Le soir du nouvel an
Un an plus tard. Une petite danseuse rousse préraphaélite ne cessait de flirter avec moi au club de gym que je fréquentais. À mon corps mince et dur, à mon intensité physique, elle savait que j’étais danseuse moi aussi. Je n’étais jamais sortie avec une femme, même si j’y avais souvent songé. Cette éventualité qui me semblait loin, très loin, de la réalité ne l’était pas autant que je l’avais cru. Elle cherchait, me confia ma nouvelle amie, à attirer dans son lit le Jeune Homme qui s’entraînait également au club de temps en temps, mais sans succès jusque-là . Récemment, elle était sortie d’une décevante expérience de concubinage, longue de sept ans. Héroïne, mensonges, autres femmes. Son masochisme mental, comme le mien, avait besoin de répit.
Un jour où j’étais dans un coin de la salle en train de m’étirer sur un tapis, je vis le Jeune Homme tout proche, qui se reposait entre deux exercices. Je l’avais à peine remarqué jusque-là . Discret, silencieux, il gardait ses distances. Occupée à tendre mes pointes en position assise, je lui demandais d’appuyer sur mon dos. Ce n’étaient pas des avances. Je voulais une poussée. Je l’ai eue.
Ses mains me palpèrent donc le milieu du dos, remontèrent puis redescendirent, faisant pression sur ma raideur. Je me relâchai, j’eus même un petit gémissement. Nous n’avons pas dit un mot. Juste ses doigts fermes, qui poussaient à fond, consciencieusement, le long de ma colonne vertébrale. Le temps s’était arrêté, jusqu’au moment où il a retiré ses mains et où j’ai relevé la tête, toute rouge, les yeux brillants, comme si je venais de jouir.
On s’est regardés, toujours sans rien dire. On s’est levés, on est sortis par une porte de secours dans un couloir désert, et on s’est lentement plaqués l’un contre l’autre, moi le dos au mur. Pas une parole. Des regards, seulement, et une décharge électrique survoltée. Tant de jus dans les mains d’un seul homme. Physiquement, ce devait être une espèce d’énergie vibratoire, une danse chevaleresque d’un million de molécules. Son toucher était très fort, très assuré, et pourtant si tendre. Et humble. Mon ventre a commencé à se contracter involontairement, et le Jeune Homme s’est mis à trembler malgré sa force. Nous abandonnant, nous avons glissé le long du mur, hébétés. Jamais jusqu’alors le contact d’un homme, encore moins celui d’un inconnu, n’avait eu un tel effet sur moi. Je ne connaissais même pas son nom de famille.
Ce jour-là , c’était le soir du nouvel an. La belle rousse nous a proposé à tous deux de passer le réveillon chez elle. Encore sous l’emprise du champ électrique du Jeune Homme, j’ai accepté. Je n’avais d’ailleurs pas d’autre projet. Lui non plus. Serait-ce lui ? Ou elle ? Ou les deux ? J’étais dans l’incertitude, mais j’étais avide de savoir. Et ainsi le destin nous a ouvert trois perspectives.
Nous nous sommes retrouvés chez la rousse à dix heures trente. Or cette fille connaissait l’art de l’ambiance comme si elle était née dans un harem. Tentures de velours rouge, pas seulement à toutes les fenêtres mais entre les pièces, accessoires dorés à gogo, pas d’éclairage électrique, seulement des bougies et de l’encens qui brûlaient comme à l’église, musique sexy émanant de haut-parleurs invisibles, palmiers en pot, photos d’elle nue dans divers atours théâtraux accrochés aux murs. Et des miroirs, des miroirs partout… Le nirvana d’une narcissique ! Je m’instruisais déjà auprès de cette fille, j’apprenais des choses sur moi, j’apprenais ce qui me plaisait.
À minuit, après avoir trinqué au champagne dans des flûtes de cristal, nous avons fini sur son tapis persan, au milieu des coussins luxueux, à regarder Fred Astaire dans Top Hat. Le Jeune Homme n’avait pas vu le film. Il ne l’a pas davantage vu cette nuit-là . Nous avons été les premiers à nous toucher, lui et moi, renouant avec notre découverte plus tôt dans la journée. Comme nous reprenions notre corps à corps, notre hôtesse, qui nous observait, s’est lentement unie aussi à moi avec un sourire de chat du Cheshire. Ses mains se sont enroulées autour de mes jambes.
