3
Bruit de fond

 

Douces sont les mélodies entendues,

Mais encore plus douces celles nées du silence.

 

John KEATS,

Ode on a Grecian Urn (1820).

 

On exprime souvent les mensonges les plus cruels par le silence.

 

Robert Louis STEVENSON,

Virginibus Puerisque (1820).

 

 

Cela faisait maintenant des années que les impulsions voyageaient dans les ténèbres qui séparent les étoiles. Elles rencontraient parfois un nuage irrégulier de gaz et de poussière, qui absorbait où dispersait un peu de leur énergie ; le reste poursuivait son chemin dans la direction originelle. Elles avaient pour cap une lueur jaunâtre insignifiante, dont la brillance croissait lentement au milieu des autres étoiles à l’éclat sans changement. Puis elle devint l’objet le plus lumineux du ciel nocturne, même si un œil humain n’aurait encore distingué qu’un point. Les impulsions rencontrèrent alors des bataillons de boules de neige géantes.

 

C’est une femme mince et élancée, approchant de la quarantaine, qui pénétra dans les bâtiments administratifs d’Argus. Grands et très espacés, ses yeux adoucissaient ce que son visage pouvait avoir d’anguleux et de dur. Ses longs cheveux noirs étaient simplement retenus par une barrette en écaille à hauteur de la nuque. Habillée sans recherche d’un tricot et d’une jupe kaki, elle emprunta l’un des corridors du rez-de-chaussée et ouvrit une porte sur laquelle était marqué « E. Arroway, Directrice ». Tandis qu’elle appuyait du pouce sur le lecteur de la serrure digitale, quelqu’un d’observateur aurait pu remarquer à sa main droite une bague ornée d’une pierre rouge aux reflets étrangement laiteux, dont la monture était un travail d’amateur. Elle alluma la lampe du bureau, fouilla un instant dans un tiroir et en retira une paire d’écouteurs. Un reflet éclaira brièvement, sur le mur derrière le fauteuil, une citation tirée du Silence des sirènes de Franz Kafka :

 

« Or les sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, sûrement pas à leur silence[2]. »

 

D’un effleurement de la main elle éteignit la lumière et se dirigea vers la porte dans la pénombre.

Une fois dans la salle de contrôle, un coup d’œil la rassura : tout marchait bien. À travers les fenêtres, elle apercevait quelques-uns des cent trente et un radiotélescopes qui s’étiraient sur des dizaines de kilomètres à travers le désert broussailleux du Nouveau-Mexique, comme quelque étrange variété de fleurs mécaniques tendues vers le ciel. On était en début d’après-midi, et elle était restée debout très tard la nuit précédente. On peut néanmoins faire de la radioastronomie en plein jour, car l’atmosphère ne disperse pas les ondes radio solaires comme elle le fait pour la lumière visible ordinaire. Pour un radiotélescope pointé dans n’importe quelle direction, mis à part le voisinage immédiat du soleil, le ciel est d’un noir de poix. Sauf en ce qui concerne les radiosources.

Au-delà de l’atmosphère terrestre, existe de l’autre côté du ciel un univers qui grouille d’émissions radio. Par l’étude des ondes radio, on peut en apprendre beaucoup sur les planètes, les étoiles et les galaxies, sur la composition des grands nuages de molécules organiques qui dérivent entre les étoiles, sur l’origine, l’évolution et le destin de tout l’univers. Ces émissions radio sont cependant toutes naturelles : engendrées par des processus physiques, comme les électrons tourbillonnant dans le champ magnétique galactique, ou les molécules interstellaires entrant en collision, ou encore un lointain écho du big bang, décalé vers le rouge à partir des rayons gamma à l’origine de l’univers pour produire les ondes radio glacées et plus disciplinées qui, à notre époque, emplissent l’espace.

Au cours de son histoire, vieille seulement de quelques décennies, la radioastronomie n’a jamais reçu, des profondeurs de l’espace, un véritable signal artificiel, produit volontairement par un esprit non terrestre. Il y a eu de fausses alertes ; on a tout d’abord pris – avec prudence et timidité – les variations temporelles régulières des émissions radio des quasars, puis surtout des pulsars, comme des espèces de signaux d’identification venus de quelqu’un d’autre, ou peut-être pour des balises de navigation destinées à d’exotiques vaisseaux spatiaux qui auraient franchi les gouffres entre les étoiles. Ils s’étaient révélés avoir une origine différente, tout aussi exotique peut-être que des signaux venus d’autres êtres intelligents à travers la nuit. Les quasars constituaient, semble-t-il, de stupéfiantes sources d’énergie, ayant peut-être un rapport avec les trous noirs massifs du centre des galaxies, et dont on observait beaucoup à mi-chemin, dans le temps, de l’origine de l’univers. Quant aux pulsars, il s’agit de noyaux atomiques tourbillonnant sur eux-mêmes et dont la taille n’excède pas celle d’une ville moyenne. On découvrit également des messages d’une grande richesse qui, s’ils se révélèrent intelligents, étaient fort peu extra-terrestres. Les deux étaient en effet saupoudrés d’émissions de systèmes radar et de satellites de communication militaires, secrètes, sur lesquelles les rares radioastronomes civils étaient sans pouvoir. Il s’agissait parfois d’émissions parfaitement illégales, faites au mépris des accords internationaux de communication ; mais il n’existait aucun recours, aucune sanction. Il arrivait même qu’aucune nation n’en endossât la responsabilité. Jamais, cependant, on n’avait capté un signal d’origine extra-terrestre caractérisée.

