pouvez rester cachée ici jusqu’à ce que les poules aient des dents, à pianoter sur votre ordinateur. Ou bien vous pouvez sortir et raconter votre histoire à la face du monde. Tôt ou tard, il vous faudra choisir.
— J’espère bien ne pas avoir à le faire, Palmer. Les preuves matérielles d’abord, l’annonce publique ensuite. Sans quoi… Ne voyez-vous pas à quel point nous serions vulnérables ? Je ne parle pas pour moi-même, mais… »
Il secoua la tête, presque imperceptiblement. Un début de sourire relevait le coin de ses lèvres. Il avait pris conscience de l’ironie de leur situation.
« Pourquoi tenez-vous tellement à me voir raconter mon histoire ? » demanda-t-elle.
Il crut peut-être cette question purement formelle ; toujours est-il qu’il n’y répondit pas, et elle reprit : « Ne trouvez-vous pas qu’il s’est produit… un curieux renversement de nos positions respectives ? Moi qui arrive, porteuse d’une profonde expérience religieuse que je ne peux prouver – et c’est vrai Palmer, il y a là quelque chose d’insondable. Et vous qui devenez le sceptique intraitable essayant – avec plus de succès que moi autrefois – de faire preuve de mansuétude pour la crédule.
— Oh non, Eleanor, je ne suis pas un sceptique mais un croyant.
— Vraiment ? L’histoire que je vous ai racontée n’a pas grand-chose à voir avec la Récompense et la Punition, avec l’avent et l’Extase. Pas un seul mot sur Jésus. Et une partie du message dit que nous n’occupons pas une position centrale dans la finalité du cosmos. Je nous trouve bien petits, après ce qui m’est arrivé.
— Nous le sommes ; mais du coup Dieu paraît encore plus grand. »
Elle le regarda en silence pendant quelques instants et reprit, plus vivement :
« Alors que la Terre parcourait son orbite, les puissances de ce monde – religieuses ou séculaires – prétendaient qu’elle ne bougeait pas du tout ; leur affaire, c’était d’être puissantes, ou du moins de donner l’impression de l’être. La vérité les faisait se sentir trop petites ; la vérité les effrayait, elle sapait leur pouvoir. Alors elles la faisaient disparaître. Ces gens trouvaient la vérité dangereuse. Savez-vous bien ce qu’entraîne le fait de me croire ?
— J’ai beaucoup cherché, Eleanor. Au bout de toutes ces années, je reconnais la vérité quand je la vois, croyez-moi. Toute foi qui admire la vérité, qui s’efforce de connaître Dieu, doit avoir le courage de prendre l’univers tel qu’il est ; je parle de l’univers réel. Toutes ces années-lumière, tous ces mondes. À penser aux dimensions de votre univers et aux possibilités qu’il offre à Dieu, j’en ai le souffle coupé. Bien mieux que de l’enfermer dans une seule planète. Je n’ai jamais aimé l’idée de la Terre comme marchepied de Dieu[12]. C’était trop rassurant, comme une histoire de gosse… ou un tranquillisant. Mais il y a suffisamment de place dans votre univers et suffisamment de temps pour le genre de Dieu auquel je crois.
« Je prétends, quant à moi, que vous n’avez pas besoin de davantage de preuves. Vous en possédez assez. A du Cygne et tout le reste, c’est bon pour les savants. Vous croyez difficile de convaincre les gens ordinaires que vous dites la vérité. Je crois au contraire que c’est simple comme bonjour. Vous croyez que votre histoire est trop particulière, trop étrange. Mais je l’ai déjà entendue ; je la connais très bien. Et je parie que vous la connaissez aussi. »
Il ferma les yeux, et après quelques instants se mit à réciter :
« Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la Terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle… Certainement, l’Éternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas !… C’est ici la maison de Dieu, c’est ici la porte des cieux[13]. »
Il s’était un peu laissé emporter, comme s’il prêchait les foules depuis la chaire d’une grande cathédrale, et il eut un léger sourire de dérision pour lui-même lorsqu’il rouvrit les yeux. Ils descendirent le vaste boulevard que flanquaient, à droite et à gauche, les énormes radiotélescopes blanchis par les intempéries et tendus vers le ciel, et au bout d’un moment, il reprit la parole sur le ton normal de la conversation.
« Votre histoire a été prédite. Elle s’est déjà produite. Quelque part, au fond de vous-même, vous la connaissiez déjà. Aucun des détails que vous donnez ne figure dans le livre de la Genèse. Bien sûr que non. Comment l’auraient-ils pu ? Le récit de la Bible était fait pour l’époque de Jacob. Tout comme votre témoignage est fait pour cette époque-ci, pour notre époque.
« Les gens vont vous croire, Eleanor. Par millions. Partout dans le monde. J’en ai la certitude… »
Elle secoua la tête, et ils marchèrent encore quelque temps en silence, avant qu’il ne reprenne :
« Très bien, très bien. Je comprends. Prenez tout le temps que vous estimez nécessaire. Mais s’il y a moyen d’aller plus vite, n’hésitez pas. Faites-le pour moi. Nous avons moins d’une année avant le nouveau millénaire.
— Moi aussi, je comprends. Acceptez de patienter encore quelques mois. Si d’ici là, nous n’avons rien trouvé dans pi, j’envisagerai de rendre public ce qui s’est passé là-haut. Avant le 1er janvier, en tout cas. Eda et les autres auront peut-être également envie de parler. D’accord ? »
Ils gardèrent le silence jusqu’au bâtiment administratif d’Argus. Des jets d’eau arrosaient la maigre pelouse, et ils s’arrêtèrent à proximité d’une flaque qui, sur cette terre desséchée, avait l’air déplacé, venue d’un autre monde.
« Avez-vous jamais été mariée ? demanda-t-il.
— Non, jamais. Sans doute étais-je trop occupée.
— Et amoureuse ? » La question était posée directement, d’un ton naturel.
« Plus ou moins, une demi-douzaine de fois. Mais, ajouta-t-elle avec un coup d’œil au télescope le plus proche, il y a toujours eu tellement de bruit de fond… le signal était difficile à détecter. Et vous ?
— Jamais », dit-il sans hésiter. Puis, après un silence, il ajouta avec un sourire : « Mais j’ai la foi. »
Elle décida que, pour l’instant, mieux valait ne pas poursuivre ce petit jeu ambigu, et ils empruntèrent la courte volée de marches qui menait à la salle de l’ordinateur central d’Argus.