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La Signature de l’artiste

 

Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés…

 

I Corinthiens, 15, 51.

 

L’univers… semble avoir été déterminé et ordonné en fonction des nombres, par l’esprit et la prévoyance du créateur de toutes choses ; car les plans ont été fixés, comme un dessin préliminaire, par la domination de nombres préexistant dans l’esprit du Dieu qui a créé le monde.

 

Nicomaque de GÉRASE,

Arithmétique, I, 6.

 

 

Elle s’engouffra dans l’escalier qui menait à la maison de repos et vit dans la véranda fraîchement repeinte en vert, où s’alignaient des rangées de rocking-chairs vides, John Staughton, tout courbé, immobile, les bras ballants. Il serrait dans sa main droite la poignée d’un sac de commission dans lequel Ellie aperçut un bonnet de douche transparent, une trousse à maquillage décorée de fleurs, et deux pantoufles ornées de pompons roses.

« Elle est partie, fit-il tandis que son regard se posait sur elle. N’y va pas ! supplia-t-il. Ne va pas la voir. Elle aurait détesté être vue par toi dans cet état. Tu sais combien l’apparence comptait pour elle. De toute façon, elle n’est plus là. »

Presque par réflexe, à la suite d’une longue pratique, et du fait d’un ressentiment dont elle ne s’était jamais débarrassée, Ellie eut la tentation d’entrer tout de même dans la chambre. Était-elle préparée, même en cet instant, à le défier pour une question de principes ? Et quels principes, exactement ? À voir son visage ravagé, l’authenticité de son chagrin ne faisait aucun doute. Il avait aimé sa mère. Peut-être même, pensa-t-elle, l’avait-il plus aimée que moi, et elle se sentit envahie par une vague de culpabilité. Cela faisait si longtemps que sa mère était fragile qu’Ellie avait souvent essayé de se représenter comment elle réagirait, le moment venu. Elle se rappela soudain combien elle était belle sur la photo que John Staughton lui avait fait parvenir et, en dépit de toutes ses répétitions de cet instant, elle éclata en sanglots.

Surpris par la force de son chagrin, Staughton s’approcha pour la réconforter. Mais elle leva une main et, non sans efforts, reprit contrôle d’elle-même. Même maintenant, elle ne pouvait se résoudre à l’embrasser. Ils étaient deux étrangers, à peine reliés par un cadavre. Elle s’était cependant trompée – elle le savait au plus profond d’elle-même – en rendant Staughton coupable de la mort de son père.

« J’ai quelque chose pour toi », dit-il en se mettant à fouiller dans le sac. Les objets montaient et descendaient, et elle aperçut un portefeuille en similicuir ainsi qu’une boîte à dentier en plastique. Elle dut détourner le regard. Il finit par se redresser, exhibant une enveloppe abîmée par le temps.

« Pour Eleanor », lisait-on dessus. Ellie reconnut l’écriture de sa mère et fit un mouvement pour s’en emparer. Staughton sursauta et recula d’un pas, levant l’enveloppe à la hauteur de son visage comme si elle s’était apprêtée à le frapper.

« Attends, dit-il, attends. Je sais que ça n’a jamais bien marché entre nous. Je te demande cependant une faveur : n’ouvre pas cette lettre avant ce soir. D’accord ? »

Son chagrin lui donnait l’air d’avoir dix ans de plus. « Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Ta question préférée… Je ne te demande que cette seule faveur. Est-ce trop exiger ?

— Tu as raison, admit-elle. Non, ce n’est pas trop exiger. Je suis navrée. »

Il plongea son regard dans le sien. « Je ne sais pas ce qui t’est arrivé dans cette machine, dit-il enfin, mais ça t’a changée.

— Je l’espère, John. »

Elle appela Joss et lui demanda s’il acceptait d’assurer le service funèbre. « Inutile de vous dire que je ne suis pas croyante. Mais il y avait des moments où ma mère l’était, je n’arrive pas à imaginer quelqu’un d’autre que vous pour le faire, et je suis convaincue que mon beau-père sera d’accord. »

Joss lui répondit qu’il arriverait par le premier avion.

Dans sa chambre d’hôtel, après avoir dîné de bonne heure, elle manipula l’enveloppe dont elle caressa tous les plis, toutes les éraflures. Elle était ancienne ; sa mère devait avoir écrit cette lettre depuis bien des années, l’avait sans doute toujours transportée avec elle dans un compartiment de son sac à main, se demandant si elle devait ou non la donner à Ellie. Elle ne semblait pas avoir été ouverte récemment, et Ellie se demanda si Staughton l’avait lue ou non. Une partie d’elle-même mourait d’envie de l’ouvrir, une autre partie résistait, prise d’un mauvais pressentiment. Elle resta longtemps assise dans le fauteuil à l’odeur de moisi, les genoux ramenés avec souplesse sous le menton.