Or l’apparition de la vie semblait une chose tellement facile – et il existait tellement de systèmes planétaires, tellement de mondes et tant de milliards d’années disponibles pour permettre à la vie d’évoluer – qu’il devenait difficile de ne pas imaginer la Galaxie grouillant de vie et d’intelligence. Le Projet Argus constituait le plus grand dispositif au monde consacré à la recherche radioastronomique d’une intelligence extra-terrestre. Les ondes radio voyagent à la vitesse de la lumière, bien plus vite, pourrait-on croire, que n’importe quoi dans l’univers. Elles sont faciles à produire et faciles à détecter. Même des civilisations technologiques très rudimentaires, comme celle de la Terre, devaient rapidement tomber sur les phénomènes radio dans leur exploration du monde physique. Avec la technologie sommaire actuellement disponible – c’est-à-dire à peine quelques dizaines d’années après l’invention du radiotélescope – il était envisageable de communiquer avec une civilisation identique qui se serait trouvée au centre de la Galaxie. On comptait malheureusement tellement de secteurs du ciel à examiner et tant de fréquences sur lesquelles les extra-terrestres auraient pu émettre qu’il fallait mettre au point un programme d’observation systématique et long. Argus tournait à plein rendement depuis plus de quatre ans. On avait eu affaire à des émissions fantômes, à des aberrations, à de vagues choses, il y avait eu de fausses alertes ; mais pas de message.

 

« Bonjour, docteur Arroway. »

L’ingénieur, qui était seul devant sa console, lui adressa un sympathique sourire, et elle lui répondit d’un signe de tête. Les cent trente et un télescopes d’Argus étaient tous contrôlés par ordinateurs. Le système parcourait lentement le ciel par une procédure automatisée, vérifiait qu’il ne se produisît aucune panne, mécanique ou électronique, et comparait les informations en provenance des différents éléments du réseau de télescopes. Elle jeta un coup d’œil au système d’analyse – un milliard de canaux –, aux banques de données électroniques qui couvraient un mur entier, et aux contrôles visuels du spectromètre.

En réalité, il n’y avait que peu de chose à faire pour les astronomes et les techniciens pendant que le dispositif, année après année, étudiait le ciel sous toutes ses coutures. S’il détectait quelque chose d’intéressant, une alarme retentissait aussitôt, et on allait quérir les chercheurs jusque dans leur lit s’il le fallait. Après quoi Arroway passait au régime supérieur, afin de déterminer s’il s’agissait d’une erreur des appareils ou de quelque spectre spatial américain ou soviétique. En collaboration avec l’équipe technique, elle mettait au point des systèmes pour améliorer la sensibilité du matériel. Trouvait-elle le moindre motif, la moindre régularité dans une émission ? Elle chargeait alors quelques-uns des radiotélescopes d’étudier les objets astronomiques exotiques récemment découverts par d’autres observatoires. Elle avait également dans ses attributions d’aider les chercheurs et les visiteurs travaillant sur des projets sans rapport avec le SETI, ainsi que d’aller d’un coup d’aile à Washington afin de s’assurer que la National Science Foundation ne se désintéressait pas du projet qu’elle parrainait. Elle donnait enfin quelques conférences publiques sur le Projet Argus, au Rotary Club de Socorro ou à l’université du Nouveau-Mexique, à Albuquerque, et se chargeait d’accueillir les journalistes entreprenants qui, annoncés ou non, débarquaient parfois au fond du Nouveau-Mexique.

Ellie devait se méfier d’une chose : être gagnée par l’ennui. Ses collaborateurs étaient des gens tout à fait agréables, mais (et sans même parler de ce qu’il y aurait eu d’inconvenant à établir des relations trop personnelles avec un subordonné nominal) elle n’avait pas envie de liaisons trop intimes. Elle en avait pourtant vécu quelques-unes, brèves, fiévreuses, mais fondamentalement sans lendemain, avec des hommes du pays sans rien à voir avec le Projet Argus : mais dans ce domaine, elle se sentait envahie par une sorte d’ennui, comme de la torpeur.

Elle s’installa devant l’une des consoles et brancha les écouteurs. Elle savait bien qu’il était futile et vain de sa part de s’imaginer que, branchée sur un ou deux canaux, elle allait tomber sur un motif que n’aurait pas repéré un ordinateur géant travaillant sur un milliard de canaux. Elle y trouvait cependant une vague illusion d’être utile. Elle s’enfonça dans son siège, les yeux mi-clos, tandis qu’une expression rêveuse venait estomper les contours de son visage. Elle est vraiment tout à fait charmante, se permit de penser le technicien.

Comme toujours, un monotone chuintement d’électricité statique lui parvint, continuel écho de bruits de fond aléatoires. Une fois, alors qu’elle était à l’écoute d’une partie du ciel qui comprenait l’étoile AC+793888, dans Cassiopée, elle avait eu l’impression d’entendre une sorte de chant, qui s’évanouissait de façon irritante pour revenir à la limite du perceptible, et n’atteignit jamais le seuil à partir duquel elle aurait pu se convaincre qu’il se produisait réellement quelque chose. Il s’agissait de l’étoile que le vaisseau spatial Voyager 1, actuellement dans les parages de Neptune, finirait un jour par atteindre. L’appareil contenait un disque de phonographe en or où figuraient des salutations, des images et des chants de la Terre. Nous expédieraient-ils leur musique à la vitesse de la lumière, tandis que nous leur envoyions la nôtre à seulement un dix-millième de cette vitesse ? À d’autres moments, comme celui-ci, quand le bruit de fond ne comportait manifestement aucun motif, elle évoquait le célèbre paradoxe de Shannon sur la théorie de l’information, voulant qu’un message qui serait parfaitement codé fût impossible à distinguer du bruit de fond, sauf si l’on disposait de la clé du code. Rapidement, elle enfonça quelques touches de la console, et fit passer en surimpression, une dans chaque écouteur, deux des fréquences à bande passante étroite. Rien. Elle porta son attention sur les deux plans de polarisation des ondes radio, puis sur le contraste entre les polarisations linéaire et circulaire. Elle avait le choix entre un milliard de canaux. On pouvait passer toute sa vie à essayer d’être plus habile que l’ordinateur, à écouter et à chercher un motif avec les moyens pathétiquement limités de deux oreilles et d’un cerveau.