En peu de temps, ils s’étaient entendus pour me déshabiller, magnétisant mon corps par leurs attouchements. Quatre mains, deux visages, masculin et féminin, pressants, tendres, sensuels, caressants, ils me transportèrent de vagues d’amour. Doucement, ils se disputèrent ma chatte. Il y arriva le premier, mais elle réussit peu à peu à l’en déloger. C’était une jouissance défendue. Qu’y avait-il donc de mal aux ébats de filles entre elles ? Absolument rien. Mais je voulais jouir dans sa bouche à lui, et je n’ai eu qu’à enfoncer sa figure en moi. Au moment où je lui donnais tout ce que j’avais et même davantage, Fred pirouettait toujours avec son haut-de-forme sur l’écran noir et blanc muet.
Ensuite, nous le déshabillâmes, la rousse et moi. Il nous laissa faire, consentant, en érection. Elle et moi nous pressâmes comme de bonnes filles autour de sa bite, qui était dure, grosse et belle. Quatre mains, deux bouches. Toutes les cinq minutes, le Jeune Homme levait la tête pour contempler le tableau des anges qui priaient ensemble sur son autel vertical. Ses yeux chaviraient. Avec un sourire et un geignement, il s’abandonnait de nouveau à son plaisir. Mais il ne finissait jamais. La rousse commenta son endurance. Il répondit qu’il avait toujours été comme ça. Elle semblait en connaître un rayon sur les queues et les chattes, je buvais toutes ses paroles. Il faisait partie des bienheureux, selon elle, de ceux qui étaient vraiment capables d’emmener une femme au septième ciel. J’ai découvert plus tard par moi-même en quoi cette remarque était prémonitoire.
Peu après, la rousse annonçait qu’elle était fatiguée et allait se coucher. Elle nous montra un futon qui se déroulait sur le tapis persan, déposa un chaste baiser à chacun sur le front, disposa deux préservatifs et une bouteille d’eau à portée de main et disparut dans sa chambre. Elle était notre bonne fée, elle avait senti notre attirance l’un pour l’autre, elle l’avait vue, et elle l’avait approuvée, peut-être même provoquée… bien qu’elle eût eu envie de lui. C’était la première fois que je voyais une femme s’effacer devant moi. J’aimais la rousse et sa maison aux miroirs indiscrets.
Et puis les béatitudes ont vraiment commencé. Jusqu’alors, ce soir-là , il n’y avait encore pas eu de baise. L’amour coulait maintenant du corps de ce garçon comme de l’huile. Quand il m’a pénétrée, j’ai su. J’ai su, c’est tout. Il baisait avec amour, et non avec exaspération. Avec tendresse, et non avec rage. Avec tranquillité, et non avec désespoir. Qu’était capable de me faire son braquemart ? Là semblait être la question à laquelle il répondait. Et il a fait des merveilles pour nous deux. Enfin une baise qui m’a plu ! À nouvelle année, nouveau monde.
Je l’ai revu une fois, seule, avant qu’il parte pour l’Europe pendant deux semaines, mais je n’ai pas eu le courage de cet amour. Tout simplement. Alors je me suis trouvé un de ces petits amis éphémères : monogamie, week-ends à la campagne, dîners, amis, projets. À son retour, le Jeune Homme m’a téléphoné. Je lui ai dit que j’avais un jules, que je ne pouvais pas le rencontrer. Il était trop beau pour être vrai, me disais-je. J’ai donc choisi à la place un petit homme jaloux, qui n’aimait même pas me brouter le minou. Pourquoi ? Par auto-flagellation, absence de foi. Et par peur de ce qui est beau. Le divorce peut rendre dingue. Mais, un matin, six semaines plus tard, après que mon petit ami eut subtilisé mon journal intime et m’eut accablée de preuves il est vrai contestables – j’avais embrassé le Jeune homme au gymnase et l’avait écrit noir sur blanc –, je l’ai flanqué à la porte illico, encore plus outrée que lui. Je ne l’ai plus jamais revu.
Aussi ai-je continué à sortir avec certains hommes (pour dîner), tout en couchant avec d’autres (sans dîner). J’ai beaucoup appris… Enfin, deux choses en tout cas. Je préférais copuler l’estomac vide et grignoter seule en compagnie d’un bon livre.