Un carillon retentit, et le chariot assez bruyant de son téléfax se mit à prendre vie. Il était relié à l’ordinateur d’Argus. Même si cela lui rappelait des temps déjà anciens, il n’y avait pas vraiment urgence. Ce que l’ordinateur avait découvert n’allait pas disparaître ; π ne se coucherait pas au moment où la Terre tournerait. Si jamais un message se cachait dans π, il l’attendrait éternellement.

Elle examina de nouveau l’enveloppe. Mais l’écho du carillon résonnait encore en elle. Si quelque chose se trouvait au cœur d’un nombre transcendant, ce quelque chose ne pouvait avoir été introduit que dès l’origine dans la géométrie de l’univers. Ce nouveau projet n’était au fond que de la théologie expérimentale. Mais ainsi en va-t-il pour toute science, se dit-elle.

« EN ATTENTE », écrivit l’ordinateur sur l’écran du téléfax.

Elle pensa à son père… c’est-à-dire, à son simulacre… Et aux Gardiens, avec leur réseau de tunnels qui parcourait la Galaxie. Ils avaient été les témoins des origines et du développement de la vie sur des millions de mondes, l’influençant peut-être. Ils construisaient des galaxies et fermaient des secteurs entiers de l’univers. Ils disposaient d’au moins une forme limitée de voyage dans le temps.

Ils étaient des dieux, au-delà des pieuses conceptions de presque toutes les religions, en tout cas de toutes les religions occidentales. Ils avaient pourtant leurs limitations, eux aussi. Ils n’avaient pas construit les tunnels et auraient été incapables de le faire. Ce n’étaient pas eux qui avaient inséré le message dans le nombre transcendant, ils n’arrivaient même pas à l’y découvrir. Ceux qui avaient construit le tunnel et inscrit le message dans π étaient autres. Ils ne vivaient plus ici. Partis sans donner leur prochaine adresse. Quand ils étaient partis, soupçonna-t-elle, les Gardiens étaient devenus des enfants abandonnés. Comme elle-même.

Elle revint sur l’hypothèse d’Eda, des tunnels considérés comme des « trous de ver » et répartis à des intervalles pratiques autour d’innombrables étoiles de cette Galaxie comme dans d’autres. Ils ressemblaient à des trous noirs, mais possédaient des propriétés et une origine différentes. Ils n’étaient pas tout à fait dépourvus de masse, puisque, comme elle l’avait vu, ils laissaient un sillage gravitationnel dans les débris en orbite autour de Véga. À travers eux, des véhicules et des êtres de toutes sortes voyageaient dans la Galaxie et en faisaient un monde.

Des trous de ver… Dans le jargon révélateur de la physique théorique, l’univers était leur pomme et quelqu’un l’avait creusée, la criblant de tunnels jusqu’en son cœur. Pour un microbe vivant à sa surface, cela relevait du miracle. Un être qui se tiendrait à l’extérieur de la pomme serait peut-être moins impressionné ; de ce point de vue, les tunnels n’étaient qu’une gêne. Mais si les constructeurs des tunnels sont des vers, songea-t-elle, qui sommes-nous donc ?

L’ordinateur d’Argus s’était enfoncé profondément dans π, plus profondément que personne ou aucune machine au monde, même s’il était encore loin des profondeurs où s’étaient aventurés les Gardiens. Il était encore bien trop tôt, pensa-t-elle, pour qu’il pût s’agir du message resté si longtemps indéchiffrable dont Théodore Arroway lui avait parlé sur la rive d’une mer inconnue. Peut-être avait-on affaire à un premier stade, une annonce des choses à venir, un encouragement à poursuivre l’exploration, un indice afin que les êtres humains ne perdissent pas courage. De toute façon, ce ne pouvait être le message avec lequel les Gardiens se colletaient ; sans doute tombait-on sur des messages plus faciles à identifier que d’autres, enfermés au cœur des divers nombres transcendants, et Argus était-il tombé sur le plus facile – grâce à un petit coup de pouce.

Dans la Grande Gare, elle s’était sentie prise d’une sorte d’humilité, un rappel constant du peu de chose que connaissaient en réalité les hommes. Il pouvait y avoir, pensa-t-elle, autant de catégories d’êtres plus avancés que les êtres humains qu’il en existe entre nous et les fourmis, voire même entre nous et les virus. Cette idée ne l’avait pas déprimée pour autant. Plutôt qu’un sentiment d’abattement résigné, elle avait provoqué en elle un émerveillement grandissant ; il y avait tellement de choses vers lesquelles aspirer, maintenant !