Elle n’ignorait pas quelles étaient les aptitudes des êtres humains à discerner le plus subtil des motifs – mais aussi à s’imaginer qu’il en existait un alors qu’il n’y avait rien du tout. Il pouvait se produire une séquence d’impulsions, une variation dans le bruit de fond qui, pendant un instant, donnait une impression de battement syncopé ou de mélodie. Elle changea pour une paire de radiotélescopes orientés vers une radiosource galactique déjà connue. Un glissando le long des fréquences radio l’accueillit, effet de sifflement dû à l’éparpillement des ondes radio par des électrons, dans les gaz interstellaires ténus qui se trouvaient entre la source radio et la Terre. Plus ce glissando était important, plus il y avait d’électrons sur le chemin et plus lointaine était la radiosource. Elle avait une telle pratique qu’elle était capable, en écoutant l’un de ces « siffleurs » pour la première fois, de donner avec beaucoup de précision la distance à laquelle il se trouvait. Celui-ci, estima-t-elle, émettait à environ mille années-lumière ; il venait de bien au-delà du groupe des étoiles locales, tout en étant situé à l’intérieur de notre grande Galaxie, la Voie lactée.

Ellie revint sur le mode standard de surveillance céleste du Projet Argus. Encore une fois, pas le moindre motif. Elle était comme un musicien écoutant le roulement lointain du tonnerre. Les rares et brefs fragments de motifs qu’elle croyait entendre s’imprégnaient en elle et la poursuivaient au point qu’il lui arrivait parfois de réécouter les enregistrements de telle observation particulière, pour vérifier si son esprit n’avait pas soupçonné quelque chose que l’ordinateur aurait ignoré.

Depuis toujours, elle aimait rêver ; elle faisait des rêves exceptionnellement précis, bien structurés et colorés. Elle pouvait par exemple scruter de près le visage de son père, ou encore un vieux poste de radio, et sans rechigner, le rêve lui rendait tous les moindres détails visuels. Elle était capable de se souvenir de ses rêves sans rien en perdre, si ce n’est ceux de la période où elle préparait l’oral de son doctorat et de celle qui vit sa rupture avec Jesse. Mais elle commençait à éprouver des difficultés à se souvenir des images de ses rêves. En revanche, elle se mit à rêver de plus en plus de sons, comme les personnes aveugles de naissance. Aux petites heures du matin son inconscient engendrait des thèmes ou des refrains qui lui étaient totalement inconnus. Elle se réveillait alors, allumait sa lampe de chevet à commande vocale, prenait le crayon qu’elle avait disposé là à toutes fins utiles, et griffonnait les notes sur une portée hâtivement tracée. Parfois, à la fin d’une longue journée, elle en faisait passer un enregistrement et se demandait si elle l’avait entendu venant d’Ophiucus ou du Capricorne. Non sans chagrin, elle devait admettre qu’elle commençait à être poursuivie par les électrons et les trous mouvants qui hantent les récepteurs et les amplificateurs, ainsi que par les particules chargées et les champs magnétiques des gaz froids et ténus qui dérivent entre les étoiles lointaines et clignotantes.

C’était une note unique, répétée, haut perchée et avec quelque chose d’une crécelle. Elle ne la reconnut pas tout de suite ; puis elle eut la certitude de l’entendre pour la première fois depuis trente-cinq ans. Le grincement de la poulie métallique du fil à étendre le linge, qui poussait une plainte chaque fois que sa mère le faisait avancer pour y ajouter une pièce de linge fraîchement lavée afin qu’elle séchât au soleil. Petite fille elle était ravie de voir progresser l’armée des pinces à linge ; et quand personne ne pouvait la voir, elle enfouissait son visage dans les draps qui venaient de sécher. Leur odeur, à la fois douce et piquante, était un enchantement. Serait-ce une bouffée de ce parfum qui lui parvenait maintenant ? Elle se souvenait de ses éclats de rire tandis qu’elle s’éloignait des draps d’un pas vacillant avant que sa mère ne l’enlevât dans ses bras d’un seul geste plein de grâce – l’élevant jusqu’au ciel, aurait-on dit – pour l’emporter contre son sein, comme si elle aussi n’avait été qu’un autre petit paquet de linge destiné à être soigneusement rangé dans l’un des tiroirs de la commode de la chambre de ses parents.

 

« Docteur Arroway ? Docteur Arroway ? » Le souffle court, elle aperçut entre ses paupières clignotantes le technicien qui la regardait. Elle cilla encore un peu, enleva les écouteurs, et lui adressa un léger sourire d’excuse. Ses collègues se voyaient parfois obligés de parler très fort pour être entendus à cause du bruit de fond amplifié venu du cosmos. Mais elle compensait malgré elle ce bruit – n’ayant pas envie de quitter les écouteurs pour un bref échange – en hurlant à son tour. Si elle se trouvait suffisamment plongée dans ses pensées, un échange de plaisanteries banales, voire même amicales, aurait pu passer, aux yeux d’un observateur non averti, pour une violente altercation sans cause apparente, née de façon imprévisible dans la paix de la vaste salle de contrôle. Mais cette fois-ci, elle se contenta de dire :

« Désolée, je devais somnoler.

— Vous avez le Dr Drumlin au bout du fil. Il est dans le bureau de Jack et dit qu’il a rendez-vous avec vous.

— Nom d’un chien, j’avais oublié ! »

Avec les ans, Drumlin n’avait rien perdu de son brio, mais il présentait un certain nombre d’autres petites manies personnelles qu’elle n’avait pas remarquées pendant le court laps de temps où elle avait été son étudiante au Cal Tech. Il avait par exemple contracté la déconcertante habitude de vérifier, quand il ne se croyait pas observé, si sa braguette n’était pas ouverte. Il était également devenu de plus en plus convaincu, avec le temps, que les extra-terrestres n’existaient pas, ou du moins qu’ils étaient trop rares ou trop éloignés pour être décelés. Il venait au VLA pour animer le colloque hebdomadaire. Elle s’aperçut bien vite qu’il venait aussi pour autre chose. Il avait envoyé au National Science Foundation une lettre par laquelle il demandait avec insistance que fût mis fin au Projet Argus, et que l’Observatoire se consacrât à plein temps à des recherches radioastronomiques plus conventionnelles. Il sortit une copie de l’une de ses poches, et tint absolument à ce qu’elle la lût.

« Mais cela fait seulement quatre ans et demi qu’il est en route ! Nous avons observé moins d’un tiers du ciel septentrional, et c’est la première fois que l’on peut étudier l’ensemble du bruit de fond radio minimum aux bandes passantes optimales. Pourquoi arrêter maintenant ?

— Parce que l’on n’en finira jamais, Ellie. Au bout de douze ans, vous n’aurez toujours pas trouvé le moindre indice. Vous prétendrez alors qu’il faut construire un autre complexe Argus en Argentine ou en Australie, et dépenser plusieurs centaines de millions de dollars pour observer le ciel austral. Lorsque cette recherche aura à son tour échoué, vous parlerez ensuite de construire un paraboloïde avec récepteur en orbite terrestre géostationnaire afin d’écouter les ondes millimétriques. Vous serez constamment en train d’imaginer de nouvelles formes d’observation et d’inventer quelque hypothèse pour expliquer pourquoi les extra-terrestres s’obstinent à diffuser sur les longueurs d’onde les plus improbables.

— Vraiment, Dave, cela fait la centième fois que nous avons cette discussion. Si nous échouons, nous aurons au moins appris quelque chose : la rareté de la vie intelligente – ou du moins, la rareté de la vie intelligente qui pense comme nous et souhaite communiquer avec des civilisations peu développées comme la nôtre. Si au contraire nous réussissons, on aura touché le gros lot cosmique. On ne saurait imaginer de découverte plus fantastique.

— En attendant, il y a d’excellents projets qui ne peuvent trouver de temps de télescope. Il reste du travail à faire sur l’évolution des quasars, les pulsars binaires, la chromosphère des étoiles proches, même sur ces invraisemblables protéines interstellaires. Tous ces projets sont au placard parce que ces installations, de loin le meilleur réseau en phase au monde, se consacrent presque exclusivement au SETI.

— Soixante-quinze pour cent pour le SETI, vingt-cinq pour cent pour la radioastronomie classique, Dave.

— Pourquoi classique ? Nous avons l’occasion de remonter jusqu’à l’époque de formation des galaxies, peut-être même encore plus loin. Nous avons les moyens d’examiner ce qu’il y a au cœur des nuages moléculaires géants ainsi que les trous noirs au centre des galaxies. Une révolution est sur le point de se produire en astronomie, et vous lui barrez la route.

— Essayez de ne pas en faire une affaire personnelle, Dave. Le Projet Argus n’aurait jamais vu le jour sans un soutien public du SETI. L’idée n’en est même pas de moi. Vous savez bien que l’on m’a proposé la place de directrice alors que les quarante derniers réflecteurs étaient déjà en construction. La NSF est entièrement derrière…

— Pas entièrement, et elle n’y sera plus si on me laisse parler. C’est bidon. Vous encouragez les dingues d’ovnis, les lecteurs de BD et les ados à la tête fragile. »

Drumlin avait haussé le ton ; maintenant il criait presque ; Ellie éprouva la tentation, très forte, de lui lancer un « la ferme ! » définitif. Étant donné la nature de son travail et son éminence relative, elle se retrouvait régulièrement dans des situations où elle était la seule femme présente, mis à part une secrétaire servant le café ou une sténo prenant des notes. En dépit de ce qui pourrait être décrit comme un effort de toute une vie de sa part, il existait encore un fort contingent de scientifiques masculins qui ne parlaient qu’entre eux, prenaient plaisir à l’interrompre et ignoraient, s’ils le pouvaient, ce qu’elle venait de dire. Il s’en trouvait même, comme Drumlin, qui manifestaient ouvertement leur antipathie. Mais au moins ce dernier la traitait-il comme il traitait pas mal d’hommes. Il distribuait avec impartialité ses mercuriales, et les deux sexes en étaient également victimes. Rares étaient les collègues masculins d’Ellie qui, en sa présence, ne présentaient pas d’étranges changements de comportement. Elle aurait dû passer davantage de temps en leur compagnie, pensa-t-elle ; des gens comme Kenneth der Heer, le biologiste moléculaire de l’Institut Salk, qui venait récemment d’être nommé conseiller scientifique du Président. Ou comme Peter Valerian, bien entendu.

Ellie n’ignorait pas que Drumlin était loin d’être le seul astronome à éprouver une véritable aversion pour le Projet Argus. Au bout de deux ans, une sorte de mélancolie insidieuse s’était mise à régner dans le centre. On assistait à des débats passionnés dans les commissions ou lors des longues veilles oisives, à propos des intentions d’hypothétiques extra-terrestres. Impossible d’estimer dans quelle mesure ils étaient différents de nous ; il était déjà bien assez difficile d’estimer les intentions des représentants élus à Washington. Quels buts pourraient poursuivre des êtres fondamentalement différents de nous, vivant sur des mondes physiquement différents, à des centaines ou à des milliers d’années-lumière de la Terre ? Certains pensaient qu’ils ne transmettraient pas leur signal dans le spectre radio, mais dans celui des infrarouges ou de la lumière visible, ou encore à l’aide des rayons gamma. À moins que les extraterrestres ne fussent en train de nous bombarder de messages, mais grâce à une technologie qu’il nous faudrait encore mille ans pour inventer.

Les astronomes d’autres observatoires faisaient des découvertes extraordinaires parmi les étoiles et les galaxies et repéraient ces objets qui, par un mécanisme ou un autre, engendrent un intense rayonnement radio. Une autre catégorie de chercheurs se consacrait davantage à la rédaction d’articles scientifiques, participait aux colloques et se sentait portée par le sentiment d’effectuer des progrès et de poursuivre un but. Les astronomes d’Argus, pour leur part, ne publiaient guère et se voyaient en général ignorés lorsque des organismes comme l’American Astronomical Society ou l’International Astronomical Union lançaient des appels pour obtenir des communications lors de leurs sessions ou de leurs séminaires. C’est pourquoi, en accord avec la National Science Foundation, la direction du Projet Argus avait attribué vingt-cinq pour cent du temps d’observation à des recherches sans rapport avec la quête d’intelligences extra-terrestres. D’importantes découvertes avaient été faites, notamment sur des objets extragalactiques qui, paradoxalement, paraissaient se déplacer plus vite que la lumière, sur la température à la surface de Triton, la grosse lune de Neptune, ainsi que sur la matière sombre qui occupait la périphérie d’étoiles proches et où l’on n’observait pas d’étoiles. Ces mesures améliorèrent le moral ; l’équipe d’Argus avait le sentiment d’apporter sa contribution, par de tels travaux, à la pointe de la recherche astronomique. Il allait certes falloir davantage de temps pour achever une observation céleste complète, mais les chercheurs disposaient d’un filet de sécurité pour leur carrière. Peut-être étaient-ils voués à l’échec dans le domaine de l’intelligence extra-terrestre, mais au moins auraient-ils arraché d’autres secrets au trésor de la nature.

Cette recherche d’une intelligence extra-terrestre – abrégée, on l’a vu, en SETI sauf par ceux qui, plus optimistes, parlaient de Communication avec une Intelligence Extra-terrestre (CETI) – se traduisait pour l’essentiel par un travail monotone et routinier, le morne pain quotidien qu’assuraient la plupart des installations d’Argus : elles avaient été construites pour ça. Mais on avait la certitude, pendant un quart du temps, d’utiliser pour d’autres projets le réseau de radiotélescopes le plus puissant de toute la Terre. Il fallait simplement assurer aussi la partie ennuyeuse de la tâche. On avait également réservé un peu de temps pour les astronomes d’autres institutions. Mais si le moral s’était sensiblement amélioré, nombreux étaient ceux qui étaient d’accord avec Drumlin ; ils couvaient d’un œil gourmand ce miracle technologique que représentaient les cent trente et un radiotélescopes d’Argus, et s’imaginaient les mettant au service de leurs programmes, évidemment du plus grand intérêt. Ellie se montra tour à tour conciliante et combative avec Dave, mais aucune des deux attitudes ne lui réussit. Il n’était pas dans des dispositions amicales.

Une partie du colloque de Drumlin n’était qu’une tentative pour démontrer que les extra-terrestres resteraient toujours introuvables. Puisque nous avions accompli tellement de choses en quelques décennies à peine de haute technologie, de quoi ne seraient pas capables, demandait-il, des civilisations réellement avancées ? Elles auraient les moyens de déplacer les étoiles, de donner une nouvelle configuration aux galaxies. Or on n’avait pas observé un seul phénomène, jusqu’ici, qui ne pût être expliqué par des processus naturels, pour lequel il aurait fallu faire appel à la notion d’intelligence extraterrestre. Comment se faisait-il qu’Argus n’eût pas encore détecté le moindre signal radio ? S’imaginait-on par hasard qu’il ne se trouvait qu’un seul émetteur radio dans tout le ciel ? Se rendait-on compte combien de milliards d’étoiles avaient déjà été étudiées ? L’expérience méritait certes d’être tentée ; mais maintenant, elle était terminée. Il était inutile d’examiner la portion de ciel restante. On détenait la réponse ; on ne trouvait nulle part, ni près de la Terre ni au plus profond de l’espace, le moindre signe d’une présence extra-terrestre. Les extra-terrestres n’existaient pas.

Le moment des questions venu, l’un des astronomes d’Argus demanda à Drumlin ce qu’il pensait de l’Hypothèse du Zoo, celle qui voulait que les extra-terrestres fussent déjà sur place mais eussent choisi de ne pas se faire connaître afin de cacher aux êtres humains que d’autres êtres intelligents existaient dans le cosmos – tout comme un spécialiste des primates pourrait observer un groupe de chimpanzés en liberté sans interférer dans leurs activités. Drumlin répliqua en posant la question différemment : est-il vraisemblable, si l’on admet qu’il existe un million de civilisations dans la Galaxie (l’ordre de grandeur sur lequel on se chamaillait à Argus, ironisa-t-il), qu’il n’y ait pas un seul braconnier parmi elles ? Par quel miracle toutes ces civilisations galactiques respecteraient-elles une éthique de non-ingérence ? L’une d’elles, au moins, ne devrait-elle pas être en train de farfouiller sur la planète Terre ?

« Sauf que sur Terre, intervint Ellie, les braconniers et les gardes-chasses disposent à peu près du même niveau technologique. Si les gardes-chasses ont des moyens beaucoup plus perfectionnés – des hélicoptères et des radars contre des sarbacanes, par exemple –, les braconniers se retrouvent au chômage. »

Une partie des membres du Projet Argus accueillit favorablement cette remarque, mais Drumlin se contenta de grommeler : « Vous y viendrez, Ellie, vous y viendrez. »

 

Elle avait l’habitude, quand elle voulait s’éclaircir les idées, de partir en solitaire pour de longues promenades avec ce qui était sa seule extravagance, une Ford Thunderbird 1958 entretenue à la perfection, décapotable, avec des hublots à hauteur des sièges arrière. Elle laissait souvent la capote chez elle et fonçait de nuit à travers le désert de broussailles, vitres baissées, sa chevelure noire ondulant derrière elle. Avec les années, elle avait l’impression de connaître jusqu’à la plus petite et la plus misérable des bourgades du sud-ouest du Nouveau-Mexique, ainsi que toutes les buttes et les mesas de la région et que toutes les patrouilles de police des autoroutes. À la fin d’une nuit d’observation, elle aimait à passer comme une flèche devant le poste de garde d’Argus (c’était avant la pose des barrières anticyclone), changeant rapidement de vitesse avant de prendre au nord. Non loin de Santa Fe, on pouvait apercevoir les toutes premières lueurs de l’aube au-dessus des montagnes Sangre de Cristo. (Pourquoi une religion, s’était-elle un jour demandé, baptise-t-elle les lieux du sang, du cœur, du pancréas ou du corps de son personnage le plus sacré ? Et tant qu’à faire, pourquoi pas du cerveau, un organe éminent et qui n’est pourtant pas célébré ?)

Cette fois-ci, elle prit la direction du sud-est, vers les montagnes de Sacramento. Et si Dave avait raison ? Si le Projet Argus et le SETI n’étaient que l’illusion collective d’une poignée d’astronomes manquant de rigueur ? Était-il possible que même après des années sans avoir reçu le moindre message, le projet continuât, grâce à des hypothèses toujours nouvelles sur la stratégie supposée de la civilisation émettrice, inventant sans arrêt de nouveaux et coûteux appareils de détection ? Qu’est-ce qui pourrait constituer une indication d’échec convaincante ? Quand se déciderait-elle à abandonner pour se tourner vers quelque chose de plus sûr, quelque chose avec des résultats garantis ? L’Observatoire Nobeyama du Japon venait tout juste d’annoncer la découverte d’adénosine, une molécule organique complexe et l’un des matériaux de construction de l’ADN, à l’intérieur d’un nuage moléculaire dense. Elle aurait très bien pu s’atteler à la recherche plus utile de molécules proches de celles de la vie dans l’espace, même si elle renonçait à la découverte d’intelligences extra-terrestres.

Une fois sur la haute route de montagne, elle regarda vers l’horizon austral et put apercevoir la constellation du Centaure. Dans l’Antiquité, les Grecs avaient cru voir, dans ce groupe d’étoiles, la forme d’une créature chimérique, mi-homme mi-cheval, qui passait pour avoir enseigné la sagesse à Zeus. Ellie, cependant, n’arrivait pas à y voir, même approximativement, une silhouette de centaure. C’était Alpha du Centaure, l’astre le plus brillant de la constellation, qui lui plaisait le plus – l’étoile la plus proche du système solaire, à seulement quatre années-lumière un quart. Alpha du Centaure était en réalité constitué d’un triple système, où deux soleils gravitaient en orbite serrée l’un autour de l’autre, tandis qu’un troisième, plus loin, décrivait son orbe autour des deux premiers. Vues depuis la Terre, les trois étoiles se confondaient pour former un point de lumière solitaire. Par les nuits particulièrement claires, comme celle-ci, Ellie pouvait parfois la voir suspendue dans le ciel, au-dessus du Mexique. Quand l’air était chargé des poussières du désert, après plusieurs jours consécutifs de tempête de sable, il lui arrivait aussi de grimper un peu plus haut sur les montagnes pour retrouver une atmosphère plus transparente grâce à l’altitude ; une fois arrivée, elle s’arrêtait, quittait sa voiture et contemplait le groupe d’étoiles le plus proche. Elles possédaient peut-être des planètes, même si celles-ci sont très difficiles à détecter. Certaines tournaient peut-être à proximité de l’un des trois soleils ; mais il existait une orbite possible plus intéressante, douée d’une bonne stabilité du point de vue de la mécanique céleste, en forme de huit décrit autour des deux soleils intérieurs. À quoi pourrait bien ressembler la vie sur un monde avec trois soleils dans son ciel ? se demandait-elle. Il ferait probablement encore plus chaud qu’au Nouveau-Mexique.

 

La grand-route goudronnée à deux voies, remarqua Ellie, était très fréquentée par les lapins sur les bas-côtés ; elle en avait déjà vu, en particulier lorsqu’elle s’était enfoncée jusqu’aux limites du Texas occidental. Ils se tenaient sur leurs quatre pattes, mais, lorsqu’ils étaient momentanément éclairés par les nouveaux phares à iode de la Thunderbird, ils se redressaient sur les membres postérieurs et restaient comme extasiés, les pattes de devant retombant mollement. On aurait dit qu’elle recevait, sur des kilomètres de distance, le salut d’une garde d’honneur de lapins du désert, tandis qu’elle fonçait dans la nuit. Ils levaient la tête, un millier de museaux roses frémissaient, un millier de paires d’yeux brillaient dans l’obscurité, tandis que cette apparition fonçait sur eux.

Peut-être s’agit-il d’une forme d’expérience religieuse, pensa-t-elle. Elle avait l’impression qu’il y avait surtout des jeunes lapins ; peut-être n’avaient-ils jamais vu de phares d’automobile. À bien y réfléchir, le spectacle de ces deux puissants rayons de lumière lancés à cent trente kilomètres à l’heure devait avoir quelque chose de stupéfiant. Il avait beau s’en trouver des milliers, ainsi alignés le long de la chaussée, on aurait dit que pas un seul ne s’aventurait au milieu, près de la ligne blanche continue, le passage de la voiture ne provoquait pas de fuite éperdue et Ellie ne voyait sur le sol aucun petit cadavre aux oreilles allongées. Mais pour quelles raisons étaient-ils ainsi alignés le long de la route ? Peut-être à cause de la température de l’asphalte, pensa-t-elle. Ou bien parce que, occupés à manger dans les buissons voisins, l’approche du double faisceau de lumière excitait leur curiosité. Mais était-il pensable que jamais aucun, en quelques bonds, n’allât rendre visite à ses cousins de l’autre côté de la route ? Que représentait pour eux cette voie ? Une présence étrangère coupant leur territoire et dont la fonction restait incompréhensible, construite par des créatures que la plupart d’entre eux n’avaient jamais vues ? Il y avait peu de chances pour qu’il y en eût un seul à se poser ce genre de questions, se dit-elle.

Le sifflement des pneus sur l’asphalte engendrait une sorte de bruit de fond, et elle se surprit ici aussi – involontairement – à y rechercher un motif. Elle avait pris l’habitude d’écouter avec attention toutes sortes de bruits de fond ; le moteur du réfrigérateur, démarrant en pleine nuit, celui de l’eau qui emplissait sa baignoire, la machine à laver lorsqu’elle faisait sa lessive dans la petite buanderie attenante à la cuisine ; la rumeur de l’océan en plongée sous-marine, écoutée lors d’une brève excursion sur l’île de Cozumel, au large du Yucatán, qu’elle avait écourtée tant elle était impatiente de retourner au travail. Elle était attentive à toutes ces sources constantes de bruits neutres, et essayait de se rendre compte s’ils présentaient moins de motifs apparents que le bruit de fond électrostatique de l’univers.

Elle s’était rendue à New York, au mois d’août précédent, pour assister à une assemblée de l’URSI (initiales françaises de l’Union de radio scientifique internationale). Le métro était dangereux, lui avait-on expliqué, mais son bruit de fond était irrésistible. Elle avait cru trouver un indice dans les clac-clac clac-clac réguliers des rames souterraines, et s’était octroyé une demi-journée pour aller de la 34e Rue jusqu’à Coney Island, avant de revenir en plein centre de Manhattan et de se rendre par une autre ligne jusqu’au fin fond de Queens. Elle changea à une station de Jamaica, puis retourna, un peu rouge et essoufflée (mais après tout, c’était une chaude journée d’août, se dit-elle), à l’hôtel où se tenait la convention. Parfois, en particulier lorsqu’il y avait un virage prononcé, l’éclairage intérieur des voitures s’éteignait, et elle apercevait alors à l’extérieur une succession de lumières régulièrement espacées, d’un bleu électrique, qui filaient au loin comme si elle s’était trouvée dans quelque impossible vaisseau interstellaire hyper-relativiste, fonçant au milieu d’un groupe de jeunes étoiles supergéantes bleues. Puis le métro s’engageait sur une ligne droite, l’éclairage se rétablissait, et elle prenait de nouveau conscience de l’odeur âcre, des voyageurs debout en train de jouer des coudes près d’elle, des caméras de télévision de surveillance miniatures (enfermées derrière un grillage protecteur, et bien entendu badigeonnées de peinture en bombe), du plan multicolore stylisé de tout le système de transport souterrain de New York et du grincement suraigu des freins au moment où le convoi pénétrait dans une station.

Comportement légèrement excentrique, elle le savait bien. Mais elle avait toujours eu une vie imaginaire très active. Certes, elle éprouvait un besoin un peu morbide d’écouter toutes sortes de bruits. Elle ne voyait pas où était le mal. Personne ne semblait beaucoup y prêter attention ; de toute façon, c’était en rapport avec son travail. Si elle avait été près de ses sous, elle aurait probablement pu déduire les frais de son voyage à Cozumel de sa déclaration de revenus, à cause du grondement du ressac. Peut-être, au fond, cela devenait-il obsessionnel.

Elle sursauta en se rendant compte qu’elle venait d’arriver à la station Rockefeller Center. Tandis qu’elle sortait d’un pas rapide de la voiture sur le plancher de laquelle s’accumulaient des quotidiens du jour abandonnés, un gros titre du News-Post attira son attention : LA GUÉRILLA S’EMPARE DE LA RADIO DE JOHANNESBURG. Si leur cause nous est sympathique, ils luttent pour la liberté, pensa-t-elle ; sinon, ce ne sont que des terroristes. Dans le cas improbable où nous n’aurions pas d’idée sur la question, ce sont des guérilleros. Sur un fragment de journal voisin figurait une photo d’un homme à l’aspect florissant et sûr de lui, avec le titre suivant : COMMENT LE MONDE FINIRA. LES BONNES PAGES DU NOUVEAU LIVRE DU RÉV. BILLY JOE RANKIN. UNE EXCLUSIVITÉ DU NEWS-POST. Elle avait lu ces titres en un éclair et s’efforça de les oublier le plus vite possible. Progressant au milieu d’une foule affairée, elle avait espéré être à l’heure pour écouter la communication de Fujita sur un projet de radiotélescope homomorphique.

 

Des coups sourds venaient se superposer périodiquement au sifflement des pneus ; ils étaient dus aux joints des différentes parties du revêtement, restauré, en plusieurs fois, par des équipes diverses de cantonniers du Nouveau-Mexique. Et si le Projet Argus recevait bel et bien un message d’origine interstellaire, mais à un rythme d’une extrême lenteur – un bit d’information à l’heure, par exemple, ou par jour, ou encore par semaine, voire par décennie ? Et s’il s’agissait des murmures très anciens et très patients de quelque civilisation émettrice ne disposant pas des moyens de savoir qu’il ne nous fallait que quelques secondes ou quelques minutes pour en savoir assez d’un motif de reconnaissance ? Supposons qu’ils vivent des dizaines de milliers d’années. Et qu’ils paaaarleeeent trrrèèès leeennntemeent. Argus ne s’en apercevrait jamais. Mais des créatures avec une aussi longue espérance de vie pouvaient-elles exister ? L’histoire de l’univers était-elle assez longue pour avoir donné naissance à des êtres se reproduisant avec une grande lenteur et qui auraient eu le temps de se doter d’un haut degré d’intelligence ? Les ruptures statistiquement normales des liaisons chimiques, la détérioration de leurs organismes d’après la deuxième loi de la thermodynamique ne les forçaient-elles pas à se reproduire à peu près au même rythme que nous ? Et à disposer d’une espérance de vie semblable à la nôtre ? À moins de demeurer sur quelque monde ancien et glacé, où même les collisions moléculaires se trouvent ralenties à l’extrême, disons à une par jour en moyenne. Elle se plut à imaginer un émetteur radio d’une structure familière et reconnaissable, installé sur une falaise de méthane congelé, à peine éclairé par un soleil lointain devenu naine rouge, tandis que très loin en contrebas venaient battre sans trêve les rouleaux réguliers d’un océan d’ammoniaque – avec pour effet secondaire de produire un bruit de fond impossible à distinguer de celui des brisants de Cozumel.

Le contraire restait également possible : des êtres à l’élocution précipitée, par exemple de petites créatures à l’agitation fébrile se déplaçant par soubresauts ultrarapides, capables de retransmettre un message radio complet (équivalant à une centaine de pages d’un texte en anglais) en une nanoseconde. Bien entendu, si le récepteur était conçu avec une bande passante très étroite afin de ne capter qu’une fourchette extrêmement réduite de fréquences, on serait obligé d’accepter comme constante la longue durée ; on ne pourrait jamais détecter une modulation rapide. C’était une conséquence directe du théorème intégral de Fourier, en relation étroite avec le principe d’incertitude d’Heisenberg. C’est ainsi que si l’on disposait par exemple d’une bande passante d’un kilohertz, on pourrait produire un signal d’une modulation de l’ordre de la milliseconde, qui donnerait une sorte de brouillard sonore. Les bandes passantes du Projet Argus étaient inférieures à un hertz, si bien que pour qu’elle fût détectée, la retransmission devait se faire avec une modulation très lente, inférieure à un bit d’information par seconde. On pouvait détecter des modulations encore plus lentes – de plus d’une heure, disons – sans difficulté, à condition de diriger le récepteur sur la source pendant assez longtemps et d’être suffisamment patient. Il y avait tellement de morceaux du ciel qui méritaient une inspection, tant de centaines de milliards d’étoiles au milieu desquelles chercher ! Il n’était pas question de passer tout son temps sur quelques-unes d’entre elles. Ellie se sentit troublée à l’idée que dans leur hâte de procéder à un tour d’horizon complet du ciel en moins d’une vie humaine de durée, afin de l’ausculter sur un milliard de fréquences, on avait pu négliger des voix trop bavardes – ou trop laconiques.

Mais ils devaient sans aucun doute, pensa-t-elle, connaître mieux que nous quelles étaient les fréquences de modulation acceptables ; ils avaient probablement l’expérience de contacts antérieurs, en communications interstellaires, avec des civilisations récemment passées au stade technologique. Si l’éventail des taux de modulation s’était révélé largement ouvert chez les civilisations réceptrices, les civilisations émettrices ne manqueraient pas d’utiliser tout cet éventail, modulant sur des microsecondes, modulant sur des heures. Qu’est-ce que ça leur coûterait ? Presque toutes devaient posséder une technologie infiniment supérieure à la nôtre et des ressources énergétiques gigantesques comparées à celles de la Terre. S’ils tenaient à communiquer avec nous, ils s’arrangeraient pour nous faciliter les choses ; ils enverraient des signaux sur de nombreuses fréquences différentes ; ils se serviraient de modulations de durées variables ; ils soupçonneraient notre retard et nous prendraient en pitié.

Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir reçu de signal ? Dave aurait-il raison ? Aucune civilisation extra-terrestre, nulle part ? Tous ces milliards de mondes ne seraient que des étendues désolées, nues, sans vie ? Des êtres intelligents n’existeraient donc que dans ce coin obscur d’un univers aussi invraisemblablement vaste ? Si courageusement qu’elle essayât, Ellie n’arrivait pas à prendre au sérieux une telle hypothèse. Elle s’accordait à la perfection aux prétentions comme aux terreurs des hommes, aux doctrines sans preuves sur la vie après la mort, à des pseudo-sciences comme l’astrologie. Elle était l’incarnation moderne du solipsisme géocentrique, la bonne opinion d’eux-mêmes qui avait charmé nos ancêtres, l’idée que nous étions le centre de l’univers. L’argumentation de Drumlin n’était suspecte que sur cette base ; nous tenions trop à le croire.

Attends une minute, se dit-elle ; nous n’avons même pas examiné une fois les cieux septentrionaux avec le procédé Argus. Dans sept ou huit ans, si nous en sommes toujours au même point, il sera toujours temps de se faire du souci. C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, que nous avons un moyen de rechercher si les autres mondes n’ont pas d’habitants. Si nous échouons, nous pourrons nous faire une idée plus précise de ce que la vie sur notre planète a de rare et de précieux – un fait qui, s’il est avéré, vaut la peine d’être connu. Et si nous réussissons, nous aurons changé l’histoire de notre espèce, nous aurons brisé les chaînes du provincialisme. Avec un tel enjeu, comment ne pas accepter de prendre certains petits risques professionnels ? se demanda-t-elle. Elle quitta le bas-côté, fit demi-tour sur les chapeaux de roue, monta les vitesses et fonça vers les installations d’Argus. Les lapins, toujours alignés le long de la chaussée, mais maintenant nuancés de rose par le jour naissant, levèrent haut la tête pour la voir partir.