Elle comparait cela au passage du lycée au collège, d’un temps où tout arrivait sans peine à un autre où il fallait produire un effort intense et soutenu ne fût-ce que pour comprendre. Au lycée, elle « pigeait » ses leçons plus vite que presque tout le monde. Mais au collège, elle avait découvert des étudiants encore plus rapides qu’elle. Elle avait éprouvé la même impression d’une brusque augmentation des difficultés et des défis lorsqu’elle était passée à l’université, puis était devenue astronome professionnelle. À chaque stade, elle était tombée sur des scientifiques plus accomplis qu’elle et chacun de ces stades avait été plus fascinant que les précédents. Qu’arrivent les révélations ! se dit-elle avec un regard pour le téléfax. Elle se sentait prête.

« Problème de transmission s/n 10. Restez en ligne s’il vous plaît. »

Un satellite de communication du nom de Defcom Alpha la reliait à l’ordinateur d’Argus. Il s’agissait peut-être d’un problème de contrôle d’attitude, ou bien d’un cafouillage du programme. Elle ne s’y arrêta pas plus longtemps : elle venait d’ouvrir machinalement l’enveloppe.

Quincaillerie Arroway, lisait-on en en-tête, et elle reconnut sur-le-champ les caractères de la vieille machine à écrire que son père gardait à la maison, et avec laquelle il faisait aussi bien sa correspondance professionnelle que personnelle. Dans le coin en haut à droite figurait la date : Ce 13 juin 1964. Elle avait quinze ans, à ce moment-là. Son père ne pouvait l’avoir écrite, puisqu’il était mort depuis plusieurs années. Un coup d’œil au bas de la page lui confirma qu’elle était bien de sa mère.

 

« Ma douce petite Ellie,

« Maintenant que je suis morte, j’espère que tu pourras trouver dans ton cœur le moyen de me pardonner. Je sais que j’ai commis un péché vis-à-vis de toi, et pas seulement vis-à-vis de toi. Tu m’aurais détestée si tu avais connu la vérité, et je n’aurais pu le supporter. C’est pourquoi je n’ai pas eu le courage de te parler tant que j’étais encore en vie. Je sais à quel point tu aimais Ted Arroway, et je voudrais que tu saches que je l’aimais aussi. Je l’aime toujours. Mais il n’était pas ton vrai père ; ton vrai père, c’est John Staughton. J’ai fait quelque chose de très mal. Je n’aurais pas dû, et je me suis montrée bien faible, mais si je m’étais abstenue tu ne serais pas venue au monde, et c’est pourquoi je te supplie de faire preuve de mansuétude. Ted était au courant ; il m’a pardonné, et nous sommes convenus de ne jamais t’en parler. En ce moment, je n’ai qu’à regarder par la fenêtre pour te voir, dans la cour. Tu es assise et tu penses aux étoiles et à des choses auxquelles je n’ai jamais rien compris, et je suis fière de toi. Tu es tellement exigeante en matière de vérité que j’ai pensé qu’il était juste de te la dire en ce qui te concerne. En ce qui concerne ta naissance.

« Si John est encore en vie, c’est lui qui t’a donné cette lettre ; je sais qu’il le fera. C’est quelqu’un de mieux que ce que tu crois, Ellie. J’ai eu de la chance de le retrouver. Peut-être la haine que tu éprouves pour lui vient-elle de ce que tu soupçonnes la vérité, au fond de toi-même. Mais tu le hais avant tout de n’être pas Théodore Arroway, je le sais.

« Tu es toujours là, assise dans la cour. Tu n’as pas bougé depuis que j’ai commencé à écrire. Tu réfléchis, c’est tout. J’espère très fort que tu trouveras ce que tu cherches, je prie pour cela. Pardonne-moi. Je ne suis qu’un être humain.

« Avec mon amour,

« Maman. »

 

Ellie avait lu la lettre d’une traite et la relut immédiatement en entier. Elle respirait avec peine, elle avait les mains moites. Celui qu’elle avait toujours tenu pour un imposteur se révélait comme la personne authentique. Pendant l’essentiel de sa vie, elle avait rejeté celui qui était son véritable père sans avoir la moindre idée de ce qu’elle faisait. Quelle force de caractère lui avait-il fallu pour la supporter, lorsque, adolescente, elle l’accablait de sarcasmes parce qu’il n’était pas son père et qu’il n’avait aucun droit de lui dire ce qu’elle avait à faire !

Le téléfax carillonna de nouveau, par deux fois. Elle était invitée à appuyer maintenant sur la touche retour. Mais elle n’en éprouvait pas la moindre envie. Ça attendrait. Elle pensait à son pè… à Théodore Arroway, à John Staughton, à sa mère. Ils avaient fait beaucoup de sacrifices pour elle, mais elle était tellement imbue d’elle-même qu’elle ne s’en était même pas rendu compte. Elle aurait aimé que Palmer fût là.

Le téléfax carillonna encore et le chariot se déplaça de façon hésitante, expérimentale. Elle avait programmé l’ordinateur de façon qu’il se montre opiniâtre, voire même un peu original, pour attirer son attention s’il estimait avoir trouvé quelque chose dans pi. Mais elle était bien trop occupée à la démolition et à la reconstruction de la mythologie de sa vie. Elle imaginait sa mère assise au bureau de la grande chambre du premier, jetant des coups d’œil par la fenêtre tandis qu’elle se demandait comment il fallait rédiger cette lettre destinée à une adolescente de quinze ans, maladroite, rancunière et rebelle.

Sa mère lui avait fait un autre cadeau. Avec cette lettre, Ellie avait remonté le cours du temps et s’était revue telle qu’elle était à cette époque. Depuis, elle avait beaucoup appris ; et il lui restait tant de choses à apprendre…

Sur la table où caquetait le téléfax se trouvait également un miroir. Elle y vit le visage d’une femme ni jeune ni vieille, ni mère ni fille. Ils avaient eu raison de lui épargner la vérité. Elle n’aurait pas été en mesure de recevoir le signal, encore moins de le décrypter. Elle avait consacré sa carrière à tenter d’entrer en contact avec les plus lointains et les plus exotiques des étrangers, alors qu’elle n’établissait de contact avec pratiquement personne dans sa propre existence. Elle s’était acharnée à démystifier les mythes de la création des autres, alors qu’un mensonge était tapi au cœur des siens propres. Toute sa vie, elle avait étudié l’univers, mais ignoré son message le plus évident : pour d’infimes créatures comme nous, l’immensité n’est supportable que grâce à l’amour.

L’ordinateur d’Argus se montra d’une telle opiniâtreté et d’une telle originalité dans ses efforts pour contacter Eleanor Arroway qu’il lui donna l’impression d’un urgent besoin personnel de partager sa découverte.

L’anomalie apparaissait le plus nettement en arithmétique sur la base 11, où l’on pouvait l’écrire entièrement par une suite de zéros et de un. Comparé avec ce que l’on avait reçu de Véga, il pouvait s’agir au mieux d’un message simple, mais il avait néanmoins une forte probabilité statistique ; le programme redisposa les chiffres selon une trame perpendiculaire, avec le même nombre en abscisse et en ordonnée. La première ligne était constituée d’une séquence ininterrompue de zéros de gauche à droite. La seconde ligne comportait un seul un, exactement au milieu, entouré de zéros de chaque côté. Au bout de quelques lignes, elle put voir s’esquisser, sans erreur possible, la courbe d’un arc composé de un. La figure géométrique élémentaire se construisit rapidement, ligne par ligne, en elle-même une idée riche de promesses. Arriva enfin la dernière ligne, uniquement composée de zéros sauf en son centre, où se trouvait un unique un. La ligne suivante ne serait faite que de zéros, simple partie d’un cadre.

Caché dans les motifs alternés de chiffres, profondément enfoui au cœur d’un nombre transcendant, il y avait un cercle parfait, dont la forme émergeait grâce à des unités dans un champ de néants.

L’univers avait un caractère intentionnel, tel était ce que disait le cercle. En quelque galaxie que l’on fût, il suffisait de prendre la circonférence d’un cercle, de la diviser par son diamètre, d’effectuer la mesure la plus précise possible, pour découvrir un miracle : un autre cercle, tracé à des kilomètres au-delà de la virgule décimale. Des messages plus riches devaient se trouver plus loin. Peu importait de quoi vous aviez l’air, de quoi vous étiez constitué, ou d’où vous veniez. Du moment que vous viviez dans cet univers, et possédiez un talent, même modeste, pour les mathématiques, tôt ou tard vous le trouveriez. Il était là en permanence ; il était présent partout. Il n’était pas nécessaire de quitter sa planète pour le trouver. Dans le tissu de l’espace comme dans la nature de la matière figure, en tout petit, la signature de l’artiste. Très haut au-dessus des êtres humains, des dieux et des démons, transcendant les Gardiens et les Constructeurs des tunnels, existe une intelligence qui a précédé l’univers.

Le cercle s’était refermé.

Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait.